mercredi 7 septembre 2022

Mariano Fortuny au musée d'Orsay en septembre 2022

La mémoire de l'Orient


Mariano Fortuny y Marsal est sans conteste,  au 19ème siècle, l'artiste espagnol à la plus grande
renommée internationale. Le Catalan reçoit à l'école des beaux-arts de Barcelone un enseignement classique et étudie auprès de Claudio Lorenzale, grand admirateur de l'âge d'or de la peinture néerlandaise. Lauréat d'une bourse en 1858, il part pour l'Italie avant que le gouvernement espagnol ne missionne ce jeune talent
pour l'expédition militaire au Maroc en 1860. Fortuny démarre ce périple par un voyage d'études à Paris.
Charismatique et ami fidèle, il s'entoure entre Paris, Rome Madrid et Grenade, d'artistes et d'amateurs
qui lui prodiguent leur bienveillance. Le marchand de tableaux Adolphe Goupil et le baron Davillier le placent. sous leur protection. Il rencontre Ernest Meissonnier,
Jean-Léon Gérome lui prête son atelier, Henri Regnault. l'admire, Georges Clairin voyage avec lui et Gustave Doré devient un proche. Il fréquente ses compatriotes
notamment Eduardo Zamaïcos et Giovanni Boldini, séduit par ses scènes de genre pittoresques.
Voyageur, collectionneur, connaisseur, l'œuvre de Fortuny
se situe à la confluence de plusieurs influences mais demeure l'expression d'une liberté de création.

Musiciens arabes devant un roi maure dans un palais de style oriental
Vers 1870-871
Plume et encre brune métallogallique sur papier vélin

Étude d'après un chapiteau arabe à l'Alhambra de Grenade ou Étude d'un chapiteau de la Cour des Lions à l'Alhambra 1870-1871
Aquarelle, rehauts de gouache blanche, tracé préparatoire à la mine graphite sur papier vélin épais

La galerie de la "Cour de Lions" est supportée par 124 colonnes en marbre blanc qui soutiennent des chapiteaux cubiques et de grands abaques, décorés avec des inscriptions et des motifs végétaux. Par cette minutieuse et riche étude à l'aquarelle, Fortuny restitue toute la finesse de l'ornement de l'architecture nasride qui le fascine: "les murs paraissent couverts de guipure". Dans la peinture Le Massacre des Abencérages (Musée national d'art de Catalogne, Barcelone) Boabdil se tient en observateur près de cette colonnade. Henri Regnault a également dessiné une aquarelle de ces chapiteaux (musée d'Orsay).

Arabe couché sur le sol, vêtu de vert et de rose
Vers 1870
Aquarelle et gouache sur papier aquarelle avec très léger grain
Prisonnier, joueur de castagnettes ou Abencérage égorgé dans la cour des lions, au moment où Fortuny réalise cette lumineuse aquarelle, il ignore encore le devenir de cet homme. L'artiste ne travaille jamais sans modèle. Lorsqu'un sujet retient son attention, il le retrace rapidement puis multiplie les essais de couleurs pour compléter sa première impression. Cette œuvre date du début du séjour de l'artiste en Andalousie. Les verts et roses tendres rehaussés de gouache blanche connotent les représentations pittoresques de l'Espagne que lui commande le marchand Goupil.

À son arrivée à l'Alhambra, Fortuny concède à la représentation de l'Orient des romantiques et travaille à une composition tirée des Aventures du dernier Abencérage (1826) de Chateaubriand. Le 22e émir nasride Boabdil, dernier sultan de l'Émir de Grenade préoccupé du pouvoir étendu de la tribu rivale des Abencérages les convoque dans son palai Ils sont reçus dans la Cour des Lions, où les esclaves du sultan les torturent, les ligotent puis les exécutent. Fortuny préfère porter son attention sur les arcs en ogives et les portiques de l'architecture nasride de la cour plutôt que sur le bain de sang qui selon la légende jaillissait de la fontaine des Lions.

