jeudi 12 mai 2022

Le théâtre des émotions au musée Marmottan en mai 2022

Une exposition spectaculaire !


De tout temps, les émotions ont existé. Elles se sont manifestées de multiples façons. Évoluant fil des générations, elles se sont transformées à l'aune d'un enrichissement des consciences, soutenues par la philosophie et la littérature bien avant que la science ne vienne les marquer de son empreinte.

Cette présentation souhaite évoquer la manière dont l'histoire des émotions peut s'écrire au fil du temps et du développement du psychisme, depuis le Moyen Âge jusqu'à l'époque contemporaine. Pour cela, elle s'intéresse à la façon dont les artistes, s'adaptant à ces changements, ont théorisé les manifestations des affects et ont fait évoluer la représentation des expres sions, les positions et les mouvements.

Du visage inexpressif peint par le Maître de la Légende de sainte Madeleine, dont seul le mouchoir révèle la désespérance, à la Suppliante de Pablo Picasso qui montre et suscite l'émotion, c'est au travers du labyrinthe de la réflexion plastique appliquée aux sentiments que vous invite cette exposition.

Pablo Picasso 1881-1973
La Suppliante
18 décembre 1937
Gouache sur bois
Paris, Musée national Picasso-Paris, dation Pablo Picasso 1979

Symboliser l'émotion
Moyen Âge et Renaissance

Après les périodes troublées qui suivent la chute de l'Empire romain, la ciété se reconstruit progressivement et la litté rature comme l'art retrouvent droit de cité. Dès le XI° siècle, les auteurs courtois glosent sur un premier corpus d'émotions réparties entre séduction amoureuse et combats farouches. Ces textes suscitent des représentations dont nous conservons relativement peu d'exemples. Quelques peintures et de menus objets permettent cependant d'affirmer que la mobilité des traits du visage, que l'on associera bientôt aux émotions, n'est pas rendue par les artistes mais qu'on lui substitue des objets chargés de représenter l'émotion. Cette manière persiste encore dans les portraits de fiancés d'Allemagne ou des Pays-Bas du XVI siècle, dans lesquels les visages sont impassibles et où l'engagement s'exprime à travers un seul objet que chacun des protagonistes présente, délicatement. Dans d'autres œuvres, c'est une réunion d'objets symboliquement associés à un sentiment qui apparaissent, selon le catalogue qu'en a dressé Cesare Ripa.

Atelier du Maître de la Légende de sainte Madeleine 
Actif entre 1483 et 1527
Sainte Madeleine en pleurs
vers 1525
Huile sur bois
Londres, The National Gallery, legs Layard, 1916

Connu de 1483 à 1527, et nommé d'après un triptyque demembré daté vers 1515-1520, le Maître de la Légende de sainte Madeleine (ou de sainte Marie Madeleine) fut peintre à la cour de Bruxelles. On lui doit de nombreux portraits laïcs (Marguerite d'Autriche, vers 1495, Paris, musée du Louvre), certains transposés dans le domaine religieux. Ses personnages demeurent impassibles et ce sont des détails, ici les larmes et le mouchoir, qui précisent les sentiments du modèle et permettent son identification.

Entourage de l'atelier des Embriachi, actif de 1390 à 1435 à Venise
Coffret de mariage
vers 1400-1420
Os, bois, incrustations alla certosina (bois, os, os teinté et corne) Genève, Fondation Gandur pour l'Art

Anonyme 
Valve de miroir: le siège du château d'Amour
vers 1325-1350
Ivoire
Paris, musée du Louvre, département des Objets d'art du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes, don Félix Doistau, 1919

Durant le premier tiers du XIV° siècle, le décor des ivoires jusqu'alors consacré à des scènes religieuses laisse la place à une illustration laïque d'inspiration littéraire. Les valves de miroir sont, dès lors, souvent ornées de scènes inspirées de la littérature courtoise, variations sur les thèmes du Roman de la Rose qui avait vu le jour au siècle précédent. Si la gravure fait montre d'une réelle habileté, les traits des personnages demeurent stéréotypés et sans réelle évocation de leurs émotions.

