mardi 22 novembre 2022

Les choses au Louvre en novembre 2022


Un beau parcours bien documenté dont voici l'essentiel :

UNE HISTOIRE DE LA NATURE MORTE
Cette exposition nous invite à une plongée au cœur des choses
représentées depuis les débuts de l'humanité. Les artistes ont été les
premiers à prendre les choses au sérieux. Ils ont reconnu leur présence, leur existence. Ils les ont rendues vivantes et intéressantes en exaltant leur forme, leur signification, leur pouvoir, leur charme. Ils ont saisi leur faculté à nous faire imaginer, penser, croire, douter, rêver, agir.
Ces choses nous font ainsi réfléchir à l'état de notre monde où tout se tient: objets, animaux et humains. Leurs représentations posent
la question de la frontière de plus en plus floue entre ce qui est chose
et ce qui ne l'est pas, entre le vivant et le non-vivant. Elles parlent
d'abondance et de rareté, de matérialisme et de croyance.
Les peintres, les sculpteurs, les photographes, les cinéastes ou les
vidéastes nous font entrer dans l'univers singulier de ces choses qui
ont été tour à tour, au cours de l'histoire, méprisées, admirées, craintes.
Dans cette promenade en 15 séquences, les œuvres dialoguent entre elles, au-delà du temps et de la géographie, jusqu'à notre époque où les artistes contemporains regardent encore les œuvres anciennes pour
nous parler de nous.
Si l'on a communément parlé de nature morte pour désigner leurs
représentations, nous verrons que les choses sont avant tout vivantes.
Nous agissons sur elles et elles agissent sur nous, elles influencent
notre vie matérielle et sensible.
Dans une atmosphère aujourd'hui dramatisée par les défis de l'écologie
et de la robotisation, toutes ces représentations de choses nous touchent en prenant forcément un sens nouveau.

CE QUI RESTE
Les choses sont les petits restes de l'histoire individuelle et collective. Avant même que les textes n'en parlent sous l'Antiquité, elles étaient représentées par des hommes, des femmes, peut-être des enfants. Le nom de ces créateurs a été oublié.
Leurs représentations demeurent; elles sont la preuve de l'attention que les choses suscitent depuis les débuts de l'humanité. Elles sont présentes dans bien des cultures. Dans les grandes sociétés mésopotamienne ou égyptienne, par exemple, elles symbolisent la puissance et le sacré, la vie la mort, mais aussi l'existence quotidienne, le travail ou l'amour.
Elles sont parfois montrées en majesté comme si leur forme intéressante, attirait déjà l'attention des artistes.
Aujourd'hui encore, les artistes s'intéressent au plus haut point à une multitude de signes anciens qu'ils rassemblent recyclent et représentent. Ils peuplent ainsi notre monde actuel des traces de ce qui est passé mais parait toujours présent, toujours vivant.

Daniel Spoerri (Galaţi, Roumanie, 1930)
Le Repas hongrois, tableau-piège, 1963
Métal, verre, porcelaine, tissu sur aggloméré peint, vaisselle, bouteilles, restes de repas, objets divers Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1992-112
Artiste, poète, danseur, restaurateur, Daniel Spoerri a fixé les restes d'un Repas hongrois sur une table où l'on a mangé en 1963. Les choses réelles telles qu'elles étaient disposées bravent la loi de la pesanteur en conservant leur forme, leur densité, leur couleur d'origine. À partir de 1960, l'artiste redonne le goût des repas à partager dans ses trompe-l'oeil qui renouent avec la tradition antique gréco-romaine. Il connaît la mosaïque de l'artiste grec Sôsos de Pergame, l'asàrotos òikos (2e siècle avant notre ère), où sont figurés les débris de festin abandonnés aux dieux.

Christian Boltanski (Paris, 1944 - Paris, 2021)
Les Habits de François C.,
1971-1972
Tirages noir et blanc encadrés de fer blanc
Collection particulière
À une époque où la narration de soi et l'autobiographie s'imposent en art, Christian Boltanski collecte des choses simples, anodines en apparence. Elles ne le représentent pas, elles ne lui ont peut-être pas appartenu, mais elles se relient à sa vie personnelle. Les Habits de François C., le jeune neveu de l'artiste, est l'une de ses premières œuvres. Les photographies évoquent l'enfance, la vie ordinaire, mais également un corps humain disparu, ses petits restes, et peut-être le cauchemar de l'histoire: cet inventaire systémique rappelle celui des vêtements des déportés dans les camps nazis.

Georges de La Tour (Vic-sur-Seille, 1593 - Lunéville, 1652)
La Madeleine à la veilleuse, vers 1642-1644
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures
Georges de La Tour représente la disciple du Christ en train de méditer dans la pénombre de sa cellule, pieds nus et pauvrement vêtue. Sa main droite est posée sur une tête de mort qu'elle tient sur ses genoux, en rappel de la vanité de l'existence sur terre. Après avoir péché selon la loi chrétienne, Madeleine se consacre désormais à la vie contemplative. Ce tableau dépouillé aux formes simples met en valeur les objets symboliques de la foi : la lampe à huile dont la flamme est aussi fragile que la vie, deux livres religieux, un crucifix et une discipline (fouet pour se flageller).

L'ART DES CHOSES ORDINAIRES
C'est l'Antiquité qui nous laisse le plus de traces d'un art des choses représentées. Pline l'Ancien, Pausanias ou Philostrate l'Ancien les nomment et les décrivent dans leurs textes. Comme leurs contemporains, ils peuvent les trouver triviales mais aussi plaisantes. Éternel défi à la virtuosité des écrivains et des peintres, elles semblent, en trompe-l'oeil, aussi vraies que dans la réalité.
Dans son Histoire naturelle (77 après notre ère), Pline l'Ancien raconte qu'un peintre fut fameux pour ses représentations de sujets ordinaires. Il se nommait Piraeicus et il eut beau peindre des choses "viles", ses tableautins se vendirent bien plus cher que les grands tableaux de beaucoup d'autres artistes.
À cette époque, les choses servent à donner une forme à la vie et à la mort, au vivant et au non-vivant. Leur représentation illusionniste s'impose alors avec ses codes et son langage propres. Avec ces objets ordinaires qui circulent comme dons d'hospitalité (xenia) ou biens de marché, nous sommes apparemment dans un monde sans drame. Dans une maison de Pompéi, l'image d'un crâne en mosaïque rappelle, pourtant, la fin inéluctable qui nous attend tous et toutes. Datée du 1er siècle avant notre ère, elle est la première Vanité, évoquant la brièveté de l'existence et la futilité de ce qui nous tient au coeur.

Égypte, Abydos (?)
Stèle funéraire de l'intendant du trésor Senousret, vers 1970 avant notre ère (début de la 12e dynastie) Calcaire peint
Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes, C174
Les choses abondent sur la stèle funéraire qui distingue Senousret, intendant du trésor sous le règne d'Amenemhat Ier. Les inscriptions nous racontent que ce fonctionnaire zélé a rempli toutes ses fonctions de façon exemplaire, et cette vie lui assure désormais l'abondance dans l'au-delà. A portée de main s'offrent ainsi, exagérées, empilées, ces offrandes, constituées, entre autres, de viandes, de pains, de bière, de parfum qui convoquent le toucher, la vue, le goût et l'odorat, suscitant le désir de les consommer et promettant leur plaisir éternel.

Italie, Herculanum
Nature morte avec fruits et gibier, 50-79 de notre ère Peintures murales
Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli, 8644
Comme d'autres peintres avant lui, l'artiste fait montre ici de virtuosité dans la reproduction mimétique des choses, saisies dans leur beauté, leur humilité, leur fragilité aussi. La représentation le dispute à la nature, la chose à l'original. Décorant la maison des Cerfs d'Herculanum, elles renvoyaient aux rites de sociabilité en évoquant les peintures de xenia (présents d'hospitalité) offerts par le maître de maison à ses hôtes, et les apophoreta (cadeaux à emporter chez soi). Elles renvoient également à une poétique de l'infime, qui décante le monde en lui trouvant ses formes les plus simples.

Italie, Pompéi, maison du Grand-Duc de Toscane
Mosaïque avec poissons et oiseaux, 1er siècle avant notre ère
Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli, 109571
Un dernier souffle de vie anime encore les poissons et les volatiles. La représentation évoque les peintures de xenia (présents offerts par le maître des lieux à ses invités), très appréciées depuis Piraeicus (4° siècle avant notre ère), et Sosos de Pergame (2e siècle avant notre ère). Comme ici, avec ces mets exquis, le genre engage une réflexion sur les plaisirs, leur quête et leur satisfaction, définit un mode de vie. Mais tout ce luxe "grec" qui passe en art, critiqué à l'époque par les moralistes, est toujours près de finir, comme les choses représentées de mourir, le banquet de s'achever.

Italie, Pompéi
Squelette avec deux cruches à vin (askoï), 1er siècle de notre ère
Mosaïque
Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli, vers
Comme un memento mori, ce squelette qui se dresse face à nous, et nous regarde fixement, inquiétait certainement moins les Romains qu'il ne les encourageait à festoyer joyeusement tant qu'il en était encore temps. C'était le sens de ces jeux avec ces "spectres de table" (laruae conviviales) auxquels se livraient les convives dans les banquets. Il fallait conjurer la menace, noyer l'angoisse de se savoir mortel : « Le vin c'est la vie », affirme Trimalcion dans le Satiricon (Ier siècle), qui voit en même temps la mort s'inviter à la fête, puisqu'il regrette tout à coup que la vie soit si brève.

Italie, Pompéi
Memento mori, 1er siècle avant notre ère
Mosaïque
Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli, 10
Cette mosaïque décorait la table d'un triclinium de jardin (salle de réception) d'une demeure de Pompéi. L'emplacement étonne si l'on considère de prime abord ce crâne terrible, ce papillon qui le soutient, une image de l'âme. Mais cette vanité originelle devait justement inviter au carpe diem, jusqu'au jardin, qui rappelait que la vie n'a qu'un temps, que tout passe, fuit et meurt, que l'on soit puissant ou faible, pauvre ou riche - figurent ainsi les attributs du prince (sceptre, diadème, manteau de pourpre) et le bâton, la besace et le haillon d'un mendiant, mis en balance après la mort.

Italie, Pompéi
Instrumentum scriptorium, 50-79 de notre ère
Peinture murale
Naples, Museo Archeologico Nazionale di Napoli, 4675
Il est affaire d'argent, dans cette peinture murale où toutes les choses rassemblées, une tablette de comptes peut-être, un tas de pièces, des rouleaux de papyrus, une bourse fermée, relèvent en effet de la comptabilité. Le peintre suggère la gestion rigoureuse d'un patrimoine, son accumulation, l'ouverture déjà du monde antique aux flux de biens et de monnaie, dont on perçoit ici le tintement sonore. Tout est dit, ce faisant, et très simplement, du désir de richesse qui travaille l'homme, et que les choses contiennent.

LES OBJETS DE LA CROYANCE
On évoque généralement une «< éclipse » de 1000 ans des choses représentées pour elles-mêmes, entre la chute de l'Empire romain au 6° siècle et le 16° siècle en Europe. Mais durant ce long moment, elles ne disparaissent pas : elles sont mises entièrement au service du récit religieux chrétien qui domine la vie en Occident. Elles servent de symboles pour que chacun puisse se familiariser avec les personnages sacrés. Elles deviennent comme des accessoires dans le tissu du monde divin.
Malgré tout, les choses comme le livre, le pain, le vin, les outils ou les armes du Christ, sont représentées avec attention et elles tiennent parfois une place importante.
Si l'on déplace notre regard vers d'autres zones géographiques et culturelles du monde, hors de l'Occident, on trouve aussi des choses qui, bien que pénétrées de croyance, sont représentées comme autonomes. Il en est ainsi de la sandale du Prophète dans le monde musulman, sans doute à partir des 12e-13° siècles. Dans l'univers bouddhiste, au 14e siècle, une fleur d'œillet est représentée en majesté. Au royaume ancien du Bénin, la cloche porte un motif de collier.

Afrique, Royaume de Bénin, Nigéria
Cloche cérémonielle, Edo, 16-17° siècles
Alliage cuivreux
Musée du quai Branly Jacques Chirac Dépôt du British Museum, 211947452D
Le visage-pendentif évoque un objet de prestige accordé en récompense par le roi, l'Oba du royaume Edo de Bénin. Il évoque la victoire sur des territoires conquis, et leur sujétion. Portée autour de la taille par les chefs de guerre lors des cérémonies et des défilés, la cloche symbolise alors: le bruit de la guerre. Elle porte d'ailleurs sur une autre face l'image d'un pendentif suspendu par un cordon qui évoque la défaite et l'assimilation de l'ennemi. En d'autres circonstances, placée sur des autels, la cloche convoque par son tintement les esprits protecteurs et les mânes des ancètres.

Atelier de
Rogier van der Weyden (Tournai, vers 1400 - Bruxelles, 1464)
L'Annonciation, vers 1435-1440 Huile sur bois
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, INV 1982
L'Annonciation, le message de l'ange Gabriel à la Vierge Marie lui révélant qu'elle sera la mère de Jésus, a ici pour cadre une chambre à coucher typique des demeures bourgeoises du milieu du 15° siècle. Le mobilier et les sont traités avec naturalisme, qui les inscrit dans le quotidien profane de l'époque. Pourtant ce décor n'est pas représenté pour lui-même mais est subordonné au religieux. Ainsi l'aiguière suggère la purification par l'eau, l'orange fait allusion au fruit défendu, le lis évoque la éternelle de Marie.

Cologne (?)
Livret de dévotion, vers 1330-1340
Ivoire polychromé et doré
Londres, The Victoria and Albert Museum, 11-1872
Ce double feuillet représentant les Arma Christi (les "Armes du Christ") fait partie d'un petit livret de dévotion. Aux scènes de la Passion du Christ, qui y sont également représentées, sans texte, répondent les instruments de cette Passion, soigneusement inventoriés dans l'image: des trente deniers reçus par Judas pour prix de sa trahison au tombeau vide, en passant par le roseau et le fouet de la flagellation. Rien ne manque, excepté le Christ lui-même, absent, mais présent dans chacune de ces choses qui devaient faire récit, engager à la prière et à la méditation.

Niccolò di Buonaccorso (documenté à partir de 1572 - Sienne, 1388)
La Vierge d'humilité, vers 1580
Tempera sur bois
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RE 1976-7
RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Michel Urtado
Niccolò di Buonaccorso a peint une Vierge d'humilité telle que l'ont inventée les premières décennies du 14° siècle. Après Simone Martini (1284-1544), et les frères Lorenzetti (morts en 1548), l'artiste a reconduit leur sens de l'observation, la précision avec laquelle ils représentaient déjà les objets du quotidien. Ici, le livre, le nécessaire de couture, les ouvrages textiles n'existent pas independamment de la Vierge, mais ils jouent leur partie symbolique en l'humanisant. Pittoresques, mais pas anecdotiques, ils suggèrent une morale domestique, construisent un modèle de vertu accessible.

EMANCIPATION
À partir du début du 16° siècle, après leur éclipse de près de 1000 ans, les représentations de choses en majesté se multiplient à nouveau en Europe. Des artistes et des artisans leur donnent une forme dans les domaines de la marqueterie, des objets d'art ou de la peinture.
Ce retour de l'intérêt pour le monde matériel et quotidien s'ancre dans l'héritage de l'Antiquité gréco-romaine; il doit aussi aux pensées nouvelles, à l'évolution du christianisme et au développement du capitalisme qui leur confèrent de nouvelles significations. Tout contribue à inviter à l'observation de la variété des choses, à leur prise en considération, à leur indépendance visuelle. Ainsi, cette armoire aux bouteilles et aux livres du début du 16° siècle, véritable trompe-l'oeil composé des simples objets d'un médecin qui prouve que l'art de représenter les choses ne s'était pas perdu.

Peintre anonyme, Allemagne du Nord
Nature morte aux bouteilles et aux livres, vers 1530?
Huile sur bois (chêne)
Colmar, Musée Unterlinden, 86.8.1
Ce panneau, qui figure, au-dessus d'une niche garnie, une armoire entrouverte, se déchiffre comme un rébus. Les choses représentées sont des indices sur le commanditaire et l'oeuvre : les livres, l'encre et la plume renvoient à la pratique de la lecture et de l'écriture, la petite gourde "pour le mal de dents", le pot à onguents, l'urinal en verre, le bézoard sur la boîte - une concrétion se formant dans l'appareil digestif, considérée comme un antidote - indiquent que leur propriétaire était médecin. Il a commandé cette œuvre pour l'encastrer dans un lambris formant trompe-l'oeil, dans son intérieur du nord de l'Allemagne.