Personnages devant des arcades à l'Alhambra ou Portique du patio des Arrayanes dans la cour des myrtes
1870-1871
Plume, encre brune et lavis brun, rehauts de gouache blanche, tracé préparatoire à la mine graphite sur papier beige
Fortuny arrive à Grenade au moment exact où le culte de l'Alhambra s'institutionnalise. Le palais est déclaré « monument national espagnol » le 12 juillet 1870 et le conservateur Rafael Contreras y Muñoz ferme l'enceinte au public pour entreprendre des travaux de restauration. Devenu ami avec Fortuny il l'autorise à aller et venir à son gré. En 1871, le peintre fait ainsi part à Davillier d'une ébauche de tableau dans la cour des myrtes pour son marchand d'art. Dans une harmonie de perspective et de reflets dans le bassin, ce patio servait de lieu d'attente pour les réceptions diplomatiques.

Duel à la lanterne :
deux hommes se battent à l'épée au coin d'une rue Avant 1867
Plume, encre brune et lavis brun sur papier vélin
Dans sa biographie, Davillier nous apprend qu'avant son mariage Fortuny habitait à Rome avec ses amis, les peintres espagnols Josep Tapiro et Tomas Moragas dans une maison située à l'angle de la rue de la Purification et de la rue Saint Isidore. Il a copié le médaillon aux Angelots qu'il observait depuis sa fenêtre puis a imaginé une rencontre en duel sous le motif.

Médaillon sculpté au coin de la rue de Purification à Rome
Avant 1867
Mine graphite sur papier vélin

Intérieur de sacristie ou Accrochage de cadres en bronze, étude pour la seconde version de la Vicaria
1867
Aquarelle, lavis d'encre, tracé préparatoire au crayon graphite sur carton

Fortuny prend souvent des croquis de détail à l'aquarelle pour noter des effets de couleur. Cet accrochage de cadres baroques se retrouve dans le dessin suivant à la plume représentant un prêtre devant un autel.

Procession dans une église, derrière une grille ou Étude pour la seconde version de la Vicaria
Vers 1867
Plume, encre brune, lavis brun sur papier vélin

En 1867, Fortuny épouse Cecilia Madrazo, la fille du peintre officiel de la cour espagnole alors directeur du musée du Prado. Durant les préparatifs du mariage, il visite les sacristies et a l'idée de la peinture sur bois La Vicaria qui représente la signature d'un contrat de mariage dans une sacristie à la fin du XVIIIe siècle. Pendant que le marié signe le document la jeune femme bavarde avec les élégants invités. Cette galerie de portraits montre le goût de l'artiste pour la peinture rococo aux teintes rose pâle et vert pistache. Jugeant le décor trop sobre, Fortuny réalise une seconde peinture qu'achète Goupil pour l'exposer dans sa galerie de l'Opéra en 1870.

Le musée d'Orsay conserve des études préparatoires à cette seconde version.

Prêtre officiant devant l'autel d'une sacristie ou Étude pour la seconde version de la Vicaria
Vers 1867
Plume, encre brune, lavis brun sur papier vélin

Études de pieds zoomorphes et un anneau ciselé pour un vase ou Études pour la reconstitution du vase de l'Albaicin
1870-1871
Plume, encre noire et lavis sur page de carnet en papier vélin
Fortuny rassemble les plus belles pièces de la céramique nasride à lustre métallique, les étudie, les dessine et les dispose dans les décors de ses peintures. Il envisage une restauration du vase de l'Albaicin, auquel il projette de restituer les ailerons latéraux et le col qui lui manquent. Il modèle des supports en bronze, inspirés des sculptures en marbre de la fontaine de la cour des Lions et remplit ses carnets d'études. La céramique figure, légèrement dissimulée derrière un chevalet au centre de la vue de l'atelier de Fortuny que peint son jeune beau-frère Ricardo de Madrazo en 1874.