Philippe de Champaigne
1602-1674
 Vanité ou Allégorie de la vie humaine 
vers 1640-1650
Huile sur bois
Le Mans, musée de Tessé

C'est vers 1620. aux Pays-Bas, que la Vanité devient un genre pictural à part entière dans une société imprégnee de la pensée calviniste. Chargées de suggérer la brièveté de la vie et la vacuité des passions, ces natures mortes à la finalité mystique réunissent des allégories métaphoriques de la des tinée humaine. Dans sa simplicité et son ascétisme qui la placent au-delà des émotions, la Vanité de Philippe de Champaigne, évocation du végétal, de l'animal et du minéral, montre la vulnérabilité de la vie et en accentue la force émotionnelle.

Anonyme École allemande 
Portrait d'une femme portant l'ordre du Cygne
vers 1490
Huile sur panneau Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza

Ce portrait, dont l'auteur demeure anonyme, est attribuable à l'école allemande de la fin du XVⓇ siècle. Le modèle inconnu au visage impassible est vu en buste; elle porte un bijou sur son vêtement: l'ordre du Cygne. Cette distinction, fondée en 1440 par l'électeur de Brandebourg Philippe II, récompensait toute personne engagée dans des actions charitables. La manche brodée de perles au motif stylisé de grenade et l'oeillet, dans la main gauche, font référence tant à l'amour divin qu'à l'amour charnel.

Cesare Ripa 1555-1622
 Iconologie ou Explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes, et autres figures hyérogliphiques des vertus, des vices, des arts, des sciences... Tirée des recherches & des figures de Cesare Ripa, dessignées & gravées par Jacques de Bie et moralisées par J. Baudoin, Paris 1636
Imprimé Paris, Bibliothèque Mazarine

La première édition de l'Iconologie de Cesare Ripa date de 1593 Sous forme de dictionnaire alphabétique, cette publication a pour finalité de "servir aux poètes, peintres et sculpteurs, pour représenter les vertus, les vices, les sentiments et les passions humaines" . Dès 1603, une version plus ample et illustrée paraît offrant un répertoire commun aux écrivains et aux artistes. D'autres textes concurrents apparaitront bientôt, proposant de nouvelles iconographies jusqu'aux Dictionnaires de la fable, au XIXe siècle.

Bartholomäus l'Ancien 1493-1555 Bruyn l'Ancien 
Portrait d'un homme de la famille Weinsberg
Huiles sur panneau Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza


Bartholomäus l'Ancien 1493-1555 Bruyn l'Ancien 
Portrait d'une femme vers 1538-1539
Huiles sur panneau Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza

Lucas de Leyde
Les Fiancés
vers 1525
Huile sur bois
Strasbourg, musée des Beaux-Arts

Les peintres allemands de la Renaissance, tel le Colonais Bartholomäus Bruyn l'Ancien, ont multi plié les tableaux peints à l'occasion des fiançailles des représentants de l'activité commerciale locale. Séparés mais se faisant face, peints sur un fond neutre, les personnages en buste sont dénués d'expression. Seul un détail tenu en main est là pour marquer leur engagement. La future épouse présente souvent une fleur, tandis que son futur conjoint tient un anneau, une montre ou plus prosaïque, un contrat. Le code gestuel dit l'émotion plus que le visage.

Albrecht Dürer
Le Chevalier, la Mort et le Diable
1513
Burin
Paris, Beaux-Arts de Paris

François Clouet
Portrait de François Jer à cheval
vers 1516-1572
vers 1540
Huile sur panneau
Florence, Galerie des Offices

Le portrait anonyme et sans expression de Jean II le Bon (avant 1350, Paris, musée du Louvre) est la
première peinture de chevalet qui nous soit parvenue. Une des premières étapes ultérieures de l'art
du portrait est celui de François jer à cheval, dont l'original fut peint par Jean Clouet, le père de François,
qui représente ici le souverain en armure et sur un fond de paysage. Si la vision de profil domine, le visage
royal vu de trois quarts surplombe la composition et affirme l'autorité du modèle.

