vendredi 21 octobre 2022

Top secret à la cinémathèque française en octobre 222


ESPIONNAGE ET CINÉMA: UNE HISTOIRE DE TECHNIQUES

Cinéma et espionnage ont toujours fait bon ménage, depuis les films épisodes du muet jusqu'aux blockbusters les plus contemporains. L'agent secret, personnage mystérieux, support de tous les fantasmes et de toutes les ambiguïtés romanesques, accompagne souvent la marche de l'Histoire. Tantôt invincible, tantôt torturé, l'espion hante le cinéma d'auteur autant que de série B.

Mais surtout, espionnage et cinéma partagent l'art - et la technique - de cadrer, filmer et capturer des sons et des images. Tel un espion, le cinéaste a recours aux technologies - low tech ou de pointe - pour enregistrer ou falsifier le réel, raconter une histoire. Comme l'espionnage, le cinéma est une technique qui ne cesse de s'alléger et de se sophistiquer. Lui aussi fouille dans notre intimité et colonise notre imaginaire; lui aussi connaît nos secrets et sait devancer nos désirs pour mieux exercer son contrôle. En racontant la relation féconde entre espionnage et cinéma, cette exposition invite à découvrir une nouvelle histoire du cinéma.

James Mason dans Five Fingers (L'Affaire Cicéron) de Joseph L. Mankiewicz
1952
Photographie de plateau, tirage d'exposition, 2022
La Cinémathèque française, P876-011/ 20th Century Fox
Ce film hollywoodien est librement adapté de faits réels relatés dans le livre Operatio Cicero (L. C. Moyzisch, 1950). Il raconte comment, entre octobre 1943 et avril 1944, le valet de chambre de l'Ambassadeur de Grande-Bretagne à Ankara, nom de code «Cicéron», déroba quantité de documents britanniques confidentiels, vendus par la suite aux services secrets nazis. Sa supériorité intellectuelle contraste avec la bêtise des fonctionnaires du Reich, qui refusent de croire au Débarquement des Alliés en Normandie, malgré les preuves de sa préparation!

Edmond et Léon Bloch
Appareil photographique à main, de type espion, dit « Photo-Cravate >>
1890
Acier, verre, laiton, fibre indéterminée.
Prêt du Musée des Arts et Métiers-CNAM- Paris, INV 13581
Entre 1880 et 1910, des appareils destinés à photographier sans être vus sont inventés: ils mettent l'accent sur le camouflage et la miniaturisation. Cet ingénieux appareil d'Edmond Bloch pèse 300 grammes, et sa très petite taille permet de le cacher dans le nœud d'une cravate. Il se déclenche discrètement à l'aide d'une poire que l'opérateur dissimule dans sa main.
Hagen Keller
Ulrich Mühe dans Das Leben der Anderen (La Vie des autres) de Florian Henckel von Donnersmarck
2006
Tirage d'exposition, 2022
Hagen Keller Wiedemann & Berg Film GmbH.
César et Oscar du meilleur film étranger, La Vie des autres revient sur le machiavélisme des méthodes de la police secrète de l'ex-Allemagne de l'Est. Le film raconte le destin d'un agent de la Stasi, Wiesler (matricule HGW XX/7), missionné pour traquer les potentiels ennemis du socialisme. Planqué derrière son casque d'écoute, il espionne l'appartement berlinois d'un célèbre dramaturge et de sa femme comédienne. Le soldat de l'ombre est rongé par la culpabilité autant que fasciné par l'aura intellectuelle du couple.