Fortuny est ami avec les collectionneurs d'art islamique, hispanophiles qui voyagent fréquemment en Espagne. Albert Goupil le fils de son marchand d'art l'accueille rue Chaptal, dans ses salons oriental et Renaissance qui lui inspirent l'installation de son atelier à Rome. Le baron Jean-Charles Davillier lui fait connaitre les céramiques à lustre métallique dont il a publié la première étude sérieuse en 1861. Il lui demande conseil pour classer les objets d'art hispanique du Louvre. Il est l'auteur, en 1875, d'une biographie de Fortuny documentée par leur correspondance et leurs souvenirs de voyage. Enfin Fortuny est très lié à Gustave Doré qui se rend à Madrid avec les deux premiers en 1870.

Vase en forme de lampe de mosquée à trépied et appliques zoomorphes ou Reconstitution du vase nasride dit de l'Albaicin avec un trépied zoomorphe 1870-1871
Plume, encre noire et lavis sur page de carnet en papier vélin Fortuny acquiert un statut prééminent decollectionneur par sa capacité de découverte et d'expertise. Il repère dans une taverne de l'Albaicin, l'ancien quartier arabe de Grenade, un vase de faïence hispano-mauresque : « j'aurai la plus rare pièce de faïence qu'il y ait au monde. » Le vase à décor bleu orné de gazelles figure dans la vente de son atelier en 1875, Il devient une des œuvres emblématiques des premières expositions parisiennes d'art de l'Islam. Il est présenté dans la Galerie orientale du Trocadéro en 1878 ainsi que lors de l'exposition d'art musulman à Paris en 1893 et de l'exposition d'art oriental à Lyon en 1894.

Études d'un heaume à cimier en forme d'ananas, et profil d'homme casqué
Vers 1866 Plume, encre noire, lavis brun et mine graphite sur page de carnet en papier vélin

Étude de main gauche et d'armure
Vers 1866
Aquarelle, tracé préparatoire à la mine graphite sur carton

L'artiste catalan se passionne pour le travail du métal et l'orfèvrerie. Il est fasciné par les reflets du métal argenté qui compose les céramiques arabo-andalouses et possède une collection d'armures et d'armes anciennes et en façonne. La Bataille de Tétouan est pour lui l'occasion d'étudier l'attirail des cavaliers maures et hispaniques. La peinture est également le prétexte à une plongée historique dans la Renaissance espagnole, auprès des spadassins, ces hommes d'épées, amateurs de duels dont on louait les services pour leur protection.

Trois études de casque orné, et motifs décoratifs
Vers 1866
Plume, encre noire, lavis brun et mine graphite sur page de carnet en papier vélin

Grenade, procession pour un enterrement le jour du carnaval
1870-71
Encre brune, plume et lavis sur papier vélin à très léger grain
L'épisode de cette étude à l'encre a fortement impressionné Fortuny nouvellement arrivé en Andalousie. Comme il le raconte à Davillier, le jour du carnaval de Mardi Gras une procession déguisée a dépassé un cortège funèbre:  "Des masques, aux costumes grotesques, qui dansent en pleine rue, se croisent avec le convoi d'une jeune fille dont le corps est porté dans un cercueil ouvert". L'artiste témoigne de sa virtuosité à croquer les mouvements saccadés de la turbulente petite troupe. La scène est reprise dans la peinture Les contrastes de la vie restée inachevée dans l'atelier de la villa Martinori à Rome.

Rue de Grenade où trois femmes étendent du linge
1870-1872
Plume et lavis d'encre brune sur papier vélin

Dormeurs dans une rue
Vers 1872
 Plume et lavis brun
 sur papier vélin beige

Une rue à Séville, avec des figures assises ou debout le long d'un mur Vers 1870-1872
Plume et lavis brun sur papier vélin gris

Deux cavaliers au parloir se penchant
Vers 1866
Plume, encre brune, lavis brun sur papier vélin

Le picador blessé, soutenu par deux hommes
1867 ?
Aquarelle sur carton
Il est difficile de préciser pendant quel séjour en Espagne, Fortuny réalise ces scènes de tauromachie. Davillier cite plusieurs études de courses exécutées à Séville en 1867. Ce picador blessé soutenu par deux hommes fait suite immédiate à l'épisode d'une aquarelle du British Museum qui représente le même picador que l'on est en train de dégager sur son cheval. L'ensemble des scènes est une référence à Goya par la façon de camper en raccourci les personnages et de caricaturer les visages. Cette esquisse prise sur le vif est lavée d'un ton rose framboise très significatif du goût précieux de Fortuny.