Gilles Barbier (Port Vila, Vanuatu, 1965)
Habiter la peinture (Jacopo de' Barbari, Perdrix grise, flèche et gants, 1504), 1992
Impression couleur sur papier cartonné gratté et crayonné Collection particuliere, Courtesy Galerie GP&N Vallois, Paris
Gilles Barbier se confronte ici à un chef- d'oeuvre, considéré comme le premier trompe-l'oeil de choses depuis l'Antiquité, Nature morte avec perdrix, gantelet et carreau d'arbalète (1504). Il loge dans l'oeuvre de Barbari une architecture blanche, qui la dérange sans heurt, glisse entre ses motifs, mais soulève un volume inédit et la modifie, Barbier réinvente ainsi la peinture originale, et jusque dans son format qu'il réduit. Il s'aménage avec subtilité un lieu, chez de Barbari comme chez d'autres, lui qui, né dans l'archipel des Vanuatu est désormais installé en France, se sent un éternel locataire.

Attribué à
Fra Vincenzo Dalle Vacche (Vérone, vers 1446?-1551 ou 1552), dit Vincenzo da Verona
Armoire avec attributs scientifiques et musicaux, Padoue, entre 1520 et 1523
Panneau en noyer et cadre en chêne, marqueterie d'alisier, buis, chêne chêne des marais, cyprès, érable, houx, noyer, olivier, orme, peuplier tremble, aubier de prunus, nerprun Paris, musée du Louvre, département des Objets d'art, OA 7822
Cette représentation d'armoire ouverte pourrait avoir été destinée à orner le siège de à San Benedetto Novello de Padoue. La maîtrise virtuose de la technique de la marqueterie de bois permet à Dalle Vacche de créer l'illusion d'objets réels dans une composition complexe : des instruments scientifiques (sphère, quadrant, traité d'astrologie) voisinent avec des objets liés à la musique, dont une lyre à bras hors d'usage. L'ensemble renvoie à la vanité des choses humaines, des prétentions scientifiques, des plaisirs, toujours en péril de finir, comme l'homme de mourir.

Attribué à Fra Vincenzo Dalle Vacche (Vérone, vers 1446?-1531 ou 1552), dit Vincenzo da Verona
Armoire avec attributs religieux et vanités, Padoue, entre 1520 et 1523
Panneau en noyer et cadre en chêne, marqueterie d'alisier, buis, charme, châtaignier, chêne, cyprès, érable, grenadier, nerprun, noyer, olivier, poirier Paris, musée du Louvre, département des Objets d'art,
Cette représentation d'armoire ouverte pourrait avoir été destinée à orner le siège de l'évêque, à San Benedetto Novello de Padoue. La maîtrise virtuose de la technique de la marqueterie de bois permet à l'artiste de créer l'illusion d'objets réels dans une composition complexe, et chaotique: objets liturgiques, crane, os, sablier, mitre et couronne renversée s'accumulent pêle-mêle. L'ensemble renvoie à la vanité des choses humaines, des plaisirs, du pouvoir, qui jamais ne durent. L'historien de l'art Charles Sterling avait vu en son temps dans cette œuvre - le plus ancien exemple de Vanité moderne actuellement connu »

ACCUMULATION, ÉCHANGE, MARCHÉ, PILLAGE
À partir de la seconde moitié du 16° siècle en Europe, les artistes représentent de plus en plus les choses qui s'accumulent, s'échangent et s'achètent dans un monde marchand ouvert aux transferts de biens et de monnaie. Ces choses contiennent silencieusement toutes les envies, les rêveries et la violence du monde. Elles contribuent à dévoiler les vies, les états, les croyances, les sentiments.
Leur représentation se mêle désormais avec celles des figures humaines et sacrées au point de rivaliser avec celles-ci : des artistes renvoient le récit chrétien au second plan, en miniature. De même, les paysans passent derrière les fruits et les légumes qu'ils récoltent comme dans cette grande Nature morte aux légumes de Snyders de 1610, où le couple de s'efface derrière une accumulation de choux et de carottes en gros plan.
Un nouveau statut en majesté s'impose pour les choses ordinaires qui contribuent à définir et à ordonner l'espace social. Elles assurent les rapports de pouvoir entre les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les humains et les animaux. En peinture aussi, dans le triomphe naissant de la marchandise se confondent le marché et ses marchands, la production maraîchère et les femmes, l'objet à vendre et la chair, les choses et les êtres.

Pieter Aertsen
(Amsterdam, 1508 - Amsterdam, 1575)
Fermière hollandaise, 1543 Huile sur bois
Lille, palais des Beaux-Arts, P 262
Cette paysanne est entourée de ses produits, œufs, lait, fromages frais, qui ont une fonction symbolique. Ainsi, le lait, jusque sous sa forme solide, est depuis toujours un élément de pureté, naturel, réputé nourrir et restaurer. Les œufs, quant à eux, depuis l'Antiquité, symbolisent la vie, la naissance ou la renaissance. Dans l'art néerlandais, les mois ont pu être représentés sous forme de marchés, tout comme à l'époque médiévale on les définissait par des métiers et des travaux spécifiques. De ce point de vue, cette Fermière hollandaise serait une allégorie du printemps, ou des Pâques.

Joachim Beuckelaer
(Anvers, vers 1533- Anvers, vers 1574)
La Boutique du boucher
macelleria), 1568
Huile sur bois
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte, 2622
Cette boutique de boucher déborde de viandes, mais toute la chair accumulée suggère d'autres plaisirs : derrière le boucher, amateur de bière, un homme enlace une femme, tandis qu'un personnage récure un pot. La représentation des choses, mêlées aux êtres, la viande, mais encore le gros chou, un symbole de luxure, les carottes, qui évoquent le sexe masculin, est alors un moyen d'exprimer bien des désirs. Elle place le regardeur dans la position de la femme, qui, du haut de l'escalier, observe le couple. Elle engage l'oeil et l'esprit du côte de la vie intense des corps.

Joachim Beuckelaer (Anvers, vers 1533-Anvers, vers 1574)
Marché aux poissons, 1570
Huile sur toile
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte, 0163 Napoli, Per gentile concessione del MIC- Musco e Real Bosco di Capodimonte
Joachim Beuckelaer peint le mélange des êtres et des choses, dont les vêtements, les chairs et les yeux se répondent. Les marchandises en majesté rivalisent alors avec les figures humaines, comme avec l'Apparition du Christ au lac de Tibériade, en miniature au second plan. Dans ce débordement des choses, l'espace social, les rapports de pouvoir sont ainsi reconfigurés. La figure de la poissonnière le suggère bien: sa représentation la ravale à son tour au rang de marchandise, tandis que les poissons sur le ventre, leurs queues, les moules la renvoient symboliquement à une fonction de procréation.

Erró
(Ólafsvík, 1932)
[Paysage de nourriture], 1964
Peinture glycérophtalique Stockholm, Moderna Museet, NM 6059
Sur une vaste table dressée dont on ne voit pas les bords, Erró a peint le festin d'un ogre moderne. D'origine islandaise, l'artiste est célèbre pour faire le lien entre le pop art et le happening et s'inspirer des arts populaires, de la bande dessinée, du cinéma et de la photographie. Il s'inspire des grandes scènes sensuelles de repas et de marchés du Nord où la marchandise à profusion fusionne avec les êtres. Il dit s'être souvenu d'une grande surface vue à New York, « avec des tonnes de gâteaux, de friandises, de pièces de viande, de légumes....

Frans Snyders (Anvers, 1579 - Anvers, 1657)
Nature morte aux légumes, vers 1610
Huile sur toile
Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe CCO Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Peinte vers 1610 par l'artiste flamand baroque Frans Snyders, élève de Pieter Brueghel le Jeune et de Hendrick van Balen, cette Nature morte aux légumes présente en gros plan la récolte d'un couple de paysans renvoyés, eux, en minuscule dans le lointain. Les producteurs sont condamnés à l'état subalterne alors même que ce sont eux qui travaillent la terre afin de produire des marchandises à vendre. Le chou, le cardon, le melon ou les carottes forment une montagne de choses qui se déverse sur nous comme pour annoncer le règne des choses qui prennent le dessus en occupant la scène principale.

Joachim Beuckelaer (Anvers, vers 1533-Anvers, vers 1574)
Scène de cuisine, avec Jésus dans la maison de Marthe et Marie à l'arrière-plan, 1589 Huile sur bois
Muiden, Rijksmuseum Muiderslot, SKA-2251 Amsterdam, Rijksmuseum
Dans la peinture flamande de la fin du 16° siècle, la représentation de la cuisine est souvent associée à la visite de Jésus chez Marthe et Marie. La scène biblique passe ici à l'arrière-plan, pour concentrer l'attention sur la cuisinière, sorte de double de Marthe, absorbée par les tâches domestiques, quand Marie écoute la parole du Christ. La cuisinière se situe du côté des choses de ce monde : la forme du gigot fait écho à son sein, le chou renvoie à sa sexualité, la courge à la fertilité et au sexe masculin. L'instabilité même des plats suggérerait celle de la nature humaine, dominée par la sexualité.

Marinus van Reymerswale (Reimerswale, vers 1490 - Goes, vers 1546)
Le Collecteur d'impôts
Huile sur bois (chêne) Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1989 6
Cette œuvre développe la figure du peseur d'or, née au milieu du 15° siècle. Marinus van Reymerswale peint désormais un collecteur d'impôts, sans doute Cornelis Danielsz, maire de Reymerswale. A ses côtés, l'homme à la coiffe verte manifeste sa cupidité. L'artiste dénonce ainsi l'appât du gain, également dans l'association des deux hommes avec les pièces de monnaie, qui les définissent dans la société par rapport aux pauvres. De ce point de vue, l'argent, le livre de comptes, les lettres de créances expriment des convoitises, les mentalités de l'époque, sa violence.

Henri Matisse
(Le Cateau-Cambrésis, 1869 - Nice, 19541
Nature morte d'après « La Desserte » de Davidsz. de Heem, Issy-les-Moulineaux, fin août -début novembre 1915
Huile sur toile
New York, The Mum of Modern Art 
Matisse a copié La Desserte de de Heem en 1893, pour se mesurer à sa force, à son faste. En 1915, il s'y confronte encore, mais à partir de sa copie de 1895- selon les méthodes de la construction moderne, affirme l'artiste. Il en résulte une variation monumentale du chef-d'oeuvre, où le cubisme en particulier modifie la donne en donnant aux choses une autre présence (ainsi le luth est vu à la fois de face et de côté). Quant à la dimension morale de La Desserte alors que la Grande Guerre fait rage, elle réside alors peut-être davantage dans la tentative d'ordonner le chaos du monde.

Attribué à Hieronymus Francken II (Anvers, 1578 - Anvers, 1623)
Les Richesses de l'avare et sa mort, vers 1600 Huile sur bois
Bâle, Kunstmuseum - Öffentliche Kunstsammlung, G 2006.13 Båle, Kunstmuseum
Ce tableau exhibe le luxe et le faste d'Anvers, en dépit des ravages de la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648). La ville, en effet, est restée réputée pour ces produits de luxe que Hieronymus Francken II décrit avec précision. Ce faisant, il suscite l'admiration, voire notre convoitise. Nous aurions cependant tort de ne pas nous détacher de ces choses somptuaires pour voir à l'arrière-plan leur propriétaire, couché sur son lit de mort, et entraîné par des démons aux enfers. L'artiste suggère ainsi la vanité de ces choses fabuleuses, comme autant de péchés qui consument l'homme et sa foi.

Jan Davidsz de Heem (Utrecht, 1606-Anvers, 1684)
La Desserte [Fruits et riche vaisselle sur une table], 1640
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, v
Acquise par Louis XIV en 1671, exposée au Louvre dès 1793, la Desserte de Davidsz de Heem est un chef-d'oeuvre de la peinture flamande. Spécialisé dans les natures mortes, l'artiste livre ici, sur grand format, une interprétation virtuose du genre, tant du point de vue de la composition en diagonale que du rendu démultiplié des matieres et des reflets. De Heem organise ce faisant le théâtre des choses, où chacune. comme sur une scène, représente la vanité des plaisirs de ce monde, près de chuter, la propension à l'excès de l'homme qui contient sa perte.

Victor Dubreuil
(peintre américain actif de 1880 à 1910)
Five Dollar Bill [Billet de cinq dollars américains], vers 1885
Huile sur toile
Washington, The Phillips Collection
C'est après la guerre de Sécession (1861-1865) que le dollar est devenu un motif de représentation. Le billet vert du gouvernement fédéral a balayé alors le dollar gris des fédérés, et le peindre signait cette victoire. Surtout, des artistes se sont intéressés aux choses charriées par la croissance économique. Chez Victor Dubreuil, le dollar revient comme une obsession, ici en trompe-l'oeil. Mais, peint en majesté, le billet parait seul, triste et vain, comme si l'artiste, avait voulu retourner ce symbole du capitalisme, de la domination de l'argent, pour suggérer le contraire, le manque et la faiblesse.

Esther Ferrer (San Sebastián, 1937)
Europortrait, 2002
Photographie Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel
Esther Ferrer a toujours refusé de gagner de l'argent par son travail artistique. Cet Europortrait qui la représente à la fois vomissant et dévorant des euros développe sa critique de la monétarisation de la vie, au moment de la mise en circulation de la monnaie unique européenne. Ses détracteurs ont dénoncé l'augmentation du prix de la vie qu'elle aurait provoquée, ses conséquences sociales et politiques. Ferrer, elle, s'attaque plus largement à l'argent-roi, qui fortifie les uns, mais étouffe les autres. Jusqu'en art, il règne et domine, et l'artiste nous alerte ici du danger.


Gilles Barbier (Port Vila, Vanuatu, 1965)
The Treasure Room II [Salle du Trésor II], 2019
Gouache sur papier (4 panneaux) Collection particulière, Courtesy Galerie GP & N Vallois, Paris
Pour construire cette fabuleuse Salle du Trésor, Gilles Barbier a tapé des mots clés (lingot, calice, coffre, or, argent...) sur Internet. Il a accumulé les images trouvées, de plus ou moins bonne qualité, forcé les règles du copyright en les transposant à la main sur les panneaux. Tout son butin y est réuni : de l'or et de l'argent, des chefs-d'œuvre des quatre coins de la terre y compris du Vanuatu, d'où l'artiste est originaire. Pirate moderne, Barbier rejoue ce faisant nos appétits voraces, le capitalisme sauvage, le pillage du monde, La vanité, aussi, de cette furie de richesse.

Giovanni Benedetto Castiglione (Gênes, 1609 - Mantoue, 1664)
La Rencontre d'Abraham et de Melchisédech, vers 1650
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, INV 238
Si La Rencontre d'Abraham et de Melchisédech, narrée dans la Genèse, donne son titre à l'œuvre de Castiglione, le vrai sujet de l'artiste est d'abord l'étalage pittoresque et coloré du premier plan. Des animaux, de riches objets scintillants et des hommes enturbannés passent devant le récit de l'attaque par Abraham des «quatre grands rois» pour libérer son neveu Loth. Castiglione a peint dans un coloris chaud et une matière onctueuse les restes de la bataille, le butin des uns, les pertes des autres. Ces choses pêle-mêle contiennent l'histoire de la violence à l'oeuvre de toute éternité.

SÉLECTIONNER, COLLECTIONNER, CLASSER
À partir du 17° siècle et encore de nos jours, dans un monde où les choses s'accumulent sur les étals comme dans l'intimité des intérieurs, les artistes s'affairent à sélectionner, collectionner, classer. Ils gardent le plus intéressant à leurs yeux, ou à ceux de leurs commanditaires, par la forme, la couleur, la rareté, la préciosité ou le symbole.
Les arrangements valorisent les motifs étonnants, les monstruosités naturelles, les curiosités. Les cabinets se multiplient pour conserver les abrégés de l'univers. Ils sont habités de la fascination devant la variété du monde mais ils abritent aussi les fruits du pillage colonial des peuples et des territoires.
Alors que s'impose le genre pictural de "la nature morte" en Europe, la discussion est minée par l'idée que l'on se fait de la hiérarchie des genres: il y aurait des sujets plus difficiles ou nobles que d'autres. Et si les femmes ont la réputation de savoir peindre des choses, c'est que, dans le nouveau partage des Beaux-Arts où dominent les valeurs masculines, ce genre-là demeure encore au bas de l'échelle.