CLANDESTINES DES GRANDES GUERRES (1914-1945)
De Protéa, férue de Jiu-Jitsu et première espionne de l'histoire du cinéma, à Mata Hari fusillée pour intelligence avec l'ennemi allemand (et incarnée par Greta Garbo, Jeanne Moreau ou Sylvia Kristel), le cinéma aime opérer des gros plans sur les femmes agents secrets. Marthe Richard, la Chatte, ou Mademoiselle Docteur sont autant d'héroïnes inspirées de véritables espionnes, tandis qu'Alicia Huberman, interprétée par Ingrid Bergman dans Les Enchaînés de Hitchcock, est un pur fantasme fictionnel de femme infiltrée. Pendant les deux Guerres mondiales, de nombreuses stars ont profité de leur aura pour travailler au sein des services de renseignement. Joséphine Baker lors de ses voyages passe des informations classées au BCRA français (Bureau central de renseignements et d'action), et Marlene Dietrich, qui joue l'Agent X27 à l'écran, espionne les nazis pour le compte de l'OSS américain (Office of Strategic Service). Ces risques réels pris par les stars permettent de réévaluer l'importance des clandestines dans l'art du renseignement et témoignent, par comparaison, de la manière dont le cinéma les a trop souvent caricaturées par l'hyper-sexualisation du sexpionnage. Le stéréotype de la demi-mondaine vénale s'oppose à l'invisibilité de femmes courageuses et patriotes.

MATA HARI
Née en 1876 aux Pays-Bas, Margaretha Geertruida Zelle était agent-double et effeuilleuse de luxe, sous l'exotique nom de scène de Mata Hari. Elle fut notamment la maîtresse du Baron de Rothschild, du compositeur Puccini et du chocolatier Meunier. Selon les commentateurs, ses faits d'armes se limitent à quelques confidences recueillies sur l'oreiller au cours de la Première Guerre mondiale. Condamnée pour espionnage par l'état-major français; elle est fusillée à la forteresse de Vincennes le 15 octobre 1917. Si la vérité sur son compte risque de n'être jamais établie, son personnage glamour, incarné par les plus belles actrices du monde, a imposé une mythologie du sexpionnage au cinéma et dans les arts plastiques.

Andy Warhol
The Star
1981
Lithographie, offset couleurs
La Cinémathèque française, D167-089/ The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc./Licensed by ADAGP, Paris, 2022
Portrait de Greta Garbo en Mata Hari, dans le film éponyme de George Fitzmaurice (1932).

André Devambez
L'Espionne
1915
Eau-forte sur papier
La contemporaine. Bibliothèque, archives, musée des mondes contemporains, EST FL 2593

Léopold-Émile Reutlinger
Mata Hari
Tirage d'exposition, 2022
Collection Fries Museum, Leeuwarden, D2005-883

Johannes Mulders
Mata Hari fusillée
Entre 1930 et 1940
Gravure sur bois
Collection Fries Museum, Leeuwarden, PG2879

Jean-Luc Blanc
Jeanne Angkor
2020
Huile sur toile
Collection privée, Paris
Hommage au film de Jean-Louis Richard, Mata Hari, agent H 21 (1964) avec Jeanne Moreau dans le rôle culte de l'espionne.

Affiche américaine de Mata Hari de George Fitzmaurice
1931
Offset couleurs

Constantin Belinsky
Affiche française de Notorious (Les Enchaînés) d'Alfred Hitchcock
1946
Offset couleurs

Ingrid Thulin dans Salon Kitty de Tinto Brass
1976
Photographie de plateau, tirage d'exposition, 2022

Valerie Hobson dans The Spy in Black (L'Espion noir) de Michael Powell
1939
Photographie de plateau, tirage d'exposition, 2022

Raymond Voinquel
Marina Vlady dans La Nuit des Espions de Robert Hossein
1959
Tirage d'exposition, 2022

Conrad Veidt et Vivien Leigh dans Dark Journey (Le Mystère de la section 8) de Victor Saville
1937
Photographie de plateau, tirage d'exposition, 2022

Marlene Dietrich dans Agent X 27 de Josef von Sternberg
1931
Tirage d'exposition, 2022


HEDY LAMARR
Née en 1915 en Autriche, Hedy Lamarr crée le scandale à 18 ans pour avoir interprété le premier orgasme de cinéma dans Ecstasy (Gustav Machatý, 1933). Dès son arrivée à Hollywood où elle est engagée par la puissante MGM, elle se découvre une passion pour les technologies militaires. Jouer les femmes fatales ne satisfait pas son besoin impérieux d'invention. En 1942, avec le pianiste George Antheil, elle dépose un brevet qui fait coïncider torpilles et fréquences hertziennes... et l'offre à l'armée américaine qui refuse. Loin d'incarner ce piège à miel auquel on a souvent relégué les espionnes, Lamarr a contribué significativement à l'effort de guerre. Son invention a permis de développer de nombreux systèmes de communication contemporains, dont téléphone portable, Bluetooth et GPS!