Dévoiler l'émotion
XVIIe siècle

Progressivement, les éléments associés à l'émotion se font
moins nombreux et tendent à disparaître. Ce sont les visages
et leurs positions qui vont dès lors exprimer le psychisme des
modèles, psychisme tout d'intériorité et de discrétion chez les peintres du «grand genre», historique ou religieux, mais quasi expressionniste dans la peinture à connotation plus
populaire.

Au premier genre se rattache la peinture religieuse, encore
largement dominante, qui ne renonce pas à la présence de quelques éléments anecdotiques, ainsi, point de sainteMadeleine ou de pénitente sans un crâne. Au second correspondent, en revanche, des réunions de personnages, disposés
en frise selon le modèle antique, mais différenciés par des
expressions presque caricaturales et la représentation d'indi-
vidus prenant le spectateur à témoin.
L'intériorité affleure désormais et permet la réalisation des premiers chefs-d'oeuvre du portrait, capables d'illustrer des émotions variées et parfois même impénétrables, comme
dans le cas de la Joconde.

Guido Canlassi,
dit Cagnacci 1601-1663
Allégorie de la «Vanitas
et de la Pénitence
1640
Huile sur toile
Amiens, musée de Picardie

Si de nombreux détails évoquent une sainte Marie-Madeleine, certains éléments se réfèrent à une autre iconographie. La nudité affichée et la coiffure sophistiquée ne sont pas emblématiques de la sainte, pas plus que la bougie qui vient de s'éteindre
et fume encore, ou que sa rose et le pissenlit dans sa main droite. Plus que de Ripa, cette iconographie
de la vanité et de la pénitence s'inspire des écrits des théologiens de la Contre-Réforme. Le physique
de l'émotion semble s'accentuer, de la torsion du cou au renversement de la tête et au détournement 
des yeux.

École de Rembrandt
Guerrier méditant.
Allégorie de la vanité
vers 1640
Huile sur toile
Blois, château royal

Détail du tableau précédent 

Angelo Caroselli
1585-1652
L'Entremetteuse
vers 1625 Huile sur toile
Beauvais, MUDO - musée de l'Oise

Les thèmes caravagesques de l'«Entremetteuse »
et de la « Diseuse de bonne aventure», qui connaissent
un grand succès au XVIIe siècle, renvoient au motif ancien des couples mal'assortis. La position de chacun des protagonistes est interchangeable. Le Romain
Caroselli innove en campant ici au centre le vieillard à qui l'entremetteuse vante sa complice, laquelle, déjà, révèle ses charmes. De telles scènes sont l'occasion
de montrer, dans la manière aiguë de Manfredi ou du Caravage, des émotions jusqu'alors condamnées
et tues, tension visible du visage, physionomie particularisée et soulignée.

École italienne, d'après
Léonard de Vinci 1452-1519
La Joconde
XVIIe siècle (?)
Huile sur toile
Musées Nationaux 

Les premiers portraits féminins de Léonard de Vinci s'inscrivent dans la tradition. Ils montrent un modèle
impassible exprimant son état au travers d'un détail tenu en main. Le peintre se libère ensuite de cette
convention et révèle sentiments et émotions sans recourir à l'anecdote, ainsi dans le portrait présumé de
Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo,
marchand florentin, qu'il peint à partir de 1503, dont l'énigmatique sourire semble illustrer l'idée de
bonheur contenue dans le mot «giocondo».

Atelier de
Georges de La Tour
Rixe de musiciens
vers 1630
Huile sur toile

Chambéry, musée des Beaux-Arts
Auteur d'une Diseuse de bonne aventure (vers 1630,
New York, The Metropolitan Museum of Art) et de cette Rixe de musiciens, dont l'original se trouveau J. Paul Getty Museum de Los Angeles, Georges
de La Tour se situe, au début de sa carrière, dans la mouvance caravagesque. Son oeuvre est marquée par le réalisme de sa verve descriptive. Dans la succession de portraits qui s'alignent dans cette peinture, il dresse un catalogue inattendu des émotions que
la violence fait naître, de la terreur à gauche, à la joie, à droite.