Atelier de Frans II Francken, dit le Jeune (Anvers, 1581 - Anvers, 1642)
Ulysse reconnaissant Achille (déguisé en femme) parmi les filles de Lycomède, fin des années 1620 Huile sur bois
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1555
Franken dresse ici l'inventaire des beautés du monde sous la forme d'un intérieur d'amateur: cabinet d'ébène, coffrets marquetés de pierres dures, instruments de musique, perles, vaisselle d'or, peintures qui rivalisent avec la nature. Le sujet de l'œuvre, qui évoque les efforts de Thétis pour soustraire Achille à son destin troyen en le cachant parmi les filles de Lycomède, n'est qu'un prétexte à exalter le collectionnisme, satisfaire le goût l'objet de l'artiste autant que flatter le penchant de ses contemporains pour le faste.
Anne Vallayer-Coster
(Paris, 1744- Paris, 1818)
Panaches de mer, lithophytes et coquilles, 1769
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1992-410
Cette œuvre dit la passion du 18e siècle français pour les curiosités de toutes sortes. La jeune Anne Vallayer venait d'être reçue par l'Académie royale de Peinture et de Sculpture quand elle a réuni ces coquillages, ces éponges, ces coraux et ces panaches de mer. La rigueur taxinomique en moins, cette collection agencée de façon pittoresque renvoie aux objets d'étude des cabinets scientifiques et de curiosités. Surtout, elle croise la mode « rocaille »>, fondée sur l'imagination des caprices de la nature, et les merveilles des boutiques de luxe où la nature se réinventait sous des formes fastueuses.

Peintre anonyme néerlandais
Intérieur d'un magasin de porcelaines et d'objets chinois, 1680-1700
Feuille d'éventail, gouache sur papier, montée sur panneau de bois Londres, Victoria and Albert Museum, P.35-1926
Un anonyme néerlandais, fasciné comme nombre de ses contemporains par les objets de luxe asiatiques, s'est inspiré des représentations de cabinets de collectionneurs pour inventer une boutique imaginaire qui rassemble avec fantaisie et tous ces trésors tant convoités. L'artiste a peint cette chinoiserie sur une feuille d'éventail, lui-même un article de luxe décrivant les merveilles d'Orient et d'Extrême-Orient. Une fois mise au carré pour être encadrée, cette feuille est devenue à son tour un objet d'art européen ouvrant sur le vaste monde.

Louise Moillon (Paris, 1610 - Paris, 1696)
Coupe de cerises, prunes et melon, vers 1633
Huile sur bois
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1982-21
Louise Moillon, une des femmes peintres les plus talentueuses du 17e siècle, ici sa science virtuose du coloris. le rouge intense des cerises éclate contre le vert foncé des feuilles, les touches bleutées des prunes et le jaune orangé du melon lui font écho. Dans cette composition ordonnée et équilibrée, tous les éléments, les cerises surtout, gagnent ainsi une force plastique singulière, de sorte que le tableau engage à méditer calmement sur la beauté simple des choses. On connaît plus d'une vingtaine de tableaux de Moillon, dont trois sont conservés au musée du Louvre.

Juan Sánchez Cotán (Orgaz, Tolède, 1560 - Grenade, 1627)
Fenêtre, fruits et légumes, vers 1602
Huile sur toile
Madrid, Collection Abelló, c1602
Comme souvent chez Cotán, les fruits et les légumes sont juxtaposés sur un linteau, suspendus devant un fond noir énigmatique, dont ils se détachent d'autant mieux. L'artiste, principal initiateur du genre des bodegones, objets et scènes de cuisine, qui s'épanouit en Espagne à partir du 17e siècle, a voulu scrupuleusement reproduire ces choses, les sculpter dans la lumière, les magnifier par le jeu des volumes et des formes. Deux ans avant de prononcer ses vœux de moine et de se consacrer à la peinture religieuse, Cotán invitait à méditer sur la beauté simple de la création divine.

Lubin Baugin
(Pithiviers, vers 1610 - Paris, 1663)
Nature morte à l'échiquier, vers 1630
Huile sur bois
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 3968
Moins qu'une allégorie des Cinq Sens, cette Nature morte à l'échiquier est plutôt une vanité. Baugin y a rassemblé tous les éléments du genre, qui évoquent les plaisirs de la table, les délices de la musique, la passion du jeu, le narcissime et l'orgueil, le monde terrestre et sa fragilité, enfin le caractère éphémère de toute beauté terrestre, sous la forme traditionelle du bouquet d'oeillets. L'ensemble forme une sorte de mystère, comme celui qui a longtemps entouré l'identité de Baugin, dont la science des couleurs et de la composition mathématique éclate ici, mise au service des choses.

Attribué à Juan de Arellano

(Santorcaz, Madrid, 1614 - Madrid, 1676)

Guirlande, fleurs, oiseaux et papillon, vers 1650-1670 Huile sur toile

Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF all

Plusieurs indices invitent à attribuer cette œuvre à Juan de Arellano, en particulier la formidable variété des fleurs représentées avec science, et leur bel arrangement, qui ménage un souffle dans la chute des pétales. Après les Flamands, dans la seconde moitié du 17° siècle, des peintres espagnols se sont spécialisés dans la nature morte florale en peignant des bouquets, des guirlandes, des couronnes de fleurs, tel Arellano. Ici, sa couronne encercle un papillon, une mésange et un pinson voletant, qui suggèrent encore sa curiosité pour l'inépuisable variété de la nature.

Salvador Dalí
(Figueras, 1904 - Figueras, 1989)
Nature morte vivante, 1956
Huile sur toile
Collection of The Dali Museum, St Petersburg, Floride Etats-Unis, 2000.12.01
Dalí s'affronte ici à la tradition classique, aux maîtres anciens du 17e siècle - Linard, Van Schooten, ou Claesz Heda. Il veut attaquer la monotonie de l'art moderne institutionnalisé. Ainsi fait-il allégeance aux conventions de la nature morte, mais en défiant par l'intrusion d'élements incongrus: une bouteille d'Anis del Mono, ou la structure de l'ADN. Surtout, Dalí représente des choses vivantes, en lévitation. L'œuvre achève ainst de nous dépayser, en même temps qu'elle contredit l'idée même d'une nature qui serait morte.

Jacques Linard (Troyes, 1597-Paris, 1645)
Les Cinq Sens et les Quatre Éléments, 1627 Parisée du Louvre, département des Prim
Huile sur bois
Linard reprend ici les éléments formels des breakfast pieces ou tables servies un genre qui s'épanoult dans le nord de l'Europe au début du 17 siècle. Il se caractérise par la juxtaposition d'objets, en général liés au repas, selon une perspective cavalière et sur un fond souvent sombre. Mais Linard combine le genre avec celui de la peinture de fleurs et de la vanité, et fait alors basculer les choses du côté d'une allégorie des Cinq Sens et des Quatre Éléments. Toute la nature s'y résume, tandis que l'évocation de sa perception par l'homme suggère l'étendue de son éphémère pouvoir sur elle.

Clara Peeters
(Anvers, vers 1588 - La Haye, 1636?)
Nature morte à l'épervier, oiseaux, porcelaines et coquillages, 1611 Huile sur bois
Madrid, Museo nacional del Prado, P001619
L'épervier d'Europe évoque la fauconnerie, le gibier à plume le privilège de sa consommation; les coquillages exotiques et les porcelaines de Chine renvoient au goût de la collection, à son loisir et aux moyens qu'elle requiert. A une époque où la peinture d'histoire est fermée aux femmes peintres, certaines d'entre elles se tournent vers la nature morte. Clara Peeters le fait avec talent et grande intelligence: elle exploite le potentiel commercial du genre et, en condensant ici l'ensemble des passions et des prérogatives aristocratiques, flatte le goût de la haute société anversoise.

Roelandt Savery (Courtrai, 1576 - Utrecht, 1639)
Bouquet de fleurs, vers 1611 Huile sur bois Lille, palais des Beaux-Arts, P1036
Avec quelques fleurs, à peine écloses, épanouies ou déjà fanées, Roelandt Savery exprime le passage du temps, le cycle de la vie. La représentation délicate de spécimens fleurissant à différents moments de l'année y insiste, en même temps qu'elle atteste du savoir de l'artiste, et de sa fascination pour la variété du monde, qu'il célèbre et offre à contempler. Vers 1611, il pouvait l'observer au contact des sources botaniques, des spécimens vivants et des œuvres d'art conservés dans les collections impériales, puisqu'il appartenait alors à l'entourage de Rodolphe II de Habsbourg, à Prague.

Sébastien Stoskopff (Strasbourg, 1597 - Idstein, 1657)
Corbeille de verres et pâté, vers 1630-1640
Huile sur toile
Strasbourg, musée de l'Euvre Notre-Dame, en dépôt au musée des Beaux-Arts, Mba 1776
Stoskopff a peint la fin d'un repas, quand, selon la coutume germanique, la vaisselle est ramassée dans des paniers. La simplicité de la composition, le fond sombre et vide et la lumière accentuent la présence de toutes ces choses : les contours et la transparence des verres, le rendu de l'osier, de la croûte du pâté. Le tableau engage ainsi à réfléchir sur la relation entre réalité et apparence, sur ce que peut l'art, alors que les peintres de la vie quotidienne s'efforçaient de rendre tangible la matérialité des choses.

Nicolas Darrot (Le Havre, 1972)
Collection d'insectes, 1998
Matériaux divers
Paris, collection Antoine de Galbert, 476
Tel un entomologiste, un collectionneur, Nicolas Darrot a réuni sous verre des insectes, mais dénaturés, bricolés, hybridés avec des éléments qui les transforment en chimères robotiques. Ce bestiaire mécanique de combat date de l'époque de la première brebis clonée (1996), de la théorisation de la guerre des drones, et de la manipulation des insectes pour les contrôler. Darrot trafique à son tour le vivant, fasciné par ces progrès scientifiques et biotechnologiques mais aussi inquiet de leurs dérives et du bouleversement de l'histoire naturelle.

Charles Aubry (Paris, 1811 - Paris, 1877)
Feuilles, vers 1864
Épreuve sur papier albuminé à partir d'un négatif sur verre au collodion, contrecollée sur carton
Paris, musée d'Orsay (dépôt du Mobilier national), DO 197946
Épinglées comme des papillons, ces feuilles sont rendues par la photographie dans tous leurs détails, leur volume, leur texture. En 1864, les codes de représentation employés restaient ceux, traditionnels, de la nature morte picturale, comme dans les autres photographies prises par Charles Aubry de feuilles, de fleurs ou de fruits. Cette même année, Aubry avait fonde un atelier de moulage et de photographie de végétaux à destination des dessinateurs industriels, à qui il proposait ainsi une autre représentation des choses, une alternative a leurs vieux modèles gravés et lithographiés.

TOUT RECLASSER
Au 16° siècle, le peintre Arcimboldo brouille les frontières entre les espèces et les règnes. Il mélange les fleurs, les légumes, les fruits, les animaux et les humains. Il impose le carnaval des choses en peinture mais il n'est pas le seul à revendiquer pour elles une place de choix dans un univers peuplé où tout circule et se vaut.
Pour montrer que le genre des choses est aussi noble qu'un autre, des artistes plantent des natures mortes en gros plan sur des paysages qui ne servent plus que de décor. Les choses représentées s'imposent en maîtres du jeu comme de véritables personnages de l'histoire.
Le genre pictural de l'art de la représentation des choses gagne ainsi encore en autorité même s'il faut attendre le 18e siècle pour le voir définitivement triompher. On prête à Chardin d'avoir si finement rendu la vie des choses que le genre en est à nouveau bouleversé. Devant ses toiles, Diderot dit qu'il admire sa manière originale d'éclairer les minuscules objets de l'intérieur. Le marché de l'art en est aussi friand et les artistes s'y réfèrent jusqu'à aujourd'hui.

Joel Peter Witkin
(Brooklyn, New York, 1939)
Harvest, Philadelphia [Moisson, Philadelphie], 1983 Photographie argentique
Paris, galerie Baudoin Lebon
Des siècles après Arcimboldo, Joel Peter Witkin et sa femme ont recomposé une tête humaine très inquiétante avec des fruits et des légumes. Ils ont utilisé un fragment anatomique en cire, trouvé dans une collection de bizarreries médicales, pour donner à la mort ce visage paisible aux yeux clos. Ils nous confrontent alors à celle-ci, comme à la vérité de notre condition. Mais, pour Witkin qui est croyant, la mort n'est pas la fin, et quelque chose ici en renaît, une forme de beauté étrange dans le retour du corps à la terre, la fusion de l'humain et du végétal.

Giuseppe Arcimboldo (Milan, 1526 - Milan, 1593)
L'Automne, 1573
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1964-32
L'Automne s'inscrit dans une série de quatre tableaux représentant les Saisons. Portraitiste à la cour de l'empereur Maximilien II de Habsbourg, Arcimboldo doit sa célébrité à ses têtes expressives composées de végétaux, d'animaux ou d'objets figurant aussi les éléments, des métiers. Les choses sont réunies en une unité cohérente, brouillant la frontière entre les espèces et les règnes, l'humain et le non-humain. Ces œuvres revêtent une dimension allégorique et politique et signifient la puissance unificatrice de l'empire. L'Automne, lui, évoque la maturité de l'homme, et son caractère mélancolique.

Giuseppe Arcimboldo (Milan, 1526-Milan, 1593)
L'Hiver, 1573
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures,
RF 1964-33
L'Hiver s'inscrit dans une série de quatre tableaux représentant les Saisons. Portraitiste à la cour de l'empereur Maximilien II de Habsbourg, Arcimboldo doit sa célébrité à ses têtes expressives composées de végétaux, d'animaux ou d'objets figurant aussi les éléments, des métiers. L'artiste rassemble les choses en une unité cohérente, brouillant la frontière entre les espèces et les règnes, l'humain et le non-humain. Ces œuvres revêtent une dimension allégorique et politique. Elles signifient la puissance unificatrice de l'empire. L'Hiver, lui, évoque la vieillesse de l'homme, et son flegme.

Séraphine de Senlis (Arsy, 1864-Villers-sous-Erquery, 1942)
Fleurs ou Grand Bouquet au vase noir et fond bleu ou Fleurs et fruits, 1929
Huile sur toile
Paris, collection particulière
Séraphine de Senlis pratique un art singulier que l'on associe à l'art naïf ou brut. Orpheline, bergère puis domestique à Senlis, elle fut internée en 1932 pour «psychose chronique» à l'hôpital psychiatrique de Clermont, ce qui ne l'empêcha pas d'imaginer des chefs-d'oeuvre comme ce riche bouquet multicolore qui occupe tout l'espace de la peinture. Il s'agit moins d'un rassemblement de feuilles et de fruits en grand nombre que d'un véritable paysage de choses en majesté.

Luis Egidio Meléndez
(Naples, 1716-Madrid, 1780)
Nature morte avec pastèques et pommes dans un paysage, 1771
Huile sur toile Madrid, Museo Nacional del Prado, P000425
Meléndez a posé ses pastèques sur fond de ciel orageux. Majestueuses, elles dominent leur environnement, écrasantes du fait de la composition en diagonale où l'effet d'accumulation nous accable. Si l'artiste leur donne une telle place, c'est que sa nature morte était destinée au cabinet d'histoire naturelle de Charles de Bourbon, prince des Asturies et héritier du trône d'Espagne. Au-delà du souci scientifique, l'oeuvre atteste, dans le rendu de la chair aqueuse, ponctuée de pépins noirs luisants, d'un souci décoratif, et d'une fascination de Meléndez pour la simple matière et la présence nue des choses.

Eugène Delacroix (Charenton-Saint-Maurice, 1798 - Paris, 1863)
Nature morte au homard, 1827
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1661
Cette œuvre est la seule nature morte connue de Delacroix. Elle ne laisse pas d'étonner, devant l'étrange association du gibier mort à deux homards cuits sur fond d'un paysage à l'anglaise animé d'une chasse. Mais l'artiste voulait étonner le Salon, avec ce « drôle de tableau d'animaux » (Delacroix, 1827), qui lui avait été commandé comme décor de salle à manger par Charles Yves César Cyr du Coëtlosquet, pour son château de Beffes, dans le Cher, Au même Salon, Delacroix présenta aussi La Mort de Sardanapale, qui fit scandale, quand Nature morte au homard devait frapper par sa bizarrerie.