Nina Childress
Extase
2020
Sculpture en bronze, nº1071
Courtesy de l'artiste, Nathalie Karg Gallery (New York), Art: Concept (Paris)
Portrait-hommage à Hedy Lamarr.

Clarence Sinclair Bull
Hedy Lamarr dans Ziegfeld Girl (La Danseuse des Folies Ziegfeld) de Robert Z. Leonard
1941
Reproduction sur papier peint, 2022

Milton Gold
Hedy Lamarr dans The Conspirators de Jean Negulesco
1944
Photographie de promotion, tirage d'exposition, 2022

Françoise Gaborit
Affiche de Spione (Les Espions) de Fritz Lang (1928)
1970
Offset couleurs

Affiche française de Die Another Day (Meurs un autre jour) de Lee Tamahori
2002
Offset couleurs


HÉROS DES DEUX BLOCS (1945-1989)
Le cinéma d'espionnage de l'après-guerre s'installe pour plus de 40 ans dans une bipolarité idéologique opposant le bloc démocratique de l'Ouest au bloc communiste de l'Est, selon la règle d'or scénaristique: CIA + MI6 vs. KGB + Stasi. Filmés par les plus talentueux cinéastes hollywoodiens (Hitchcock, Mankiewicz, Huston, Mann, Peckinpah), de super-espions résolvent les pires conflits diplomatiques sous couvert d'une paix apparente. Ils sont aidés de gadgets high tech souvent plus révolutionnaires que leurs modèles réels.
Cette ère du Mythe est symbolisée à la perfection par le British James Bond, matricule 007. Affrontant aussi bien des agents soviétiques (de Bons baisers de Russie à Goldeneye), que des membres de la société criminelle du Spectre, le loyal agent 007 est suivi à l'écran d'une cohorte d'ersatz: le débonnaire Harry Palmer, la comic-strip Modesty Blaise, le parodique OSS 117, ou le psychédélique Derek Flint.
Tous participent à l'âge d'or du cinéma d'espionnage et sa «propagande pop ». C'est l'art du cinéma de métamorphoser la violence de la guerre froide en un spectacle jouissif où l'imaginaire est mis à contribution.

Affiche française de The Man with the Golden Gun (L'Homme au pistolet d'or) de Guy Hamilton
1974
Offset couleurs

Affiche française de Skyfall de Sam Mendes
2012
Offset couleurs

Affiche française de Moonraker de Lewis Gilbert
1979
Offset couleurs

Lea
Jonathan Olley
Léa Seydoux et Daniel Craig dans Spectre (007 Spectre) de Sam Mendes
2015
Tirage d'exposition, 2022

BLOC DE L'OUEST
Au cours de la guerre froide, dans une ambiance facilement paranoïaque, le cinéma fait la guerre sous couvert de divertissement. Berlin incarne l'enclave stratégique où s'affrontent le capitalisme et la CIA d'une part, et le communisme et le KGB, de l'autre. À l'Ouest, le cinéma d'espionnage sert de vitrine à une propagande qui n'hésite pas à vanter la liberté individuelle et l'opulence des biens de consommation introuvables à l'Est, dans un système d'opposition parfois caricatural.
Mais l'ex-espion devenu romancier d'espionnage John Le Carré démontre, par ses romans fréquemment transposés à l'écran, que cette dualité traduit l'interdépendance entre espion et espionné, entre ceux de l'Ouest et ceux de l'Est, rejouant la célèbre dialectique du maître et de l'esclave.