Johannes Moreelse vers 1633-1634
Marie-Madeleine repentante
vers 1630
Huile sur bois
Caen, musée des Beaux-Arts

Le chroniqueur italien du XIIIe siècle Jacques de Voragine est l'auteur de La Légende dorée, qui met en forme la vie plus ou moins réelle des saints et martyrs chrétiens. Il emprunte à une légende provençale l'histoire de Marie-Madeleine, premier témoin
de la résurrection du Christ, qui aurait terminé sa vie dans la grotte de la Sainte-Baume. Mais l'iconographie de la sainte à l'air farouche ne s'établit que plus tard, qui privilégie la nudité de la pécheresse et le crâne sur lequel elle médite : regard de biais, tête penchée, visage concentré, une émotion est censée traverser le portrait.


Codifier l'émotion
XVIIIe siècle
-
Cet intérêt porté aux déformations des traits du visage au gré des émotions trouve un aboutissement dans la publication posthume du premier peintre du roi, Charles Le Brun :
Méthode pour apprendre à dessiner les passions, proposée dans une conférence sur l'expression générale et particulière, en 1698. L'ouvrage connaît plusieurs éditions et des prolongements internationaux. Il imprègne aussi l'enseignement
avec la création des Concours de têtes d'expression, auxquels
doivent se soumettre les élèves des écoles des beaux-arts.
La méthode dépasse rapidement le seul visage et s'étend a un corps théâtralisé et à un corpus de mouvements et d'attitudes qui font les beaux jours des portraitistes de comédiens, ainsi de Simon Bernard Lenoir avec le portrait de Madame
Vestris, en 1778, à Anthelme François Lagrenée et celui de Talma, en 1810. Cette exaltation du sentiment est récupérée par les peintres de scènes de genre qui se tournent, tel Louis
Léopold Boilly, vers les spectateurs et dressent un catalogue de l'exacerbation des émotions et de la catharsis suscitées par les spectacles

Charles Le Brun
L'Horreur : tête d'homme
vue de face
s.d.
Pierre noire sur papier blanc jauni, annoté, en haut, à la plume et encre noire
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, saisie royale, 1690

Simon Bernard Lenoir 1729-1798
Madame Vestris, dans le rôle
d'Électre
1778
Huile sur toile
Paris, collections de la Comédie-Française

Le portrait de l'actrice Françoise-Marie-Rosette Gourgaud,
dite Madame Vestris - entrée à la Comédie-Française, en 1768-, figurait sous le n° 23 et la représentait
dans le rôle d'Électre dans la pièce Oreste de Voltaire (1750). À l'acte II, au moment où l'héroïne découvre
que son frère Oreste n'a pas succombé, les traits de son visage expriment le ravissement tel que l'avait conçu Le Brun.

Charles Le Brun
Deux études d'yeux humains
s.d.
Pierre noire sur papier blanc jauni, annoté, en haut, à la plume et encre noire
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, saisie royale, 1690

Franz Xaver Messerschmidt
1736-1783
Tête de caractère: le bâilleur
vers 1771-1783
Bronze
Budapest, Szépművészeti Múzeum

Henry Testelin
Sentimens des plus habiles
peintres sur la pratique
de la peinture et sculpture...
Paris, chez la veuve Mabre-Cramoisy,
planche représentant un recueil
d'expressions d'après Charles
Le Brun (1619-1690)
Édition de 1696

Henry Testelin
Sentimens des plus habiles
peintres sur la pratique
de la peinture et sculpture...
Paris, chez la veuve Mabre-Cramoisy,
planche représentant un recueil
d'expressions d'après Charles
Le Brun (1619-1690)
Édition de 1696

La publication, en 1649, de l'ouvrage de René Descartes, Les passions de l'âme, fait naître en Europe un intéret général pour l'étude des émotions qui aboutit à la publication posthume, en 1698, de  l'ouvrage de Charles Le Brun, premier peintre du
roi Louis XIV. Destiné à « apprendre à dessiner les passions » d'après les dessins originaux conservés au département des Arts graphiques du musée du Louvre, ce recueil dont les illustrations seront reprises par d'autres auteurs contemporains offre
désormais aux artistes les modèles à suivre pour représenter les émotions