Willem Ormea (Utrecht, 1611 - Utrecht, 1673)
Nature morte aux poissons, 1638
Huile sur bois
Amsterdam, Rijkmuseum, SK-A-1789
Cette accumulation dramatisée de poissons et de crustacés évoque une grande abondance. L'image prend tout son sens dans le contexte de l'époque, où l'émancipation de la République néerlandaise s'est fondée sur des comptoirs, une puissante flotte navale, des corsaires et un commerce lucratif de la pêche. Le vif succès qu'ont rencontré aux Pays-Bas les natures mortes de poissons, comme celle d'Ormea, accrochées aux murs des notables d'Amsterdam ou d'Utrecht, contemporains de cette prospérité économique et de la stabilité politique de la jeune nation, racontent cette histoire.

François Desportes
(Champigneulle, 1661 - Paris, 1743)
Nature morte de gibier prêt à mettre en broche, 1716 Huile sur toile
Paris, musée de la Chasse et de la Nature, 64 20.1
Desportes nous amène en cuisine, où attendent d'être rôties diverses pièces de gibier. À l'inverse des artistes flamands qui, au 17e siècle, élargissaient leurs natures mortes aux dimensions des étals et des intérieurs, l'artiste se concentre sur ces seules choses, certaines basculent du côté du décoratif. L'oeuvre, d'ailleurs, fut conçue pour les appartements du Régent, au Palais-Royal à Paris. Cette destination n'enlève cependant rien à l'originalité de cette nature morte, et d'abord au sein de l'oeuvre de Desportes. Avant Chardin, il a ainsi contribué à renouveler le genre.

Jean Antoine Houdon (Versailles, 1741 - Paris, 1828)
La Grive morte, Salon de 1775 Bas-relief, marbre Collection particulière
Dès 1772, Houdon s'était intéressé à la représentation en sculpture d'oiseaux, et il s'était alors confronté a sa difficulté.
La Grive morte prouve qu'il l'a amplement surmontée: le contraste entre les plumes des ailes et le fin duvet du ventre du passereau, leur rendu prodigieux, qui ménage la légèreté et l'épaisseur, égalent la nature. L'illusionnisme et la délicatesse du chef-d'oeuvre ont été célébrés par l'homme de lettres Friedrich Melchior Grimm en 1775. Houdon a réussi un tour de force, preuve que la nature morte peut trouver en sculpture un lieu où s'épanouir également.

Jean-Baptiste Oudry (Paris, 1686- Beauvais, 1755)
Nature morte avec trois oiseaux morts, des groseilles, des cerises et des insectes, 1712-1713
Huile sur toile
Agen, musée des Beaux-Arts, 13 Ai
Cette nature morte centrée autour d'un moineau pendu aux ailes déployées se caracterise par sa simplicité et sa rigueur formelle, sa finesse également. Jean-Baptiste Oudry excelle dans l'illusionnisme : chaque chose représentée paraît plus vraie que nature, ce qui contrarie la mort et l'immobilité des oiseaux, rendus très vivants. De ce point de vue, ce trompe-l'oeil s'inscrit dans la tradition des natures mortes de chasse allemandes du 16° siècle et la production hollandaise du 17e siècle, à une époque où s'inventent encore en art les formes pour dire la précarité de la vie.

Jean Siméon Chardin (Paris, 1699 - Paris, 1779)
Un lapin, deux grives mortes et quelques brins de paille sur une table de pierre, vers 1755
Huile sur toile
Paris, musée de la Chasse et de la Nature, 665711
Après s'être consacré à des scènes du quotidien, Chardin revient aux sujets inertes à la fin des années 1740, comme ici au thème du gibier. Mais il bouleverse ses mises en scène, n'accroche plus les dépouilles. Prêtant moins d'attention désormais à l'anecdote, au détail, à la ressemblance, il privilégie la vision d'ensemble, sans renoncer à la tendresse pour les pauvres choses, ici trois pauvres bêtes mortes, encore saignantes. Chardin les peint alors comme au tombeau, avec gravité, et son inquiétude devant la fin d'un petit monde engage à la méditation sur notre propre faiblesse, et sur la mort.

Jean Siméon Chardin (Paris, 1699 - Paris, 1779)
Pipes et vases à boire, dit La Tabagie, vers 1737
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, MI 721
Chardin a représenté une série d'objets qu'il possédait, de petites choses sans qualité extraordinaire, en particulier une tabagie de palissandre. La grande simplicité, l'équilibre de l'ensemble sont remarquables. Tout s'assemble, tout s'épanouit harmonieusement, pour suggérer le charme de la vie telle qu'elle est, dans ses choses mêmes. Diderot prêtait une magie singulière à la peinture de Chardin. Cette Tabagie la contient, où agit le mystère de la présence des choses, comme des personnages de l'histoire, animées d'un mouvement et d'une lumière intérieure.

Jean Siméon Chardin
(Paris, 1699 - Paris, 1779)
Lièvre mort avec poire à poudre et gibecière, vers 1730
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1979.55
Vers 1730, Chardin s'arrête encore au détail, à la ressemblance, qui sont la forme de son attention aux choses peintes. Celles-ci sont les témoins d'un art de vivre (ici la pratique cynégétique), au service duquel l'artiste invente une manière suggestive. Ce grand lièvre, pathétique dans sa position renversée sur ce fond frotté, domine ainsi toute la composition. Il rappelle l'anecdote selon laquelle Chardin aurait trouvé sa voie en peignant un lapin. Surtout, il suggère sa tendresse pour la bête morte, et sa pudeur à l'exprimer, qui le distinguent d'entre tous les animaliers de son temps.


VANITÉ
Si la première vanité européenne retrouvée est une mosaïque au crâne du 1er siècle après notre ère, cette figure de la mort reprise jusqu'à nos jours rappelle inlassablement le sort qui nous attend.
Les choses signifient l'abondance ou la rareté des richesses matérielles, la variété du monde et sa joliesse mais depuis le début, elles préviennent aussi de la vanité humaine, de la corruption par le pourrissement d'un fruit et de la fin inévitable que symbolise un crâne.
À partir du 16° siècle, dans un contexte encore largement religieux, la vanité a souvent la forme d'un crâne seul ou installé près d'objets symboliques comme une bougie ou un sablier qui signifient le temps qui passe inexorablement.
Alors qu'à partir du 17° siècle se développe un marché de l'art bourgeois, certains artistes montrent jusqu'à la vanité de la peinture et du tableau qui se vend désormais de plus en plus pour décorer les intérieurs aisés. Cette crise de conscience sera de nouveau d'actualité trois siècles plus tard en Europe et aux États-Unis sur fond de révolte contre la société de consommation.

Sam Taylor-Johnson (Croydon, 1967)
Still Life [Nature morte], 2001
Film 35 mm, 3'42 Royaume-Uni, Sam Taylor-Johnson
Still Life actualise le genre de la vanité, en le transférant dans l'image en mouvement. Le défilé en accéléré de milliers de clichés de fruits pris à intervalles réguliers, sous les mêmes angle et éclairage, offre le spectacle d'une nature qui s'abîme, meurt, pourrit. Sam Taylor-Johnson a fréquenté la mort de près, son travail s'en ressent. Still Life nous y renvoie, mais, là où la vanité traditionnelle suggère l'avancée du néant plus qu'elle ne l'exhibe, Taylor-Johnson en saisit tout, du début à la fin, crûment. Dans cette catastrophe, le stylo à bille seul triomphe : l'anti-nature..

Balthasar van der Ast (Middelbourg, 1593-1594 - Delft, 1657)
Fruits et Coquillages, 1623
Huile sur bois
Lille, palais des Beaux-Arts, P 1937
L'artiste, maître de Jan Davidsz. de Heem, a agencé des éléments inertes ou vivants, accumulé des fruits dans un plat de porcelaine chinoise. L'ensemble, raffiné et fastueux, éblouit, mais cette grande beauté est déjà gâtée par la corruption. De ce point de vue, l'œuvre serait une vanité, évoquant la précarité de la vie. Mais elle devait d'abord être considérée comme un objet luxueux, qui répondait alors moins à des considérations spirituelles qu'à un exercice obligé pour satisfaire une clientèle bourgeoise. À Utrecht, celle-ci s'arrachait les peintures de van der Ast, et elle le protégeait.

Jake et Dinos Chapman

(Londres, 1966, et Cheltenham, 1962)

Bronze Skull (Yellow with maggots) [Crâne en bronze (jaune et rongé par les vers)], 2004 Bronze peint Studio des artistes, ID 00248)

Cette tête est une vision de cauchemar comparable à celle qu'offraient les transis médiévaux et de la Renaissance, qui représentaient les morts de façon naturaliste, même en putréfaction. Ainsi, les frères Chapman nous avertiraient à leur tour de la victoire de la mort. Mais, à bien y regarder, Bronze Skull... est surtout excessive et drolatique, l'oeuvre tranche avec le tragique d'autres œuvres des Chapman qui parlent de la mort, des massacres, de la maladie. Cette grotesque vanité, une fois passé son choc, nous fait rire jaune, mais n'est-ce pas le seul moyen aujourd'hui de nous inquiéter du danger?

Jean-Loup Champion

(Tours, 1947)

Reliquaire, 2020 Bronze à patine rouge Collection particulière

Ce Reliquaire de 2020 a la forme connue d'une urne, telle qu'il en existe depuis toujours. Grenelée, ornée d'une frise chevronnée, on la dirait marquée, tatouée, comme une peau, mais à vif, couleur de sang séché. Elle suggère alors une douleur, comme ce bouquet d'os d'animaux qui évoque une hécatombe, sacrifice ou massacre. Après des boîtes recelant des choses mystérieuses, des tombeaux- cénotaphes et des plâtres immaculés, Jean-Loup Champion réinvente son art pour y former à la fois la menace du pire, et sa conjuration par cette sorte d'offrande expiatoire.

Sébastien Bonnecroy (Flandres, vers 1618-1676)

Vanité. Nature morte, 2e quart du 17e siècle

Huile sur toile

Strasbourg, musée des Beaux-Arts, MBA1824

Dans cette vanité, la palette du peintre suggère que sa morale s'applique jusqu'au domaine de la peinture, et la remet en question au moment où elle devient un élément de distinction sociale dans le développement du marché de l'art. Bonnecroy questionne sa réalité et sa valeur illusoires, son inutilité, voire son inanité au regard des enjeux profonds de l'existence. Encore au 20e siècle, des artistes mettront ainsi à nu leur travail. Comme Bonnecroy, ils ramèneront l'art à sa condition matérielle et à son «< illusion » en questionnant son inutilité, sa futilité, sa marchandisation.

Franciscus Gijsbrechts

(Anvers, 1649 - Anvers, après 1677)

Vanité, vers 1670?

Huile sur toile

Strasbourg, musée des Beaux-Arts, 44.2004.2.3

Gijsbrechts agence ici les attributs des arts et de l'érudition, des plaisirs terrestres, des distinctions et des médailles. Au milieu, le crâne rappelle que toute chose, à commencer par l'homme, est vouée à disparaître. Rien, en effet, ne dure en ce monde, pas même le pouvoir : le mot <<< Caerel », sur le document au premier plan, évoquerait Charles Ier d'Angleterre, renversé et décapité en 1649. Au-delà de ses conceptions spirituelles, le pessimisme de Gijsbrechts pourrait ici tenir au fait qu'il aurait peint cette vanité durant son séjour à Leyde, en pleine guerre de Hollande (1672-1678).

Barthélemy Toguo (Mbalmayo, 1967)

Grand Vase Charpin, 2016 Porcelaine

Paris, collection particulière, 2022.D.100

En 2011, Barthélemy Toguo est invité à créer une série d'œuvres uniques sur de nouvelles formes de vases dessinées par Pierre Charpin à la manufacture de Sèvres. Il s'inspire de travaux scientifiques et part de modèles de cellules infectées et de virus (VIH, Ebola) transformés par les nouvelles techniques d'impression en 3D, avant d'en grossir les formes. Si ce grand vase est à première vue décoratif, de plus près, la vanité représentée sous un entrelacs de fleurs et de tiges évoque les catastrophes. Aujourd'hui, alors qu'une pandémie frappe le monde entier, il semble annoncer les fléaux à répétition.

LA BÊTE HUMAINE
Le motif peint de l'animal mort est ancien. En Occident, tout particulièrement à partir du 17e siècle, il évoque la condition humaine dans sa fragilité. La position des animaux pendus, écartelés, les membres liés, accentue l'humanité qu'on leur prête.
Ces images peuvent choquer, nous le savons. Elles ne sont ni complaisance, ni exaltation. Au contraire, cette figure désespérante de l'animal semble nous avertir du sort qui pourrait bien nous attendre. La puissance de la représentation est d'autant plus frappante à notre époque justement sensible à la condition animale.
Au début des années 1800, Géricault et Goya signent des œuvres qui opèrent une véritable révolution dans la foulée des guerres napoléoniennes : ils peignent des membres de cadavres humains et une tête et carcasse de mouton comme des choses. Ils nous font dès lors entrer dans une autre époque. Dans les œuvres contemporaines, les victimes du boucher ne suscitent plus seulement la compassion, contemporaines, elles nous accusent, elles nous fixent, elles nous ont à l'œil!

Abraham van Beyeren (La Haye, 1620-1621 - Overschie, 1690)

Nature morte à la dinde. Vanité,

vers 1670 Huile sur bois

Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 1181

Cette nature morte a valeur de memento mori : sur le mortier, l'inscription << Vanité des vanités » rappelle que la vie, fragile, doit toujours finir. La dinde posée sur la table est une allégorie exemplaire de cette morale, tandis que le pilon et le mortier, le gibier déjà plumé, évoquent la cuisine en cours, les plaisirs de la table, mais qui n'auront qu'un temps. L'art de van Beyeren exalte le quotidien dans les choses simples, les activités banales, leurs sensations, les gestes qu'elles mettent en œuvre, où tout s'use lentement.

Le Monogrammiste JVR

(sans doute Jan Vosmaer, Delft, 1610 -

Delft, avant 1641)

Nature morte avec les produits du porc, vers 1630

Huile sur bois

Muiden, Rijksmuseum Muiderslot (prêt de long terme par le Rijksmuseum d'Amsterdam, SK-A-1456)

On connaît l'adage sur le cochon, qui signifie qu'en cuisine tout est bon à utiliser, et que dans le commerce tout peut être source de profit. L'œuvre illustre cette morale pragmatique : tous ces produits étalés viennent du porc, insiste le cartel. Ils promettent un festin, et, pour le boucher, de bonnes affaires. Le sujet est récurrent dans l'art néerlandais, depuis le Moyen Âge, où le cochon est associé à l'hiver, aux activités de boucherie, à leurs fêtes. Mais le cochon est aussi associé à la luxure, la gloutonnerie, la paresse, et, comme ici, l'animal peut être un symbole de vanité.

Rembrandt Harmensz. van Rijn, dit Rembrandt

(Leyde, 1606-Amsterdam, 1669)

Le Boeuf écorché, 1655

Huile sur bois

Paris, musée du Louvre, département des Peintures, MI 169

Au milieu du 17e siècle, le motif de la bête en cours d'équarrissage est courant en peinture. Rembrandt et ses élèves ont pu représenter des scènes de boucheries. Mais l'originalité de ce Bœuf écorché tient à sa seule présence dans l'image, où la silhouette d'une servante, qui observe le cadavre mutilé comme nous la regardons, renforce son énormité. Cette grande forme de graisse et de sang dramatisée rompt avec les peintures de banquets et de marchés alors à la mode. Rembrandt oppose à cette tradition, pour la première fois, une seule chose morte, mais qui habite étrangement le monde.

Francisco de Goya y Lucientes (Fuentetodos, Saragosse, 1746-

Bordeaux, 1828)

Nature morte à la tête de mouton, 1808-1812 Paris, musée du Louvre, département des Peintures,

Huile sur toile

RF 1937-120

Les natures mortes de Goya datent de la guerre d'indépendance espagnole (1807- 1814), et de son exil à Bordeaux. Comme les Désastres de la guerre (1810-1820), cette œuvre suggère le triomphe du malheur. Le sujet, la composition, la facture : tout dit la violence de la mise à mort, le scandale de l'écorchement et du démembrement. On doute de regarder seulement les restes d'un animal, qui pourraient être aussi ceux d'un humain massacré. La catastrophe nous regarde comme nous la regardons : à même les côtes saignantes, Goya a formé deux sortes d'yeux, qui redoublent le regard désespérant de la tête écorchée.