Rodney Graham
Casino Royale (sculpture de voyage)
1990
Plexiglas vert fluo, aluminium, livre de poche, poster en quadrichromie encadré
Collection IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes, 98.008/
Rodney Graham Studio
Le roman au centre de cette installation est Casino Royale de lan Fleming, première aventure de l'agent secret James Bond, dont on peut lire ici un extrait par en dessous. L'artiste a choisi un passage qui décrit une scène de torture particulièrement sadique commise par Le Chiffre envers James Bond. Le sous-titre de l'œuvre fait référence à une œuvre de Marcel Duchamp (Sculpture de voyage, 1918).

Ken Adam
Maquettes des décors des films James Bond
De 1962 à 1978
Fac-similés réalisés à partir
de la collection de la Deutsche Kinemathek - Ken Adam

Hitchcock et le film d'espions: le genre idéal
À partir de 1934, Alfred Hitchcock tourne coup sur coup 5 films d'espionnage trépidants qui posent les bases du «film hitchcockien >>: L'Homme qui en savait trop (1934), Les 39 marches (1935), Quatre de l'espionnage (1936), Agent secret (1936), Une femme disparaît (1938). Une fois installé aux États-Unis, le cinéaste perpétue cette veine. Après Correspondant 17 (1940) et Cinquième colonne (1942) - deux films de poursuite à la manière des 39 marches -, Les Enchaînés (1946) renouvelle la donne: un suspense intense, une unité de lieu, une héroïne contrainte de jouer double jeu, un "MacGuffin" en forme de bouteille de Pommard...
Dans une seconde période (1956-1969), il réalise 4 nouveaux films d'espions: un auto-remake de L'Homme qui en savait trop (1956); La Mort aux trousses (1959), chef-d'œuvre du genre et énième reprise des 39 marches à l'échelle du continent américain; enfin Le Rideau déchiré (1966) et L'Étau (1969), deux films «gelés », guerre froide oblige. Hitchcock fait du film d'espions un genre idéal, capable d'embarquer en même temps action et amour, et de "véhiculer" (par air, route ou rail) une double intrigue policière et sensuelle.

Roger Soubie (d'après)
Affiche française de North by Northwest (La Mort aux trousses) d'Alfred Hitchcock (1958)
1963
Offset couleurs

Émilie de la Hosseraye
Jean Dujardin dans OSS 117: Le Caire, nid d'espions de Michel Hazanavicius
2006
Photographie de tournage, reproduction sur papier peint, 2022
Charlotte David

Costumes d'OSS 117: Rio ne répond plus de Michel Hazanavicius
2009
Costumes portés par Jean Dujardin
et Louise Monot Collection Gaumont, DEC11/43 et DEC11/44/ Production Gaumont / SND
M6 Films. 2009.
Lors d'une soirée à Rio de Janeiro organisée par un réseau de nazis en exil, Hubert Bonnisseur de la Bath, alias OSS 117, en mission pour le SDECE français, et son acolyte féminine Dolorès (du Mossad), portent ces déguisements au milieu d'une foule hypnotisée par une croix gammée lumineuse. Totalement en décalage, ce héros parodique déclenche les rires des dignitaires SS quand il déclare, candide: "Et si le 5ème Reich était plutôt celui de l'amour?".

reproduction sur papier peint, 2022
Statuette anthropomorphe, style Ixtlán del Rio, Mexique (État de Nayarit)
Période 200 ans av. J.-C. - 400 ans ap. J.-C.
Céramique, décors peints
Musée du quai Branly - Jacques Chirac, 71.1924.13.2800.
Objet de culte funéraire du Mexique occidental, cette statuette est
visuellement très proche de celle acquise par le malfaiteur Vandamm (James Mason) lors de la vente aux enchères de La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock (1959). Pris pour l'espion imaginaire Kaplan, le héros interprété par Cary Grant cherche à récupérer cet objet abritant
des microfilms top-secret. Élément moteur de la narration, la statuette constitue le MacGuffin parfait, défini ainsi par Hitchcock: "Ce après quoi courent les espions mais dont les spectateurs n'ont que faire."