Johann Kaspar Lavater 171-1801
La Physiognomonie ou L'Art de
connaître les hommes d'après
les traits de leur physiognomie,
leurs rapports avec les différents
animaux, leurs penchants
Paris, Librairie française et
étrangère, planche représentant
les figures de l'image de la volupté
la plus brutale et de la plus sordide avarice 1775-1778, édition française de 1841 Imprimé
Paris, collection particulière

En 1668, Charles Le Brun avait remis à l'honneur la physiognomonie zoologique, mettant en relation
les traits des animaux et certaines caractéristiques des visages humains. Il s'agissait d'une approche
intuitive. Le théologien suisse Lavater lui substitue une analyse scientifique. La traduction française
de ses études, publiée en 1775, est sous-titrée L'art de connaître les hommes d'après les traits de leur
physionomie. Nombre de planches explorent la valeur expressive du corps au-delà de celle du visage.
Faudrait-il parler d'une amorce de «grammaire » des attitudes ?


Anthelme François
Lagrenée
1774-1832
Talma dans le rôle
de Hamlet de Ducis
1810
Huile sur toile
Paris, collections de la Comédie-Française

Les principes énoncés par Le Brun caractérisent les sentiments souvent exacerbés que vont devoir afficher les artistes de la période révolutionnaire. Ils se font plus rares ensuite. Néanmoins, Talma, le plus
grand comédien français et le plus fréquemment portraituré, y fait encore référence sous l'Empire. Il
adopte l'expression des passions telles que Le Brun les avait définies, comme dans ce portrait désespéré
de l'Hamlet, «imité de l'anglois » par l'adaptateur français de Shakespeare, Jean-François Ducis

Jean Honoré
Fragonard
1732-1806
Tête de vieillard
vers 1765-1769
Huile sur toile
Paris, Institut de France, musée Jacquemart-André

À l'initiative du comte de Caylus, un « Concours de la tête d'expression » est mis en place au sein de l'École royale des beaux-arts au milieu du
XVIIIe siècle. Il est destiné, à la suite des travaux de Le Brun, à améliorer la représentation de l'expression des passions. Ce simple travail d'élève repris par des maîtres du pinceau va aboutir aux «figures de fantaisie », dont Fragonard se révèle un maître
virtuose comme dans ce portrait de vieillard inspiré de Tiepolo et du Mépris de Le Brun

Jean Honoré
Fragonard
La Balançoire
1732-1806
vers 1750-1752
Huile sur toile
Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza

Le jeune Fragonard, après avoir reçu les conseils de Jean Baptiste Siméon Chardin, étudie avec le peintre François Boucher. Ce dernier souhaite faire de son élève un peintre d'histoire, ce qu'il deviendra,
mais, en attendant, celui-ci emprunte à son maître les sujets galants et une joyeuse légèreté chromatique. Scène de fantaisie dans laquelle des paysans de comédie et leur progéniture s'ébattent dans une
nature idéalisée, ce tableau, par son sujet comme par sa composition ou sa couleur, est l'expression du bonheur.

Jean Honoré
Fragonard
1732-1806
Le Verrou
vers 1777-1778
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures

Avec cette peinture, Fragonard affirme une nouvelle orientation de sa pratique influencée par les
prémices du néoclassicisme. Il fait briller les derniers feux du libertinage dans ce tableau énigmatique.
À l'ardeur masculine et à la réticence féminine qui marquent les traits des personnages semblent correspondre, d'une part, le lit défait, et, de l'autre, la pomme, en évidence sur une table, qui reste à croquer. Bien au-delà du visage, la force du désir gagne l'ensemble du corps dans une emprise quasiment endiablée.

Anonyme, anciennement
attribué à Nicolas Bernard Lépicié 1735-1784
Six têtes de garçonnets et fleurs
vers 1770?
Huile sur toile
Amiens, musée de Picardie

Lorsque, à la fin du XVIIIe siècle, l'intérêt pour l'enfance se développe, le portrait d'enfant se démocratise et se libère. Il n'est plus désormais le représentant idéal d'une dynastie, mais un être indépendant, tel que le conçoit Rousseau, qui peut être montré dans son quotidien avec ses joies et ses peines. Dans ce tableau exceptionnel sont réunis six portraits
de garçonnets dans des positions et avec des expressions différentes, non sans rapport avec les figures de fantaisie.