Théodore Géricault (Rouen, 1791 - Paris, 1824)

Étude de bras et de jambes coupés, 1818-1819 Huile sur toile Collection particulière

En quête d'un nouveau vocabulaire plastique, alors qu'il élabore Le Radeau de la Méduse, Géricault a récupéré des fragments humains dans la morgue d'un hôpital. Ses Fragments anatomiques, dont cette étude, sont bien plus que de simples exercices. L'artiste a dû agencer les fragments, les regarder, les représenter. Il s'est imposé leur effroi, alors que l'histoire de son temps lui inspirait une terreur qu'il voulait affronter. Ces cauchemars de corps en morceaux ne sont passés nulle part ailleurs dans l'œuvre de Géricault: ils suffisaient seuls à dire la catastrophe de l'humain devenu si peu de chose .

Francisco de Zurbarán (Fuente de Cantos, Badajoz, 1598 - Madrid, 1664)

Agnus Dei, 1635-1640

Huile sur toile

Madrid, Museo Nacional del Prado, P007293

Cet agneau gisant désigne la figure sacrificielle du Christ, récurrente dans la Bible, comme dans la littérature mystique espagnole de la Contre-Réforme. Zurbarán, moine-peintre, isole ainsi l'animal, très solennel, et, d'un coup de lumière qui contredit le fond gris, fait ressortir sa fourrure, peinte avec une attention émue et un grand souci de naturalisme. Or, si ces codes de représentations servent le récit religieux et incitent à la dévotion, ils sont aussi ceux d'un bodegón, une scène de cuisine. Cette confusion est troublante, tant elle augmente le quotidien d'une dimension spirituelle

Gustave Courbet (Ornans, 1819 - La Tour-de-Peilz, Suisse, 1877)

La Truite, 1873

Huile sur toile Paris, musée d'Orsay, RF 1978 I5

Courbet était de retour à Ornans, après son séjour en prison (1871) pour son implication dans la Commune, lorsqu'il peignit cette Truite. Chasseur, pêcheur passionné, il y avait retrouvé les truites de la Loue. Celle-ci n'est cependant pas un trophée, mais un animal expirant. Elle paraît monumentale dans sa douleur, en réalité celle de Courbet, abattu par les événements et ses ennemis. L'œuvre serait ainsi un autoportrait en truite désespérée, et, comme Les Trois Truites de la Loue, une sorte de peinture d'histoire.

Gustave Courbet La Tour-de-Peilz, Suisse, 1877)

(Ornans, 1819 -

Les Trois Truites de la Loue, 1872 Huile sur toile

Berne, Kunstmuseum, G1894

Gustave Courbet, chasseur et pêcheur passionné, représenta à plusieurs reprises des animaux morts, avec une sensibilité singulière. Ces Trois Truites, peintes en 1872, revêtent une signification particulière. Elles furent exécutées après le retour à Ornans du peintre, arrêté en juin 1871, puis emprisonné pour son rôle pendant la Commune. Se confondent ici l'allusion au trophée de pêche et ses souffrances personnelles. L'oeuvre se joue du genre pictural, confondant nature morte, peinture d'histoire et autoportrait.

Théodore Géricault (Rouen, 1791 - Paris, 1824)

Chat mort, vers 1820

Huile sur toile

Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF20036

Au contraire de ses Fragments anatomiques, Théodore Géricault représente ici la mort dans son sens premier : la cessation de la vie autre manière de s'y affronter. Ce chat gît raide, inerte, pesant, sur cette caisse ou cette table qui le présentent, comme un modèle à l'atelier. Son cadavre ainsi représenté, encore intact, oppose son état au souvenir vivant de son corps souple et chaud. Le peintre n'offre aucune anecdote qui puisse nous détourner de cette seule vision, dont chacun est libre de mesurer l'intensité à proportion de son amour des animaux.

Bernard Buffet

(Paris, 1928-Tourtour, 1999)

Nature morte à la tête

de mouton, 1952

Huile sur toile dépôt au Kunstmuseum Basel, 106ta

Bale, Stiftung Im Obersteg

Ce tableau de jeunesse de Bernard Buffet se réfère à la Nature morte à la tête de mouton (1808-1812) de Goya, qu'il admirait. Buffet sort alors de l'expérience de la guerre, et la dureté de son œuvre évoque d'emblée un monde de pénurie et de douleur. Mais la bête ricanante, à l'oeil torve, dans cet environnement sordide, caricature sans doute l'artiste lui-même, célébré mais peu compris de son époque.

Andres Serrano (New York, 1950)

Cabeza de vaca (Early Works), [Tête de vache (Euvres précoces)], 1984

Tirage pigmentaire contrecollé sur Dibond, cadre en bois

Édition de 4+2 AP Paris, Collection Antoine de Galbert, 665

Quand Andres Serrano photographie en gros plan sa Cabeza de vaca posée sur un socle de marbre peint, il montre qu'une bête a bien un regard. La fausse douceur de l'ensemble rosé tranche avec la part ensanglantée de la tête retirée à son grand corps absent. Le photographe s'inscrit dans une lignée d'artistes qui, de Beuckelaer à Goya en passant par Ribera, ont peint le même motif en attirant parfois la compassion. Mais à travers le regard qu'elle nous lance, cette vache nous a méchamment à l'œil, pour la première fois dans toute l'histoire de l'art.

Attribué à José de Ribera (Játiva, Valence, 1591 - Naples, 1652)

Nature morte à la tête de bouc, vers 1646-1650

Huile sur toile

Naples, Museo di Capodimonte, Q 1785

Réputé pour ses représentations d'objets du quotidien dans ses peintures religieuses, Ribera consacre ici l'ensemble de la toile à une nature morte centrée sur une tête de bouc sanguinolente. Le motif, terrible, le clair-obscur, les reflets sur les cuivres, dramatisent ce théâtre de choses où se joue bien plus qu'une scène de cuisine. De fait, cette tête de bouc sur un plat, dans les dernières années de Ribera, évoque celle de saint Jean Baptiste telle que l'a peinte l'artiste en 1646. Ce glissement est affaire d'incarnation: du saint à la bête, les mêmes forces spirituelles sont à l'œuvre.

LA VIE SIMPLE
Dans la lignée de Chardin qu'il admire, Édouard Manet peint la vie simple avec des fleurs, des fruits, des légumes ou des poissons morts qu'il magnifie. Il dit vouloir être le << Saint-François de la nature morte >>.
Quoi de mieux que ces petites choses sans qualité pour ridiculiser la grandiloquence de la peinture académique à la mode dans la seconde partie du 19e siècle? Il n'est pas seul à établir un régime d'égalité entre les choses ordinaires et les êtres. D'autres artistes recherchent aussi le naturel tout comme un certain nombre de photographes et les impressionnistes qui traquent le charme de la vie telle qu'elle est.
Le déferlement de choses banales semble répondre à l'évolution industrielle de la société alors que les citadins s'éloignent de la campagne dont ils gardent la nostalgie. Cézanne a voulu lui aussi le dépouillement dans l'attention aux choses élémentaires, comme Van Gogh, Gauguin, ou plus tard Matisse ou Nolde. Pour eux, la nature morte est une façon de revenir à l'essentiel de la vie.

Édouard Manet 
(Paris, 1832- Paris, 1883)
Botte d'asperges, 1880 Huile sur toile
Cologne, Wallraf Richartz Museum

Édouard Manet (Paris, 1832- Paris, 1883)

Anguille et Rouget, 1864

Huile sur toile

Paris, musée d'Orsay, RF 1951-9

Adriaen Coorte
(?, vers 1659-?, 1707)
Nature morte aux asperges, 1697
Huile sur papier, sur bois Amsterdam, Rijksmuseum, SK-A-2099

Édouard Manet
 (Paris, 1832- Paris, 1883)
L'Asperge, 1880 Huile sur toile Paris, musée d'Orsay, RF 1959-18

Odilon Redon
(Bordeaux, 1840 - Paris, 1916)
Navet, vers 1875
Huile sur carton

Édouard Manet
 (Paris, 1832- Paris, 1883)
Le Citron, 1880 Huile sur toile Paris, affecté au musée d'Orsay en 1986

Édouard Manet (Paris, 1832- Paris, 1883)

Tige de pivoines et sécateur, 1864

Huile sur toile

Paris, musée d'Orsay, RF 1996

Quelques tiges de pivoines affalées sur une table sont guettées par un sécateur aux lames grandes ouvertes. Cette année 1864, Manet a peint ses premiers bouquets de pivoines, mais, ici, ces fleurs du printemps, rouges et roses, sont traitées comme un animal renversé pendu au mur, comme le gibier en tas des natures mortes du 18e siècle. La scène se relie encore davantage à toutes les vanités de l'histoire, qui expriment la finitude de la nature, et donc de l'homme : dans les limites de la toile resserrée, Manet rend pathétiques et poignants les derniers feux d'une grande beauté à peine éclose.

Vincent Van Gogh (Groot-Zundert (Pays-Bas), 1853- Auvers-sur-Oise, 1890)

La Chambre de Van Gogh à Arles, 1889

Huile sur toile

Paris, musée d'Orsay, RF 1959 2

Pour Van Gogh, sa chambre de sa maison jaune, à Arles, devait être très simple et << vide », comme un intérieur japonais. Il détestait les choses de la bourgeoisie, l'accumulation des bibelots, source de confusion mentale. Il lui fallait de l'ordre, et ce tableau devait créer les conditions du repos, une sorte d'asile de paix, avec juste les choses nécessaires, où calmer la tête et l'imagination. L'artiste devait tenir à cette projection mentale rassurante, qui le dépeint en creux : la première peinture de cette chambre (1888) ayant été endommagée, il la refit en effet deux fois (1889).

Odilon Redon (Bordeaux, 1840 - Paris, 1916)

Plante verte dans une urne, vers 1910-1912

Huile sur toile

Paris, musée d'Orsay, RF 1984 44

Redon magnifie l'urne, traitée sans modelé sur un fond qui l'écrase, la rabat sur le plan de la toile. Voilà qui trahit l'influence de Paul Gauguin, le « princier céramiste » (O. Redon) mort en 1903, à qui Redon rend hommage (l'urne est le vase qui conserve les cendres des morts). Pour l'artiste, Gauguin avait créé des « formes nouvelles » comme des fleurs originelles, laissant à ses successeurs le soin de les cultiver. L'urne devient alors le symbole d'un ressourcement, et Redon le suggère davantage en y plaçant des fleurs rêvées, à moitié coquillages, comme échappées de la chose et de son décor.

Paul Cézanne

(Aix-en-Provence, 1839 - Aix-en-Provence, 1906)

La Table de cuisine, 1888-1890 Huile sur toile

Paris, musée d'Orsay, RF 2819

On peine à dénombrer toutes les choses accumulées dans cette Table de cuisine. Rarement Cézanne en a rassemblé autant pêle-mêle. Il s'agit de choses ordinaires, en particulier ce pot à gingembre pansu représenté dans onze autres tableaux. C'est dire combien l'artiste aimait confronter sa peinture à l'épreuve de la vérité des choses. Les effets de forme, de texture et de couleur, la construction spatiale complexe, où les choses juxtaposées ne sont pas toutes dans le même plan, leur perception subjective expriment ainsi leur vie telle qu'elle est : sage et intranquille, banale et riche.

Pierre Bonnard

(Fontenay-aux-Roses, 1867 - Le Cannet, 1947)

Coin de table, 1934

Huile sur toile

Paris, musée d'Orsay, en dépôt au musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, RF 1977 65

Sur cette toile presque carrée, rien n'est facilement identifiable. Bonnard ne s'intéresse pas à la représentation mimétique des choses, mais à la beauté simple du quotidien et à ses sensations. Ce Coin de table est un prétexte à expérimenter les moyens de les exprimer : format et cadrage, vue en surplomb des objets, étirés, aplatis, ployés, fusionnés, jeu de la lumière qui émane de la matière picturale elle-même, travaillée d'une touche virtuose. Après Chardin, Bonnard fait encore de la nature morte le lieu où se manifeste une magie énigmatique.

Samuel van Hoogstraten (Dordrecht, 1627 - Dordrecht, 1678)

Intérieur hollandais, dit Les Pantoufles, vers 1655-1662 Huile sur toile

Paris, musée du Louvre, département des Peintures, RF 3722

Si cet Intérieur hollandais paraît déserté, bien des choses trahissent la présence de ses occupants, et inventent une atmosphère: bougie, clés, balai, et, bien sûr, ces << pantoufles », au coeur même de la composition. Il s'agit en réalité de mules, qui disent la déambulation, le passage d'une pièce à l'autre, de l'intérieur à l'extérieur, et vice versa (la porte est ouverte), la vie intime. L'œuvre, d'ailleurs, appartient au genre des << enfilades >> : des vues de pièces successives, habitées de personnages et d'objets qui font le lien entre elles.

Paul Gauguin

(Paris, 1848 - Atuona, îles Marquises, 1903)

Mandoline et Pivoines de Chine,

1885

Huile sur toile

Paris, musée du Louvre, département des Peintures, MNR 219, en dépôt au musée d'Orsay

Gauguin aimait jouer de la mandoline qu'il a représentée au pied d'un vase noyé sous un bouquet de pivoines. Il peint ici sans doute son intérieur, au retour de Copenhague, où les choses évoquent la vie bourgeoise de celui qui fut courtier en Bourse.

Achetée en février 1941 au marchand Étienne Bignou par le Kaiser-Wilhelm Museum (Krefeld), cette œuvre, apres la guerre, fut confiée aux musées nationaux sous l'acronyme MNR 219, qui figure au dos du tableau. Dans l'attente de son éventuelle restitution, elle n'est donc pas inscrite à l'inventaire des collections nationales.

Henri Matisse

(Le Cateau-Cambrésis, 1869 - Nice, 1954)

Nature morte aux oranges, Tanger (Maroc), début 1912

Huile sur toile

Paris, Musée national Picasso-Paris, Donation Picasso 1910. MP2017-21 Collection personnelle Picasso

Comme Picasso, à qui il l'a empruntée pour conclure son exposition sur << La nature morte de l'Antiquité à nos jours >> en 1952, l'historien de l'art Charles Sterling (1901-1991) admirait cette nature morte d'oranges. Matisse l'avait peinte au début de son premier séjour au Maroc, non sans douleurs : elle lui avait paru << insuffisante >>, bien que << jolie ». Il l'avait recommencée, mais au risque de perdre l'essentiel : l'épaisseur des choses, leur substance, et cette sorte d'élan, la joie et la beauté qui devaient passer dans le modelé, les lignes et les couleurs, la légèreté de la touche.

Paul Gauguin

(Paris, 1848 - Atuona, îles Marquises, 1903)

Le Jambon, 1889

Huile sur toile Washington, The Phillips Collection, 0761

Peinte en 1889, probablement lors de son premier séjour au Pouldu, en Bretagne, cette nature morte suggère combien Gauguin expérimente et éprouve les limites du genre. Car si le sujet est traditionnel un jambon entamé sur un plat -, la composition ne l'est pas : courbes et verticales construisent par contraste le premier et l'arrière-plan, et contredisent la planéité de la représentation. L'artiste atteint à une simplification, sur le fond et la forme, qui serait aussi une manière d'hommage au Jambon (vers 1875) d'Édouard Manet, à moins qu'il n'ait voulu s'y affronter.

Emil Nolde (Hans Emil Hansen) (Nolde, 1867 - Seebüll, 1956)

Nature morte aux danseuses, 1914

Huile sur toile

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 4228 P

C'est vraisemblablement au retour d'un voyage qui l'a conduit jusqu'en Nouvelle- Guinée allemande que Nolde a peint cette nature morte. Elle tire son nom de la Danse du Veau d'or (1910), une autre œuvre de l'artiste citée en abyme, dans laquelle Nolde avait déjà jeté sa fascination pour << l'exotisme », l'idéal de l'authenticité des origines, et, ici, la force dionysiaque du rituel. Dès 1907, il s'était intéressé à l'art populaire et aux cultures extra-occidentales. Cette nature morte est exemplaire de ses intérêts, comme de ses recherches pour exprimer l'émotion et libérer la couleur.

Willem Kalf

(Rotterdam, 1619 - Amsterdam, 1695)

Ustensiles de cuisine, début des années 1640?