Kenny Bell
Cary Grant et Eva Marie Saint dans North by Northwest d'Alfred Hitchcock
1959
Photographie de plateau,

BLOC DE L'EST
Des films ont osé faire passer à l'Est Sean Connery, interprète fondateur de James Bond: il joue le commandant soviétique du sous-marin dans À la poursuite d'Octobre Rouge (John MacTiernan, 1990); puis un éditeur anglais de connivence avec le KGB dans La Maison Russie (Fred Schepisi, 1990) - filmé à Moscou et adapté d'un roman de John le Carré, très documenté sur les services secrets des états communistes. Dans La Taupe du même auteur (publié en 1974 et adapté au cinéma par Tomas Alfredson en 2011), le personnage de l'agent soviétique Karla est façonné sur le modèle du directeur des renseignements extérieurs de la Stasi, l'implacable Markus Wolf. L'une des particularités de la guerre froide est ce dialogue incessant, par fictions interposées, entre Est et Ouest qui en venaient à s'instruire, grâce aux films, sur l'état d'esprit et les avancées technologiques du camp ennemi.

Michel Landi
Affiche française de The Spy Who Came in from the Cold (L'Espion qui venait du froid) de Martin Ritt
1965 Fac-similé, 2022
Collections La Cinémathèque de Toulouse / ADAGP, Paris, 2022
Diplômé d'Oxford, George Smiley, le maître espion britannique inventé par John le Carré, est tout ce que James Bond n'est pas: petit, bedonnant, binoclard aux airs de taupe, même si, dans les faits, il a «tout du renard qui connaît ses bois», selon son créateur. Pour sa première apparition au cinéma dans L'Espion qui venait du froid, son rôle consiste à briefer l'agent britannique Alec Leamas (Richard Burton) sur la dangereuse opération de désinformation que ce dernier doit mener: se faire passer pour un transfuge et discréditer un officier du renseignement est-allemand.

Melinda Sue Gordon
Cate Blanchett dans The Good German de Steven Soderbergh
2006
Tirage d'exposition, 2022

David James
Laurence Harvey et Mia Farrow dans A Dandy in Aspic (Maldonne pour un espion) d'Anthony Mann
1968
Photographie de plateau, tirage d'exposition, 2022

Affiche française de A Dandy in Aspic (Maldonne pour un espion) d'Anthony Mann et Laurence Harvey
1968
Offset couleurs
La Cinémathèque française, BIFI/DAFD/225/ Columbia Pictures
Ce dernier film d'Anthony Mann, qui mourut avant la fin du tournage (le film fut terminé par son acteur principal), raconte l'histoire d'un agent double soviétique, infiltré depuis 18 ans au sein des services secrets britanniques. La situation se complique lorsque les services anglais lui ordonnent d'éliminer l'espion russe Krasnevin... qui n'est autre que lui-même! Le film est une réflexion sans espoir sur la question du faux-semblant, que surlignent la musique envoûtante de Quincy Jones et l'étrangeté du jeu de Mia Farrow (elle venait de finir Rosemary's Baby de Roman Polanski).


Les archives de Simon Menner

«Le ministère de la Sécurité d'État de la République démocratique allemande (Stasi) était l'un des appareils de surveillance les plus efficaces du monde. Après la chute du mur de Berlin, la plupart de ses archives ont été ouvertes au public. Pendant deux ans, j'ai pu mener des recherches sur l'héritage visuel de ce service de renseignement au sein du Commissariat fédéral des archives de la Stasi de l'ancienne RDA (BStU). Il s'agit d'archives photographiques documentant la répression exercée par l'État pour soumettre ses citoyens.