Paysage d'Afrique du Nord
Après 1862
Aquarelle sur papier vélin épais
Cette vue panoramique est une étude préparatoire pour la peinture de la Bataille de Tétouan dont on distingue une des portes de la Medina. Lors de son premier séjour, Fortuny réalise une aquarelle du même point de vue. Captivé par la lumière vive, il emploie la gouache pour rendre la blancheur éclatante des constructions et des tentes baignées de soleil. Ce dessin semble plutôt avoir été réalisé au cours de son voyage avec Clairin en 1871. Le campement de l'armée espagnole, installé à l'extérieur des murailles de la ville a laissé place aux chameliers et c'est le papier en réserve qui apporte la luminosité.

La guerre coloniale et la propagande officielle ont conduit Fortuny en Orient. Le gouvernent espagnol missionne son talentueux espoir pour relayer la guerre d'Afrique menée contre le Maroc en 1859-1860. Pour honorer sa commande Fortuny se rend à la galerie des batailles de Versailles et prend modèle sur Horace Vernet relatant la conquête de l'Algérie. Le peintre ne se cantonne pourtant pas aux combats victorieux du corps de volontaires catalans du général Prim. Fait prisonnier, il apprend l'arabe et va à la rencontre des Marocains: soldat maure et Bouakher de l'armée noire, chamelier, prisonnier, commerçant, mendiant, femme et enfant, musicien. Il transmet sa propre vision.

Arabe en buste, de trois-quarts à droite
Vers 1870
Aquarelle et mine graphite sur papier aquarelle à très léger grain
Archéologue, ethnographe, peintre Fortuny passe ses journées dans le Palais de l'Alhambra. Il prend pour modèles les ouvriers qu'on emploie aux travaux de restauration. Ces anciens galériens à moitié libres posent tour à tour en esclave des tribus militaires marocaines, en Bouakher de la Garde sultanienne, en malfaiteur lié sur une chaise ou en musicien. Ce magnifique portrait introspectif a peut-être été réalisé avec un roseau fendu tel que s'en servaient les graveurs arabes. Fortuny a quelque fois repris cette technique notamment pour dessiner El Secuestrador (le Rançonneur).


À la différence d'Henri Regnault qui cède à la tentation d'idéaliser la culture orientale, Fortuny, conçoit les arts de l'Islam comme un enrichissement de son œuvre par des pratiques extra-picturales.

Il se livre à une passion ancrée dans sa collection et s'accomplit en artiste de l'Andalousie arabe des XIVe et xve siècles. Il dessine avec un roseau, incruste des épées pseudo nasrides, grave des ivoires avec des caractères coufiques, repousse du cuivre en forme de lampe de mosquée et s'essaye à la faïence aux reflets métalliques. Il contribue à élever les objets archéologiques au statut d'œuvre d'art, les restaure et les « expose » dans son atelier comme dans sa peinture.

Coin de cour mauresque ou Entrée d'une salle du Palais de l'Alhambra
1870-1871
Aquarelle, tracé préparatoire à la mine graphite sur papier vélin épais beige
En juin 1870, Fortuny s'installe à Grenade avec sa famille à la fonda de los Siete Suelos sur la colline de l'Alhambra. Il écrit au peintre Attilio Simonetti "Figure-toi, la Villa Borghèse au sommet d'une montagne entourée de tours moresques et au centre le plus beau palais arabe". Les azulejos du sol permettent d'identifier la cour d'entrée de son atelier. Cette retraite, coupée de la frénésie des visites mondaines constitue une parenthèse très heureuse pour le peintre catalan. Tout l'enchante, comme l'avait prévenu Henri Regnault, la tranquillité de la vie et l'exceptionnel héritage artistique de la ville andalouse.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Normandism de David Hockney au musée de Rouen en juillet 2024

LE MIROIR MAGIQUE David Hockney (1937, Bradford) partage sa vie entre Londres, Los Angeles qu'il a découvert en 1964, et la France où il...