Joseph Ducreux 1735-1802
Portrait de l'artiste sous les traits
d'un moqueur 
vers 1793 Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures

Spécialiste du portrait mais souvent tenté par l'autoportrait, Joseph Ducreux a multiplié ses repré-sentations sur un mode en général distancié et comique (Le Bâillement, 1783, Los Angeles, J. Paul
Getty Museum), qui présentait une autre facette de son caractère irascible. Son autoportrait en moqueur vise un double but. il est l'expression physique de la joie, mais aussi d'une certaine cruauté quand le doigt tendu vers le spectateur stigmatise celui qui le regarde et, vengeance d'artiste, probablement le
critique

Louis Léopold Boilly
Trente-cinq têtes d'expression
vers 1825
Huile sur bois
Tourcoing, MUba - musée des Beaux-Arts Eugène-Leroy

Très tôt dans sa carrière, Boilly s'est plu à réunir quantité de modèles sur une surface réduite, toutefois c'est une oeuvre encore plus exceptionnelle qu'il peint au milieu des années 1820. Il regroupe sur
une toile de petit format trente-cinq portraits tous marqués par la manifestation d'une émotion diffé-
repte. Il rend ainsi hommage aux têtes d'expression du siècle précédent, mais aussi à l'art du mime Jean-Gaspard Debureau, que l'on aperçoit en haut vers la droite, qui venait de conquérir les spectateurs du théâtre des Funambules.

Louis Léopold Boilly
Une loge, un jour de spectacle
gratuit
1830
Huile sur toile
Versailles, musée Lambinet

Louis Léopold Boilly
L'effet du mélodrame
vers 1830
Huile sur toile
Versailles, musée Lambinet

L'Effet du mélodrame et Une loge, un jour de spectacle gratuit réunissent une foule de spectateurs autour d'une émotion dominante. Dans celui-ci, c'est la pâmoison du personnage féminin central,
probablement suscitée par l'émotion trop vive provoquée par le spectacle, qui ordonne autour d'elle un ensemble de manifestations variées ou prévalent les marques d'intérêt suscitées au sein de la gent masculine. Les émotions affleurent à son visage, chacune différente, chacune intensifiée: une
manière de donner une place nouvelle à l'individu  et à ses particularités émotionnelles.

Félix Tournachon,
dit Nadar
et Adrien Tournachon,
dit Nadar le jeune 1825-1903
Pierrot surpris
1854
Épreuve sur papier salé
Paris, musée d'Orsay

Après la présentation du dagueriéotype à l'Académie des sciences, en 1839, acte fondateur de la photographie, les artistes vont substituer ce médium aux
séances de pose. Si les plus anciennes photographies
pour artistes privilégient le corps, le visage suit bientôt. Les photographies du mime Charles Debureau par Nadar, qui met surtout en valeur l'expression du visage, se révèlent ainsi comme une extension des travaux de Le Brun, de Lavater et de leurs suiveurs, une illustration naturaliste de la physiognomonie.

Honoré Daumier
Le Ventre législatif. Aspects des
bancs ministériels de la chambre
improstituée de 1834
Lithographie, parue dans L'Association mensuelle en janvier 1834 Saint-Denis, musée d'art et d'histoire Paul Éluard

Les assemblées de représentants du peuple telles que conçues à partir de la Révolution, sous forme d'hémicycle, offraient un aspect théâtral. Les caricaturistes, et Daumier au premier rang, vont souvent au moins tant que les gouvernements autorise-
ront la caricature politique - utiliser le perchoir de l'Assemblée pour placer leurs spectateurs dans une
position dominante et pour évoquer les élus qui, par leurs traits, leur physique et leur comportement par-
ticipent à un catalogue des «caractères » politiques.