Naturellement, la présentation de la plupart de ces images est une arme à double tranchant dans la mesure où beaucoup d'entre elles représentent une intrusion abusive dans la vie privée des personnes observées. Je suis convaincu que ces images contribuent au débat sur la nature des systèmes de surveillance approuvés par l'État. Et cette mission revient peut-être davantage aux artistes - sans doute mieux placés que les historiens - pour souligner, sans ambiguïté, les liens avec la société actuelle.
Archives de la Stasi
Série Disguise
Années 70-80
Photographies
Simon Menner et BStU, Berlin

Archives de la Stasi
Série Disguise
Années 70-80
Photographies
Simon Menner et BStU, Berlin

Archives de la Stasi
Série Disguise
Années 70-80
Photographies
Simon Menner et BStU, Berlin

TERREUR ET TERRORISME (1975-2020)
Le monde duel de la guerre froide a fini par engendrer des espions mimétiquement bipolaires, au bord de la folie comme Carrie Mathison dans la série Homeland, créée en 2011: des agents brisés, manipulés, souvent discrédités par les officiers mêmes qu'ils pensaient servir.
S'installe un univers cinématographique démystifié, cerné d'agents doubles et de transfuges, qui propulse ses personnages dans le règne anxiogène de la désillusion et de l'opacité inauguré par Les Trois Jours du Condor (Sydney Pollack, 1975): dans un climat post Watergate, l'analyste d'une unité clandestine de la CIA est trahi par son propre camp. L'ère du soupçon devient le paradigme de nombreux films d'espionnages construits comme de purs thrillers paranoïaques, de Conversation secrète (Coppola) à La Sentinelle (Desplechin). Ils exhibent la réalité brutale et sordide du renseignement, rouage inhumain d'un vaste système où le simulacre est roi. La sidération devant ces dystopies vaut celle éprouvée devant des films inspirés de faits réels: dans Zero Dark Thirty (2012), récit méticuleux de la traque clandestine de Ben Laden par la CIA, Kathryn Bigelow met volontairement le spectateur face à des scènes d'une extrême violence.

Ça tourne/Jones (agence)
Affiche française de Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow
2013

Affiche française de Three Days of the Condor (Les Trois jours du Condor) de Sydney Pollack
1975
Offset couleurs
La Cinémathèque française, A073-014/1975/STUDIOCANAL
Adapté d'un roman de James Grady publié en 1974 (Les Six jours du Condor), le scénario de Lorenzo Semple Jr. a été adapté au cinéma par Sydney Pollack, qui décide de gommer les allusions au trafic de drogue pour se concentrer sur les manœuvres troubles et duplices de la CIA au Moyen-Orient.
Avec son atmosphère claustrophobique, Les Trois jours du Condor est l'un des premiers films à lever frontalement le voile sur les pratiques illégales et abusives de l'administration américaine en termes d'écoutes et de surveillance, partout dans le monde.

Affiche française d'Argo de Ben Affleck
2012
Offset couleurs
La Cinémathèque française, A264-023/ Warner Bros
Oscar du meilleur film en 2013, le thriller politique Argo est tiré de faits réels. Il raconte comment en 1980, un faux film de space opera, soi-disant tourné à Téhéran, a été utilisé pour exfiltrer d'Iran de vrais diplomates américains. Au-delà de l'opération elle-même, Argo (du nom du faux film) montre comment Office of Technical Service (OTS-département technique clandestin de la CIA) se faisait régulièrement épauler par Hollywood pour monter de spectaculaires opérations. L'ensemble du matériel nécessaire à l'activité des officiers de terrain (gadgets, déguisements.) était fourni par ce bureau, pour lequel travaillait l'agent Tony Mendez (1940-2019), interprété à l'écran par Ben Affleck

Larry Towell
Mathieu Kassovitz dans Le Bureau des légendes (saison 4)
2018
Tirage d'exposition, 2022