Huile sur bois

Paris, musée du Louvre, département des Peintures, MI 938

Les Ustensiles de cuisine de Kalf - chaudron, assiette creuse renversée, broc, seau, vannerie - ordonnent la composition, en particulier l'étagement des plans. C'est dire l'importance que l'artiste leur a octroyée, lui qui est surtout célèbre pour ses natures mortes fastueuses, mais qui s'est aussi intéressé aux choses banales dans de petits formats. La palette sourde fait d'autant plus prêter attention aux légères variations, qui, d'un objet l'autre, confèrent une présence à ces choses que l'on regarderait à peine dans une autre situation, et qui soudain semblent occuper le monde.

Henri Rousseau, dit le Douanier Rousseau (Laval, 1844 - Paris, 1910)

La Bougie rose, vers 1908 Huile sur toile Washington, The Phillips Collection, 1695

Henri Rousseau n'a peint que très peu de natures mortes. Comme pour ses paysages ou ses jungles, l'artiste isole ici chacun des motifs représentés, bougeoir, bouteille de liqueur Bénédictine, agrumes, radis et cerise, comme plantés sur la *able, hiératiques. Ce faisant, il leur accorde une grande présence, qu'accentuent leur simplicité, leur banalité, et la perspective contrainte. Cette capacité de l'artiste à styliser le monde, les êtres et les choses, a fait sa réputation, et l'a imposé pour toute une génération comme un précurseur de l'art moderne.

Foujita Tsuguharu (Léonard Foujita ?) (Tokyo, 1886-Zurich, 1968)

Mon intérieur, Paris. Nature morte au réveil-matin, 1921 Huile sur toile collée sur panneau de bois parqueté

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 3057 P

Sur le buffet, on reconnaît la célèbre paire de lunettes rondes de Foujita. De là, le titre du tableau pourrait non seulement renvoyer à l'atelier du peintre et à ses choses, mais aussi à un autoportrait, formé, en partant des sabots surexposés, comme des pieds, par les lunettes (yeux?), la lampe (nez?), le linge à carreaux (les dents?), tenus ensemble dans la fusion des plans. Arcimboldo moderne, Foujita pourrait avoir livré son « portrait-robot »>, où des choses très humaines renverraient autant à son intériorité qu'à son Intérieur parisien.

Émile Bernard (Lille, 1868 - Paris, 1941)

Pots de grès aux pommes, 1887 Huile sur toile

Paris, musée d'Orsay, RF 1977 40

Tout est radical dans cette nature morte: son cadrage à hauteur des choses, sa planéité, la géométrisation des formes... A cette époque, Émile Bernard recherche une peinture pure, contre le naturalisme ou la dissolution impressionniste des formes. Il formule son credo au dos du tableau : << Premier essai de Synthétisme et de Simplification ». Quelques mois plus tard, avec Paul Gauguin à Pont-Aven, Bernard poussera l'expérimentation jusqu'à simplifier à l'extrême les plans colorés, et à les cloisonner d'un cerne noir. De ce point de vue, Pots de grès aux pommes a enclenché sa révolution.


DANS LEUR SOLITUDE
Dans les temps anciens, les choses réunies renvoyaient surtout à une forme d'harmonie. À partir du 20e siècle, leur représentation témoigne de la coupure des humains avec leur milieu rendu plus abstrait et plus inquiétant à force de mécanisation. Si les choses étaient depuis longtemps affranchies de celles et ceux qui les produisaient et les consommaient, elles sont de plus en plus isolées dans un monde où leur solitude renvoie à celle de leurs maîtres. Ainsi, les souliers ensablés de Sophie Ristelhueber sur un champ de guerre.
En 1913, Giorgio de Chirico pose une nature morte d'artichauts en gros plan sur un fond industriel déserté de toute figure humaine. Cette Mélancolie d'un après-midi ouvre une série de choses célibataires qui avouent le trouble des humains.


Jean-Daniel Pollet (La Madeleine, 1936 - Cadenet, 2004)

Dieu sait quoi, 1997

Image Pascal Poucet, son Antoine Ouvrier, montage Françoise Geissler, musique originale Antoine Duhamel, textes de Francis Ponge, dits par Michael Lonsdale Film 35 mm, 90', extrait 0'58 Paris, La traverse

Jean-Daniel Pollet a dit s'être nourri de l'œuvre du poète Francis Ponge (1899-1988) pour Dieu sait quoi, ode au «<< monde muet » des choses quotidiennes, où passe, en effet, la voix du poète. Le film prend à son tour leur parti, en n'accordant de place à rien d'autre, personnages ou histoire, qui nous en détournerait. Elles existent de manière autonome, seules et dignes sur un fond de paysage provençal, où elles s'animent, vivent leur vie propre et simple, fondent un monde en soi, réaliste et poétique. Pollet nous engage à méditer sur ces choses, et sur notre relation avec elles.

Konrad Klapheck (Düsseldorf, 1935)

Les Ambitieux, 1959 Huile sur toile

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1976-986

Dès 1956, Klapheck a peint notamment des embauchoirs, qui lui évoquent << les plaisirs et inconvénients du mariage ». D'ailleurs, pour l'artiste, Les Ambitieux sont comme un portrait du personnage Telramund et de sa femme Ortrud, dans Lohengrin (1848) de Richard Wagner. Ainsi Klapheck procédait-il : la représentation des choses de la vie quotidienne était un moyen de composer avec ses mythologies personnelles. Investies d'une charge symbolique, déformées, réinventées, renommées, elles devaient alors parler de lui, pour lui, comme de l'époque qui instaurait le culte des objets.

Erich Wegner

(Altenbögge bei Unna, 1905- Herssching am Ammersee, 1976)

Wirtshaustheke (Stilleben) [Comptoir d'auberge (Nature morte)], vers 1927

Panneau de particules sur contreplaqué Wuppertal, Von der Heydt-Museum, G 1196

Au milieu des années 1920, en Allemagne, le mouvement de la Nouvelle Objectivité se caractérise par son réalisme << froid >>, l'accent mis sur le monde des objets et des détails techniques, dans un contexte industriel ou quotidien. C'est le cas ici, où Erich Wegner peint en gros plan l'arrière d'un comptoir de bistrot. Les aliments - saucisses, boulettes de viande et rouleaux de hareng -, dans le plaisir qu'ils promettent, ne compensent cependant pas l'atmosphère aseptisée, glaciale et métallique. La vie moderne ressemble à une clinique, où tout est inquiétant et dangereux, la joie impossible.

Alexander Kanoldt (Karlsruhe, 1881 - Berlin, 1939)

Nature morte au caoutchouc (Nature morte III), 1921

Huile sur toile

Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle, 1429

Kanoldt peint un intérieur bourgeois feutré, théâtralisé par le rideau sur lequel se détache un caoutchouc. Typique du décor moderne de la sphère intime des années 1920, et de celui des peintures de la Nouvelle Objectivité, la plante oppose ici sa vie organique aux choses inanimées, sa souplesse à leur géométrie, son désordre naturel à leur épure, alors que l'industrialisation et la Grande Guerre ont déjà fait des ravages, humains et écologiques. Emprisonnée dans son pot, la plante ne pourra cependant guère pousser davantage, et Kanoldt annonce le triste spectacle de son dépérissement.

Giorgio De Chirico (Vólos, 1888 - Rome, 1978)

Mélancolie d'un après-midi, 1913 Huile sur toile

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1999-24

De Chirico a vu en rêve deux immenses artichauts sur une place. Il les a installés ici en gros plan, sur un fond urbain désolé. L'énigme est totale autour de ces choses massives, sombres, dures et métalliques. Elles sont en tout cas l'indice d'une menace, alors que l'artiste, débarqué à Paris en 1911, s'y sent seul. Tout suggère l'harmonie brisée : dans ce monde moderne, plus rien ne communique avec rien, les humains sont cachés ou morts, les choses sont affranchies de ceux qui les produisent et les consomment. Un an avant la Grande Guerre, cette Mélancolie d'un après-midi naît de ce trouble, vertigineux.


Sophie Ristelhueber (Paris, 1949)

Fait # 31, 1992

Tirage couleur

Paris, Maison européenne de la photographie, 1995.1447 (16/27)

Après la guerre du Golfe (août 1990- février 1991), Sophie Ristelhueber a photographié ses stigmates, ses vestiges dans le désert. Ces chaussures rappellent avec une force spéciale qui tient à leur banalité, à leur solitude et à leur apparition-disparition, que la guerre a eu lieu, alors qu'on ne vit presque rien de sa violence à l'époque dans les médias. Comme les autres photographies de la série, tirée sur très grand format, Fait # 31 oppose sa réalité à notre aveuglement, elle convoque l'humain, réduit au fantôme qui alerte des désastres de la violence.

Giorgio Morandi

(Bologne, 1890 - Bologne, 1964)

Natura morta, 1944

Huile sur toile

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1976-19

Cette nature morte est exemplaire de l'art de Morandi à traduire le mystère et la poésie des choses. L'artiste a élu des objets simples, ordinaires, qu'il collectionnait, et il les a mis en scène selon un dispositif réglé, avec une grande économie de moyens. Disposés en frise sur un fond neutre, de formes et de hauteurs différentes, peints dans des harmonies sourdes de blanc nacré rompues par la boule de hochet jaune et bleue, ils sont comme figés dans le temps, silencieux et secrets. Morandi les a ainsi rendus présents au monde d'une manière qui excède leur fonction, intrigants, voire obsédants.

CHOSES HUMAINES
Le pouvoir des poupées est très ancien et le sujet sert aux artistes à révéler le peu de frontières entre l'être et la chose, le maître et son joujou. La marionnette, le pantin, l'automate, la poupée sont autant d'objets chargés de significations magiques, sexuelles, ironiques et poétiques. Ils renvoient à des pulsions secrètes, au fétichisme, comme à la perte, à l'hygiénisme, à la déshumanisation robotique, à la condition féminine.
Le malaise grandit quand un artiste s'en prend au corps humain pour le chosifier : le transformer en objet. Ainsi, Robert Gober fait surgir d'un mur une jambe coupée surmontée d'une bougie. Il montre un homme qui a disparu dans sa totalité et semble désigner l'espèce humaine dans son ensemble, isolée, retranchée dans cette partie du corps séparée du tout. Les choses représentées paraissent évoquer le péril d'une ère déshumanisée, où l'être s'effacerait derrière le matériel.


Robert Gober (Wallingford, Connecticut, 1954)

Untitled [Sans titre], 1991

Cire d'abeille, vêtement, bois, cuir et poils humains

Collection Pinault

Cette jambe et ce pied en cire, moulés sur le corps de Robert Gober, ainsi présentés au sol, inquiètent par leur étrangeté, comme la bougie greffée dessus. L'artiste n'a jamais tranché quant à leur signification. Mais, en 1991, en pleine crise du sida, ce fragment anatomique abandonné suggérait fatalement l'effondrement du corps dans la maladie, sa fragilité, son rejet, et sa disparition. Untitled confrontait à cette réalité, à la peur, et aux morts, dont Gober a voulu accueillir la présence dérangeante, et veiller le souvenir- c'est le sens de cette bougie, comme un cierge vivant.

René Magritte

(Lessines, Belgique, 1898 - Bruxelles, 1967)

Le Modèle rouge, 1935

Huile sur toile marouflée sur carton Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1975-216

Entre 1934 et 1964, Le Modèle rouge a fait l'objet de sept versions. C'est dire combien Magritte jugeait pertinente cette << seule réponse exacte » au «< problème » du soulier qu'il se posait alors : celui de « l'union d'un pied humain et d'un soulier de cuir »>, barbarie devenue convenable par la force de l'habitude. Max Ernst avait signalé à Magritte l'enseigne d'un cordonnier qui lui permit de donner une forme à la «< coutume monstrueuse », en dépliant la dialectique de la nature (le pied nu) et de la culture (la chaussure), celle de la civilisation et de la barbarie, du vu et du caché.

Figure féminine aux bras articulés, vers 250-270
Os
Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, Cp 9529 (MNE 191)
En os ou en ivoire, les poupées romaines de l'époque impériale ont la forme de femmes nues adultes, destinées à être habillées. C'est le cas de celle-ci, munie de membres articulés ses jambes ont disparu -, à la tête soignée, aux mains fines, au sexe dessiné. Après avoir servi de jouets, au moment du mariage, les poupées étaient offertes aux dieux du foyer et à Vénus. Le rite devait symboliser la fin de l'enfance, et le passage à l'âge adulte. Quant aux jeunes filles qui mouraient avant de se marier, elles emportaient leurs poupées dans la tombe, pour signifier leur état inchangé.

Alex Burke (Fort-de-France, 1944)

Poupée

Tissu, cordes, fil

Paris, Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel

Cette poupée rappelle les kachinas des Hopis, ou des objets d'exorcisme. Elles ont surtout une parenté avec les marionnettes de The Bread and Puppet Theatre, compagnie radicale fondée aux États-Unis en 1962 contre la répression, la guerre, l'injustice. Burke, lui, « RECOLLE LES MORCEAUX » contre la ruine et l'aliénation de l'individu Sa pratique du patchwork, du mixage, met au jour l'intériorité de l'homme, ses origines, mémoires, refoulements. La forme, humaine mais aveugle et sans visage, est tenue debout par ces tissus, ces rubans qui l'emprisonnent autant qu'ils rassemblent ses forces.

Thomas Schütte (Oldenbourg, 1954)

No Title x3 [Sans titre x3], 2001

Résine, tissu, papiers imprimés, ficelle, ruban adhésif, plâtre, bois, verre, plastique Londres, Tate Gallery, T07017-18-19

On donnerait volontiers pour ancêtres à ces marionnettes aux têtes grotesques les têtes de caractère » de Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783), qui dépeignent des expressions faciales et des états d'âme. Elles font partie d'une série de 18 sculptures, commencées en 1992 et intitulée Ennemis réunis. L'Allemagne venait d'être réunifiée, et ces sculptures ont pu être interprétées comme une satire de figures politiques, de leurs ridicules et de leurs combats. Plus largement, elles suggèrent dans leur précarité un certain état de la condition humaine, les passions qui la fondent.

Valérie Belin (Boulogne-Billancourt, 1964)

Still life with Dish, [Nature morte au plat], 2014

Pigment Print

Paris, Galerie Nathalie Obadia, 14020502

Ce déballage de choses banales évoque la représentation d'un trésor ancien; les couleurs, les reflets, la variété des formes et des matières renforcent cette impression. L'artiste se réfère autant aux fastueuses natures mortes anciennes, qu'à la photographie publicitaire pour parler de notre temps. Car ce désordre qu'elle ordonne est celui du monde, pris dans une folie de consommation et d'hyperproduction. Dans cette économie déréglée, tout se dégrade et se déclasse, les êtres et les choses. Celles-ci posent encore, mais, réduites à des «< soldes »>, elles sont près d'être oubliées, jetées.


LES TEMPS MODERNES
En 1914, Marcel Duchamp présente ironiquement un ready-made trouvé tel quel dans le monde industriel qui s'apprête à nourrir la machine de la plus grande guerre depuis les débuts de l'humanité. Il signe son porte-bouteilles comme une œuvre en le sauvant de sa reproduction technique anonyme et impose du même coup le symbole iconoclaste de l'industrie dans le champ de l'art.
Les codes de représentation du réel éclatent. Les objets familiers sont observés en tous sens, sous plusieurs angles et simultanément. Le lien avec le monde n'est plus rendu par sa représentation fidèle, mais par l'intrusion du journal, de tissus, du plastique ou de déchets. Les artistes donnent une forme à la série, au bruit, à la vitesse, au chaos de la société moderne où, plus que jamais se confondent les êtres et les marchandises. Dans les représentations, les femmes semblent fusionner avec leurs appareils ménagers dans un univers domestique. L'individu paraît devoir survivre comme un rouage; il semble contraint à s'adapter à la chose plutôt que la soumettre. Les artistes n'en finiront jamais plus de chercher à donner une forme au grand Ballet mécanique de la vie moderne filmé par Fernand Léger dès 1924.

Fernand Léger (Argentan, 1881 - Gif-sur-Yvette, 1955)

Le Réveille-matin, 1914 Huile sur toile

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 3303 P

Le Réveille-matin, son alarme, évoquent la folie moderne, la vitesse et la vie fragmentée. L'individu est disloqué, tandis que l'objet résiste, en bas à droite de la composition. Il l'ordonne, même : il fait se déployer cylindres, sphères et cônes, une mécanique bruyante et clignotante. Léger était fasciné par l'objet fabriqué, démultiplié par la mécanisation et la standardisation de la production. Mais la Grande Guerre allait s'en nourrir, et le rythme tricolore de l'ensemble évoque aussi la mobilisation générale, comme le symbole du béret noir. Léger, lui, allait partir au front.