Patrick Zachmann
Photographies de tournage du Bureau des légendes (saison 4)
2018
Tirages d'exposition, 2022
Patrick Zachmann / Magnum Photos
Cette série télévisée française a été créée en 2015 par Éric Rochant, déjà réalisateur de deux films d'espionnage dont Les Patriotes (1994). L'intrigue des 6 saisons suit le destin de plusieurs agents de renseignement sous couverture, notamment sur des territoires contrôlés par l'État islamique. «Il y a eu les attentats de Charlie et ceux du Bataclan en 2015: cette irruption de la vraie guerre dans notre vie quotidienne a tout d'un coup rappelé l'importance de l'anticipation des conflits. [Mon projet] est arrivé à un moment où la DGSE se posait la question de changer d'image, cherchait à s'ouvrir comme le faisait la CIA. Quand je suis allé les voir, ils ont bien accueilli ma démarche: un an avant, cela n'aurait sans doute pas été le cas.» - Éric Rochant, 2022, catalogue de l'exposition

Rob Bottin
Buste d'Arnold Schwarzenegger dans Total Recall (Voyage au centre de la mémoire) de Paul Verhoeven
1990

Reiko Kruk
Fausse tête momifiée réalisée pour La Sentinelle d'Arnaud Desplechin 1992
Courtesy Arnaud Desplechin, Collection Why Not Productions, Paris
" J'ai commencé à écrire le scénario avec l'intuition que le personnage principal Mathias Barillet (interprété par Emmanuel Salinger) ne devait pas être un espion mais un médecin légiste, un thanatologue. Ce jeune adulte finissait par "s'arracher à l'enfance" et à entrer, presque sans le vouloir, dans le monde des services secrets. La bascule provient de sa rencontre, dans le train entre Aix-la-Chapelle et Paris, avec l'agent trouble Louis Bleicher (Jean-Louis Richard). C'est dans sa mallette que Mathias découvrira une tête humaine: il devient obsédé par l'identité de cet inconnu, qui est comme une trace momifiée de l'époque soviétique." - Arnaud Desplechin, 2022, catalogue de l'exposition

Affiche originale de Harry Palmer: The Ipcress File (lpcress, danger immédiat) de Sidney J. Furie
1965
Offset couleurs

LE CITOYEN-ESPION (XXI SIÈCLE)
En ce début de XXIe siècle, chacun a les outils technologiques pour collecter de l'information, tout en tentant de déjouer les systèmes de surveillance de l'État. Au cinéma, le chef de file des citoyens-espions est le geek Jason Bourne, interprété par Matt Damon dans les 5 films de la série du même nom, à partir de 2002. Ex-agent de la CIA devenu renégat, il est l'incarnation contemporaine du justicier solitaire et défie les puissants lors de scènes d'action filmées caméra à l'épaule.
Dans la réalité, les modèles de Bourne sont à chercher du côté des lanceurs d'alerte non-affiliés comme Edward Snowden ou Chelsea Manning, qui ont leur seule morale pour ambition. Après avoir eu accès à des informations classées top-secrètes, ils dénoncent par voie de presse, sur Internet ou via le cinéma documentaire.
Le cyber-activisme induit une prise de risque réelle. C'est dans cette perspective que les artistes qui explorent des questions de surveillance de masse proposent des stratégies de camouflage, afin d'échapper à ce que le photographe et activiste Trevor Paglen nomme les Seeing Machines (des satellites aux scanners d'aéroports). Avec le nouveau millénaire, les mythes de l'espionnage ont changé radicalement, et produisent des formes artistiques critiques inédites.

Heather Dewey-Hagborg et Chelsea E. Manning
Probably Chelsea
2017
Sculptures, impressions 3D, à partir de matériel génétique traité par logiciel spécifique.
Courtesy of the artist and Fridman Gallery, New York
Ces 24 portraits «probables» de Chelsea Manning ont été générés par algorythme à partir d'une analyse de son ADN. Alors qu'elle était emprisonnée sans aucun droit de visite, la lanceuse d'alerte a envoyé à l'artiste Heather Dewey-Hagborg des prélévements buccaux: ces échantillons ADN ont ensuite permis de générer ces portraits. On voit à quel point l'utilisation de l'ADN en tant que donnée peut donner lieu à une multiplicité d'interprétations. L'oeuvre questionne le caractère subjectif du décodage de l'ADN, et conteste la notion de détermination et d'inscription biologiques de l'identité.


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