Fernand Léger (Argentan, 1881 - Gif-sur-Yvette, 1955)

Le Ballet mécanique, 1923-1924

Coréalisation: Dudley Murphy Photographies: Man Ray et Dudley Murphy Musique : George Antheil Film 19', extrait 1'59

Le Ballet mécanique est un kaleidoscope d'images montées rapidement et répétitivement, où les choses de la vie moderne, magnifiées par le gros plan, deviennent des protagonistes, au même titre que les humains. L'artiste avait été ébloui pendant la Grande Guerre industrielle par la culasse d'un canon de 75, et il n'avait plus pu, dès lors, se départir de la réalité des objets. En 1923, il affirmait ainsi que, leur << personnalité » « était devenue « l'événement » à célébrer, et qu'ils passaient, avec leur puissance plastique, << de plus en plus au premier plan », devant l'homme qui les servait.

Paul Strand (New York, 1890 - Orgeval, 1976)

Lathe, Ackeley Shop [Tour, atelier de réparation Ackeley], 1922

Épreuve gélatino-argentique Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1985-325

Ce gros plan d'une machine de l'atelier Ackeley (New York) pourrait célébrer la puissance et l'efficacité du nouveau monde industriel, par son caractère impeccable et sublime. Mais cette machine, étrangement à peine usée et très propre, est à l'arrêt. Le cadrage, en l'isolant, la donne à voir pour ce qu'elle est : une mécanique, qui ne peut pas fonctionner toujours, et sans les femmes et les hommes. Abandonnée à elle-même, presque pathétique dans son attente, elle oppose ainsi à la civilisation moderne l'image de sa fragilité, de son ennui, de sa vacuité.

Roue d'automobile, 1917 Épreuve gélatino-argentique Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1985-360

Cette Roue d'automobile prouve qu'au début du 20e siècle, la fascination pour les choses de la civilisation industrielle, la machine, s'est exprimée aussi en photographie. En 1917, cette fascination était d'autant plus ambivalente que la Grande Guerre en révélait le pire, et Strand semble ici avoir voulu à la fois célébrer la perfection mécanique et sa beauté, et révéler une force brute et froide. Le nouveau monde promis par l'industrie pouvait paraître inhumain, Strand lui a donné une forme à son image: précise, directe, mais sans état d'âme, belle et terrible.

Marcel Duchamp (Blainville-Crevon, 1887 - Neuilly-sur-Seine, 1968)

Porte-bouteilles, réplique, vers 1921

Fer galvanisé

Collection Hopi Lebel - présenté par le Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel

En 1914, Duchamp achète au Bazar de l'Hôtel-de-Ville un porte-bouteilles <<< sur la base d'une pure indifférence visuelle ». Ce choix, qui déclasse les qualités esthétiques et le métier de l'artiste, le titre, l'inscription originelle à l'intérieur du cercle du bas, la signature, enfin, élèvent l'objet << tout fait» (ready-made) au rang d'œuvre d'art. Si l'oeuvre originale a disparu vers 1916, vers 1921, Duchamp a refait le Porte-bouteilles pour l'offrir à sa sœur Suzanne - attaquant au passage l'unicité de l'œuvre d'art. Il ajouta sur ce nouvel exemplaire présenté ici << Marcel Duchamp/Antique certifié ».

Arman

(Nice, 1928-New York, 2005)

Déchets bourgeois. Et s'il n'en reste qu'un je serai celui-là, 1959 Déchets et ordures dans une boîte de verre

et socle en bois

Paris, collection particulière, Courtesy Galerie GP & N Vallois

Nombre des choses accumulées ici, des déchets, ne sont pas identifiables. Arman attire le regard sur tout ce dont une société bourgeoise se débarrasse, à l'heure de la grande consommation. Au dégoût ou au rejet, l'artiste ajoute l'inquiétude et la mise en garde: une boîte de Déchophyline renvoie à la prise de psychotropes, alors que I'ONU s'apprêtait à signer une Convention unique pour lutter contre la consommation de drogues (1961). La banalité du quotidien recouvre mal cette autre réalité domestique, et la tentative de sortir du monde tel qu'il est.

Martial Raysse (Golfe-Juan, 1936)

Oiseau de paradis, 1959-1960 Objets en plastique sur une tige métallique

Paris, musée d'Art moderne de Paris, AMVP 3033

Raysse a assemblé cet Oiseau de paradis à partir d'éléments en plastique multicolores. Sur des piédestaux de fortune, ces choses banales sont célébrées comme les nouveaux fétiches de la société de consommation alors en plein boom. Le plastique et les produits des supermarchés en général ont enthousiasmé Raysse. Il s'en saisit, non sans ironie, pour élaborer sa vision d'<< un monde neuf, aseptisé, pur et [...] de plain-pied avec le monde moderne », qui offre de mieux percevoir le réel au prisme des choses, de leur évidence, de leur beauté, de leur artificialité, de leur inaltérabilité.

Arman

(Nice, 1928-New York, 2005)

Portrait-robot d'Iris Clert, 1960

Diverses affaires personnelles dans une boîte en plexiglas Paris, Musée d'Art moderne de Paris, AMVP 2911

Le titre de l'œuvre explicite l'intention d'Arman: brosser un Portrait-robot d'Iris Clert, galeriste parisienne, résumée aux choses matérielles qui définissent son genre, son style, son corps. Elles évoquent une vie, un quotidien, une odeur et des efforts de séduction. Une profession également : l'invitation à l'exposition << Le Plein » d'Arman (1960) rappelle la relation de l'artiste à la galeriste. Comme dans ses autres Portraits-robots, Arman procède par l'accumulation de choses, pour capturer une personnalité complexe qui se rassemble en extraits, fragments, petits restes d'elle-même.

Georges Braque (Argenteuil, 1882 - Paris, 1963)

Nature morte à la bouteille, Automne 1910

Huile sur toile

Paris, Musée national Picasso-Paris, Donation Picasso 1910 MP2017-7 Collection personnelle Picasso

Dans la phase << analytique » (1910-1912) du cubisme, la peinture est un outil pour analyser et déconstruire la perception du réel. Ici, Braque a voulu restituer une seule image à partir des multiples perceptions saisies par le corps en mouvement autour de cette bouteille. Fragmentée en plans, en facettes prismatiques tranchantes, la chose gagne paradoxalement en force plastique puisqu'elle est vue et représentée sous tous ses angles. Pour Braque et Picasso cubistes, les objets familiers ont été les supports de leur révolution plastique pour aborder le monde d'une façon neuve.

Umberto Boccioni (Reggio de Calabre, 1882 - Vérone, 1916)

Développement d'une bouteille dans l'espace, 1912

Tirage en bronze, 1931

New York, The Museum of Modern Art Aristide Maillol Fund, 1948, 230.1948

<< La sculpture doit donner la vie aux objets en rendant sensible, systématique et plastique leur prolongement dans l'espace »>, écrivait Boccioni en 1912 dans son Manifeste technique de la sculpture futuriste. Il atteint ici à cet objectif, en « développant >> cette bouteille dans l'espace autour d'elle. Elle y est comme dissoute ou diffractée de façon centrifuge, rejoignant le mouvement du regardeur et de la vie. Ainsi représentée, la chose participe au combat des futuristes contre le passé et la tradition au profit de l'exaltation de la modernité des machines et de la vitesse.

Andy Warhol

(Pittsburgh, Pennsylvanie, 1928 - New York, 1987)

Coca-Cola, 1976-1986 Ensemble de 4 photographies noir et blanc cousues Centre national des arts plastiques, achat à la galerie Gabrielle Maubrie, 1987, FNAC 3187

À partir de 1976, Warhol a choisi de photographier les objets qui l'entouraient. Il a tiré des images en plusieurs exemplaires et les a assemblées, comme ici. Coca-Cola affirme sa fascination pour les fétiches de la société de consommation. L'artiste n'était pas dupe : la couture qui lie les photographies insiste sur la réalité concrète, quand le flux des images médiatiques et la reproduction technique tendent à tout déréaliser et mettre au même niveau. La transformation de la publicité en œuvre suggère les dangers et la vanité du mode de vie américain, la part à faire entre réalité et fiction.

Martha Rosler (Brooklyn, New York, 1943)

Semiotics of the Kitchen [Sémiotique de la cuisine], 1975 Bande vidéo betacam SP PAL numérisée 4/3, noir et blanc, son, anglais

6'09

Achat, 2000

Centre Pompidou, Paris

Musée national d'art moderne/Centre de création industrielle

Dans cette parodie d'émission culinaire, Martha Rosler condamne la télévision qui construit et renforce l'image aliénante de la femme au foyer. Avec une solennité jouée, l'artiste nomme chaque ustensile de cuisine (<< Tablier », « Bol », « Hachoir »), avant de l'utiliser, violemment ou à contre-emploi, ou même de le mimer en frôlant du coup le ridicule et la folie. Les choses de la cuisine se chargent ainsi de colère et de frustration Elles deviennent les outils de la révolte contre la misogynie et le patriarcat, tandis que la parole, pour la femme, « nomme sa propre oppression >>.

Jacques Tati (Le Pecq, 1907 - Paris, 1982)

Playtime, 1967

Avec la collaboration de Jacques Lagrange, Specta films, Jolly films; décors Eugène Roman; montage Gérard Pollicand; musique Francis Lemarque, David Stein, James Cambell; distribué par Carlotta Film 65 mm, 135', extrait 0'45 Les Films de Mon Oncle

En 1967, dans Playtime, Tati essaie désespérément d'adapter son grand corps gauche à un fauteuil en skaï new look. Il nous fait ainsi comprendre de quoi sont faits les temps modernes : du fétichisme des objets, mais aussi du divorce entre la matière et la personne, entre la série et l'humain qui s'obstine à demeurer singulier, inadapté. Dans son étonnement devant le siège en skaï dans une scène devenue mythique, c'est tout l'ordre nouveau technique, économique, politique, moral qu'il ne parvient pas à épouser.

Niki de Saint Phalle

(Neuilly-sur-Seine, 1930 -

La Jolla, Californie, 2002)

Sans titre, 1959

Objets et huile sur plâtre Paris, collection particulière, Courtesy Galerie GP & N Vallois

Des objets sont fichés par Niki de Saint Phalle dans du plâtre blanc sali de noir, sur un fond rouge : un numéro 3, un grand clou recourbé, un rectangle au bout d'une tige et surtout une arme, un revolver noir. En 1959, quand elle donne forme à ce montage, le monde est depuis longtemps, selon elle, secoué de convu sions violentes et ce revolver en majesté fait partie d'une série d'assemblages bruts de la même époque. Car les choses, chez Niki de Saint Phalle, forment le baromètre de ses tensions intérieures.

OBJETS POÉTIQUES
En réaction à la rationalisation et à la mécanisation, des artistes insistent sur l'étrangeté du monde par la rencontre de choses qu'ils recyclent pour qu'elles ne servent plus à rien. Réunis de façon inhabituelle et poétique, les objets sont conçus pour amuser, agacer, désorienter, intriguer, écrit Man Ray dans un esprit dada-surréaliste. Comme ses amis, il trouve de quoi rêver dans les brocantes, les marchés aux puces et les décharges. Il croit au pouvoir magique des choses, à leur vertu même quand elles sont abîmées ou n'existent qu'en rêve. L'imagination prend le pouvoir. En 1969, quand Meret Oppenheim veut représenter poétiquement un écureuil, elle colle une queue sur un verre de bière et le tour est joué.

Alberto Giacometti

(Borgonovo, 1901 - Coire, 1966)

Table, dit aussi La Table surréaliste, 1933

Bronze

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 960 S

Cette Table surréaliste associe une tête féminine, une main coupée, un polyèdre et un creuset contenant une fiole. L'assemblage est poétique et symbolique. Son incongruité évoque la << rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie », dont le comte de Lautréamont, salué par les surréalistes comme un de leurs prédécesseurs, vantait la beauté en 1869. Le polyèdre, lui, est directement emprunté à Melencolia I (1514) de Dürer, alors que Giacometti est dévasté par la mort de son père. La Table surréaliste exprime sa souffrance et le surgissement des fantômes.

Dorothea Tanning

(Galesburg, Illinois, 1910 - New York, 2012)

Some Roses and Their Phantoms [Quelques roses et leurs fantômes], 1952

Huile sur toile

Londres, Tate Gallery, T07987

Dorothea Tanning a posé quelques roses très mystérieuses sur une nappe en lin blanc. Tout ici est affaire de transformation, qui dérange l'ordre domestique : les fleurs semblent appartenir autant au règne animal que végétal, et l'artiste les a doublées de leurs fantômes solides ou vaporeux, échoués sur la nappe, ou qui flottent dans le fond infini de la toile. Tanning savait à quel point ces roses étaient vivantes. Contre l'idée de << nature morte », elle les a rendues à l'imagination de leurs différents états, qui suggère combien le monde est instable par nature.

Robert Filliou

(Sauve, 1926 - Les Eyzies-de-Tayac, 1987)

Optimistic Box nº1

[Boîte optimiste nº 1], 1968

Bois, grès, papier

Inscriptions: Thank God for Modern Weapons/ We don't throw stones at each other anymore [Inscriptions: Remercions dieu pour les armes modernes / Nous ne lancerons plus de pavés] Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 2003-113

Filliou était un poète et un artiste de la paix, non-violent, surtout depuis sa découverte du zen en Corée et au Japon. Ce premier multiple de la série des Boîtes optimistes contient un pavé tel que ceux qui avaient été lancés en mai de cette année 68, et Filliou se réjouissait alors qu'«< on n'en jette plus ». Mais, sous le couvercle de la boîte, l'artiste rendait ironiquement grâce à Dieu pour les armes de destruction massive, manière de signifier aussi que depuis les premiers affrontements du monde jusqu'à la guerre froide, d'autres manières de blesser et de tuer avaient été inventées.

Meret Oppenheim (Berlin, 1913 - Bâle, 1985)

L'Écureuil, 1969

Queue d'écureuil et mousse dans un verre à bière Collection Antoine de Galbert, 595

Réputée pour sa liberté et son audace, Meret Oppenheim a pâti, comme nombre d'artistes femmes, de la misogynie de ses contemporains et d'une lecture réductrice de son travail. En 1969, son Écureuil étrange a pu amuser, étonner le réel, en assemblant dans une veine post-surréaliste des choses incompatibles. Mais, derrière la poésie, l'artiste se moquait surtout des hommes, en dressant d'eux un portrait-charge qui les réduit à une forme phallique appelant au toucher (le manche de la chope) et la bière. De ce point de vue, L'Écureuil collait à son temps, en jouant à sa manière la libération des femmes.

Marcel Broodthaers (Bruxelles,1924 - Cologne, 1976)

Casserole and Closed Mussels [Cocotte de moules fermées], 1964

Coquilles de moules, pigments, résine polyester et cocotte en fer avec poignées en bois Londres, Tate Gallery, TO1976

Il s'agit d'un des premiers assemblages de Broodthaers, après qu'il a abandonné la poésie et la littérature pour, affirmait- il ironiquement, << entrer dans le moule »>, <<< vendre quelque chose et réussir ». L'oeuvre s'inscrit dans une série d'autres << casseroles de moules », évoquant le plat national de sa Belgique natale, et surtout cette << reconversion » en forme de blague. Référence surréalisante aux coquillages des natures mortes flamandes, symboles de vanité, le mollusque fermé contient du vide, comme l'artiste, qui, par dérision, atteint au degré zéro du langage plastique.

Louise Nevelson (Pereïaslav, 1899 - New York, 1988)

Bagage de Lune, 1959

Assemblage: coffret, fragments de bois noirci trouvés, collés et cloués Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1989-461

Dès 1950, Louise Nevelson a recyclé des choses ordinaires dans ses sculptures comme ici des fragments de bois peints en noir. L'œuvre ressemble à une sorte d'autel, à un totem, à une collection de reliques. Ces petits restes usés ont vécu, ils paraissent même être passés par la destruction - l'œuvre serait-elle alors une parabole du destin des sociétés industrielles? En 1959, le premier survol de la Lune faisait rêver à d'autres mondes, mais Nevelson pouvait d'abord s'inquiéter que le nôtre soit dur, sec et triste, comme un paysage lunaire.

Piero Manzoni (Soncino, 1933 - Milan, 1963)

Fiato d'Artista [Souffle d'artiste], 1960

Ballon en caoutchouc, ficelle, colle, étiquette en métal et base en bois Londres, Tate Modern, T07589

Manzoni a enfermé son souffle dans un ballon fixé sur un socle. L'artiste a réitéré ce geste une vingtaine de fois. Il est ironique en ce qu'il suggère la vanité de l'art, réduit à un simple souffle, programmatique, aussi : << Il n'y a rien à dire. Il n'y a qu'à être, vivre >> réclamait Manzoni. Surtout, ce geste est poétique, si on considère le symbole, mais dramatique : quand le ballon éclate, ou se dégonfle, le souffle <«< créateur » se disperse. Ne reste alors que cette relique dérisoire et informe, et rien de la présence réelle, intime, de Manzoni, mort précocement à 30 ans.

Philippe Chancel (Issy-les-Moulineaux, 1959)

Futons et tatamis hors d'usage et contaminés par les eaux chargées d'iode 131 et de césium 137 hautement radioactifs autour de la centrale, district de Watari Photographie Paris, collection de l'artiste

Dans cette vue de futons et de tatamis contaminés à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima (2011), Philippe Chancel donne à considérer l'ampleur de celle-ci au prisme des choses, comme des restes, des faits et des témoins. Accumulées, elles font présence: leur représentation s'attache aux teintes et aux matières, suggère leur poids, le danger aussi qui les entoure. Ces choses affirment leur puissance d'évocation, prennent en charge l'événement, mais dans leur manière d'ouvrir à l'imagination du désastre et des êtres, absents.

METAMORPHOSES
Tout devient de plus en plus incertain dans les représentations contemporaines.

Des froids pastiches d'objets dans le monde post-industriel à la mise en scène de choses banales chargées de significations historiques, éthiques et politiques, tout s'inscrit dans une longue tradition qui a délégué aux choses la vertu de parler des affaires humaines. Elles traduisent encore la joie du monde mais surtout ce qui dérange : la mort, la solitude, la maladie, la pauvreté, les réfugiés, l'intolérance, le dérèglement climatique...

Plongés dans l'hybridation des êtres et des choses, il nous faut revenir aux Métamorphoses d'Ovide, ce long poème de l'exil achevé en l'an 1 de notre ère : l'auteur avait osé prôner la licence contre l'ordre moral d'Auguste. Il invente le mot même de << métamorphose » pour désigner la permanente instabilité du monde.

Tetsumi Kudo (Osaka, 1935 - Osaka ou Tokyo, 1990)

Pollution-cultivation-nouvelle écologie, 1971

Fleurs et objets divers en plastique,

carton et cellulose Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou,

AM 1976-915

Tetsumi Kudo a fait pousser un paysage terrifiant, hanté par les catastrophes d'Hiroshima et Nagasaki : une image de cette << nouvelle écologie » cauchemardée par l'artiste japonais, où la nature polluée, la technologie et l'artifice mangent l'homme. Dans ce nouveau monde infernal, celui-ci ne survit alors qu'à l'état de restes, et sous des formes dégradées, indistinctes dans le renversement des règnes. L'oeuvre fait partie d'une série d'autres << jardins » dystopiques où Kudo cultive le même genre de choses terribles comme autant de preuves de cette évolution organique en sens inverse du <<<< progrès >>.

Robert Milton Ernest

Rauschenberg (Port Arthur, 1925 - Captiva, 2008)

Sri Lanka bags [Sacs au Sri Lanka], 1988

Polaroid noir et blanc avec blanchiment Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 1992-107

Ce Polaroïd noir et blanc est blanchi par Robert Rauschenberg, qui accorde sa matière sale à son sujet élémentaire : deux sacs de pierres. Au début des années 1980, le précurseur du Pop Art a voyagé au Sri Lanka et ramené quantité de souvenirs de la vie quotidienne, notamment photographiques. Il continue ainsi dans sa veine de la représentation des choses de la vie de tous les jours, mais celles du Sri Lanka en 1988 sont bien différentes des archetypes américains des années 1950-1960 qu'il a représentés.

Jean-Pierre Raynaud (Courbevoie, 1939)

Croix rouge, 1991 Porte d'ambulance militaire

Paris, collection de l'artiste

Cette porte d'ambulance militaire portant une croix rouge sur un carré blanc troué par deux vitres est-elle un ready-made? Sans doute, dans la lignée de Marcel Duchamp et de Dada, qui prélevaient des signes de la réalité quotidienne pour les imposer dans le monde de l'art. Jean-Pierre Raynaud écrit que ses natures mortes ont toujours << un goût amer ». Ses œuvres où il recycle les traces du monde font souvent penser à la guerre - qui le hante depuis son service militaire après lequel il est resté seul, alité pendant un an -, à la violence, a la claustration, à la mort, à la folie, à l'interdit, à la série, à la beauté aussi.

Miquel Barceló (Felanitx, 1957)

Grisaille à l'espadon, 2021

Huile et fusain sur toile Courtesy of Miquel Barcelo and Galerie Thaddaeus Ropac, London, Paris, Salzburg, Seoul

Sur une table, Barceló a accumulé quantité de choses, dominées par un grand espadon. Voilà qui évoque l'opulence des natures mortes flamandes, ces tableaux où toute la mer semble remontée à la surface de la terre. L'artiste travaille avec cela en tête, dans la suite de Zurbarán, Velázquez, Chardin, Meléndez. Mais il invente sa manière, privilégie des gris et des blancs où des ombres se forment, des reliefs se précisent, des presences s'imposent, jusque sur la nappe où des formes mouvantes et liquides redoublent et ressuscitent les choses. La mort, chez Barceló, est ce qui fait éclater la vie.

Joan Miró

(Barcelone, 1893 - Palma de Majorque, 1983)

Nature morte au vieux soulier, Paris, 24 janvier - 29 mai 1937 Huile sur toile

New York, The Museum of Modern Art Gift of James Thrall Soby, 1970, 1094.1969

En pleine guerre civile espagnole, Miró, exilé à Paris, a peint selon ses mots « quelque chose de très grave » : une tragédie » de choses, << un misérable bout de pain >>, << une vieille godasse, une pomme transpercée par une cruelle fourchette et une bouteille, comme une maison flamboyante qui répandait l'incendie par toute l'étendue de la surface ». Ce sont les petits restes du grand désastre, ses preuves Leur banalité, leur matérialité opposent à la tentation allégorique la réalité directe de la catastrophe, comme aux figures spectaculaires d'un Picasso avec Guernica (1937) leur humilité poignante.

Ron Mueck (Melbourne, 1958)

Still Life [Nature morte], 2009 Édition 1/1

Matériaux divers

Courtesy of Ron Mueck and Galerie Thaddaeus Ropac,

London, Paris, Salzburg, Seoul

En 2009, la pandémie de grippe A multiplie les images de poulets abattus. Elles frappent tant Ron Mueck qu'il traite l'un de ces volatiles comme ces figures humaines hyperréalistes, naines ou géantes, qui, dans son œuvre, donnent à l'humanité une forme inquiète. L'artiste joue ici encore de la tension entre l'extrême réalisme et l'irréalité des dimensions, qui forcent à regarder de près cette bête pathétique, quand nous prêtons à peine attention à des millions d'autres, malades et mises à mort. Ce poulet paraît soudain plus qu'un détail du monde une chose très humaine qui nous ressemble.

Jean-Jacques Lebel (Paris, 1936)

Vénus endormie de Giorgione rêvant de B. H. (Bernard Heidsieck) et de F. D. (François Dufrêne), 1970-1980

Cuir, cuivre, métaux, caoutchouc, systeme d'éclairage avec deux spots Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 2019-684


Si Jean-Jacques Lebel donne à son œuvre un titre éminemment intime et poétique, qui renvoie à deux poètes et artistes, dans cet entrelacs de sangles, de muselières, de lanières de cuir crochetées sur une barre de fer inquiète, chacun verra bien ce qu'il veut. Nous y voyons la grande forme d'une monture à l'envers, quelque chose de bestial et de mythologique, comme le fantôme du cheval de Turin qui signe le début de la folie de Friedrich Nietzsche, le 3 janvier 1889, lorsqu'il se précipite sur une bête battue par son cocher pour l'embrasser de toutes ses forces avant de s'effondrer en larmes.

Luc Tuymans (Mortsel, 1958)

Sans titre, 1989

Huile sur toile

Clermont-Ferrand, collection FRAC Auvergne

Ces fruits pourrissants ne sont pas seuls à frôler la destruction: la toile elle-même, dans sa pauvreté affirmée, est comme sabordee. Comme d'autres artistes avant lui, le peintre belge redouble ainsi la vanité en découvrant son travail, remis en question dans sa condition matérielle, son illusion, son utilité, sa force et sa pérennité. Du fruit, anecdotique, au tableau, emblème de la culture, rien ne semble devoir ou pouvoir durer en ce monde, et Tuymans dit ce long épuisement des choses d'une manière qui iend touchant ce memento mori.

Felix Gonzalez-Torres (Guáimaro, Cuba, 1957 - Miami, 1996)

"Untitled" (Welcome Back Heroes) [<< Sans titre » (Bon retour aux

Bazooka Bubble Gum,

héros)], 1991 à la disposition des visiteurs Poids idéal 200 kg, dimensions variables selon l'installation Collection particulière

Il y a quelque chose d'une fête dans l'expérience de l'oeuvre, qui, aux couleurs americaines et françaises, pouvait célébrer la victoire contre l'Irak, en 1991. Mais Gonzalez-Torres était trop conscient des maux de l'Amérique pour nourrir la ferveur patriotique. Il était opposé à la guerre, à la violence, à l'héroïsation des uns contre les exclus de la société. On sent alors l'ironie à l'œuvre dans ces bonbons. leur disparition progressive, au fur et à mesure qu'on en prend, qu'on en ingère comme le corps des «< héros », suggère que la magie d'une victoire ne tient pas dans la réalité politique et sociale.

Pablo Picasso

(Malaga, 1881 - Mougins, 1973)

Grande Nature morte au guéridon, Paris 11 mars 1931

Huile sur toile

Paris, musée national Picasso-Paris, Dation Pablo Picasso, 1979, MP134

Tout semble très vivant dans cette Grande Nature morte. Dans la chaleur des couleurs, la dynamique des courbes, les êtres et les choses dialoguent et fusionnent. Il en va d'une métamorphose joyeuse : les pommes sont comme des seins, le pichet jaune ondoie comme une chevelure. Marie-Thérèse Walter règne sur ce monde mouvant et très humain, où les formes organiques, le jaune et le mauve, évoquent en effet la compagne et modèle de l'artiste Quarante ans plus tard, à même cette toile, Picasso traçait encore du doigt les courbes de la jeune femme en s'exclamant. En voilà une nature morte! >>

Jim Dine (Cincinnati, Ohio, 1935)

Nancy and I at Ithaca (Straw Heart) [Nancy et moi à Ithaca, État de New York (Coeur de paille)], 1966-1969

Acier, paille, résine et colle

Paris, Musée national d'Art moderne - Centre Pompidou, AM 2017-367

En 1966-7, Dine a conçu Nancy and I at Ithaca, un environnement composé de huit sculptures monumentales, dont ce Green Hand, une main comme un cactus, ou celle en mousse d'un supporter de baseball. Si elle évoque la fétichisation des choses par les pop artistes, Dine s'éloignait alors pourtant d'eux. Avec Nancy and I..., il s'agissait surtout d'inventer des formes hors des catégories artistiques traditionnelles, d'expérimenter des matériaux organiques et artificiels, des techniques manuelles et industrielles. Cette main chosifiée était un support d'expression de cette liberté de création.

Michelangelo Antonioni Ferrare, 1912 - Rome, 2007)

Zabriskie Point, 1970

Film 110', extrait 2'06 Burbank (Californie), Warner Bros, Clip&Sti Licensing

La rencontre entre une étudiante et un militant dans la Vallée de la Mort pendant les révoltes des années 1960 est la toile de fond de ce film culte qui choqua en son temps l'Amérique puritaine. La scène finale où l'héroïne se retourne en imaginant l'explosion d'une villa moderniste résume la révolte et la pulsion anticonsumériste de la jeune génération. Sur fond de musique des Pink Floyd, tous les objets de la société de consommation, les fétiches de l'Amérique du capital, sont pulvérisés : mobilier, télévision, nourriture, garde-robe et livres.

Glenn Brown (Hexam, 1966)

Burlesque, 2008

Huile sur toile Collection Pinault

Avec ces pommes gâtées, Burlesque est une vanité. Brown aime à réinterpréter les chefs-d'oeuvre, mais en les inquiétant avec des logiciels de traitement d'images qui changent tout, tandis que son photoréalisme feint même la touche pour le rapprocher davantage des maîtres anciens. L'artiste se mesure ici à Gustave Courbet et à ses Pommes rouges au pied d'un arbre (1871-2), peintes en prison. Brown en accentue le pessimisme, la douleur, jusqu'à l'angoisse et au tragique d'une apocalypse en vert hallucinant, où le pourrissement des choses corrompt la terre et le ciel, à moins que ce ne soit l'inverse.

Nan Goldin (Washington, 1953)

1st days in quarantine, Brooklyn, NY, 2020

Dye sublimation print on aluminum Edition of 7

Paris, Marian Goodman Galerie

Confinée chez elle, à New York, en 2020, au pic de la crise de la Covid-19, Nan Goldin a photographié ces bouquets de fleurs devant une fenêtre. À l'extérieur, les arbres aux branches dénudées dialoguent avec, mais les inquiètent aussi : au réconfort de l'intérieur s'oppose le monde soudain vide et froid, arrêté d'un coup par l'épidémie. En haut à droite de la composition, deux petites têtes de mort dessinées agissent de la même manière : elles rappellent la vanité de l'existence, de la beauté et de la joie si près de faner, comme ces fleurs fragiles qui tremblent dans l'oeil photographique.

Barthélémy Toguo (Mbalmayo, Cameroun, 1967)

Le Pilier des migrants disparus,

2022

Tissus

HdM Gallery Pékin, Londres, Paris et courtesy de l'artiste

Ces ballots colorés en tissus africains, bagages improvisés avec des matériaux de fortune, évoquent les déplacements de population qui se multiplient à proportion des crises de notre temps. La forme de l'installation rappelle le mât du bateau où les êtres s'embarquent avec les objets, les choses, qu'ils ont pu réunir et qui parlent d'eux. Toguo le sait. Il les évoque dans son art pour qu'ils poursuivent les vies interrompues par l'exil.

Le pilier des migrants, sous la Pyramide du Louvre, a été imaginé par l'artiste pour l'exposition Les Choses, une histoire de la nature morte, qui se tiendra du 12 octobre 2022 au 23 janvier 2023 dans le Hall Napoléon. Il pose un regard neuf sur les objets et leur représentation.

On profite de l'exposition pour aller faire un tour dans l'aile Richelieu voir les maîtres flamands ! Sélection subjective:

Jan FYT
Anvers (Belgique actuelle), 1611 - Anvers, 1661
Nature morte au chien et au bas-relief
1651
Huile sur toile

Frans SNYDERS
Anvers (Belgique actuelle), 1579 - Anvers, 1657
Fruits et légumes avec un singe, un perroquet et un écureuil
Vers 1620
Huile sur bois

Rembrandt Harmensz. van RIJN, dit REMBRANDT
Leyde (Pays-Bas), 1606 - Amsterdam (Pays-Bas), 1669
Saint Matthieu et l'Ange
1661
Huile sur toile

Gerrit van HONTHORST Utrecht (Pays-Bas), 1590 - Utrecht, 1656
Le Concert
1624
Huile sur toile

Attribué à Jan LIEVENS
Leyde (Pays-Bas), 1607-
Amsterdam (Pays-Bas), 1674
Jeune Garçon à l'atelier, dit Le Petit Dessinateur
Vers 1630-1635
Huile sur toile

Salomon de BRAY
Amsterdam (Pays-Bas), 1597 -
Haarlem (Pays-Bas), 1664
Jeune Femme se peignant 1630-1635
Huile sur bois

Abraham MIGNON
Francfort-sur-le Main (Allemagne actuelle), 1637 - Utrecht (Pays-Bas), 1679
Fleurs, fruits, oiseaux et insectes sur un fond de ruines, avec une souris pénétrant dans un nid, après 1660 Huile sur toile

Johannes VERMEER Delft (Pays-Bas), 1632 - Delft, 1675
La Dentellière
Vers 1669-1670
Huile sur toile collée sur bois

Pieter de HOOCH
Rotterdam (Pays-Bas), 1629 - Amsterdam (Pays-Bas), 1684
La Galante Compagnie, dit La Buveuse
1658
Huile sur toile


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