Honoré Daumier
Rue Transnonain, le 14 avril 1834
Lithographie, parue dans L'Association mensuelle
 le 2 octobre 1834
Saint-Denis, musée d'art et d'histoire Paul Éluard

Honoré Daumier 1808-1879
Éloquence fulchironne. Réponse
péremptoire des députés
croupions, aux argumens aux
chiffres et généralement à toutes
les bonnes raisons de toutes les
oppositions possibles
Lithographie, parue dans La Caricature le 14 mai 1835
Saint-Denis, musee d'art et d'histoire Paul Éluard

Cette lithographie, non signée, publiée dans La Caricature du 14 mai 1835, a été attribuée à différents auteurs avant d'être inscrite au catalogue des oeuvres de Daumier, Complément du Ventre législatif, considéré selon un point de vue opposé, elle représente quelques-uns des 400 députés d'alors se levant pour voter la loi que défend de son
«perchoir» André Dupin, président de la Chambre des députés. Seul participant reconnaissable, Jean-
Claude Fulchiron affiche son éloquence, silencieuse et docile.

Louis Aubert 1720–vers 1798
L'Enfant en pénitence
vers 1760
Huile sur bois
Lyon, musée des Beaux-Arts

Au Salon de 1761, Greuze expose L'Accordée de village (Paris, musée du Louvre) que Diderot présente
comme une « peinture morale » destinée «à nous toucher, à nous instruire, à nous corriger et à nous
inviter à la vertu ». Cet enfant puni exilé dans un coin de cuisine appartient à ce genre. Le mouchoir dans la main rappelle les principes de représentations médiévales, mais le quasi-écrasement du visage et du corps traduit de manière inédite l'intensité de l'émotion.

Jeanne Élisabeth Chaudet
1767-1832
Jeune Fille pleurant 
sa colombe morte
1808
Huile sur toile
Arras, musée des Beaux-Arts

Jean-Baptiste Greuze
1725-1805
Jeune Fille à la colombe
vers 1780
Huile sur bois
Douai, musée de la Chartreuse


Individualiser l'émotion
Le romantisme noir
Avec le romantisme, la conquête de l'individualité et l'exaltation d'un infini intérieur, le champ des émotions, que les arts sont aptes à révéler, se développe et s'insère dans un récit que condensent les artistes. La Lettre de Wagram, de Claude
Marie Dubufe, exprime par exemple tout autant la peine que la gloire, comme en témoigne la présence de la Légion d'honneur.
La représentation des affects s'élance dès lors au-delà de l'être devenu un élément d'un plus vaste espace avec lequel il partage ses impressions. Le modèle et son environnement ne font désormais plus qu'un, l'émotion de l'un imprimant ses couleurs et sa dynamique à l'autre. Ainsi, à la tendresse qui lie les regards des modèles amoureux d'Émile Friant,
lovés dans un espace où ils sont seuls et où la nature renaît, s'oppose l'exaltation du personnage de Knut Andreassen Baade, minuscule dans une immensité sombre et tourmentée, nouvelle divinité prête à affronter les éléments.

Chevalier Féréol
de Bonnemaison 1766-1826
Une jeune femme s'étant avancée
dans la campagne se trouve
surprise par l'orage
1799
Huile sur toile
New York, Brooklyn Museum

Au lendemain du cataclysme révolutionnaire, alors que le droit de s'exprimer demeure incertain,
certains artistes souhaitent évoquer les tourments passés et pour cela adoptent un répertoire allégo-
rique. L'orage est pour cela un élément de choix, qu'a dů affronter la France, faible femme ballottée par
les événements. Le peintre Féréol de Bonnemaison s'exile à Londres, en 1789, où il épouse la cause des
immigrés. À son retour, cette représentation de laterreur est un hommage à la France meurtrie qu'il
veut partager.

Émile Signol
1804-1892
Folie de la fiancée
de Lammermoor
1850 Huile sur toile
Tours, musée des Beaux-Arts

Le thème de la folie et de ses multiples manifestations retient l'attention des artistes de la généra-
tion romantique d'une manière quasi scientifique avec, par exemple, les Monomanes de Géricault,
mais, plus souvent aussi, en s'inspirant de la littérature sombre, en particulier celle de Walter Scott. Les illustrations de La Fiancée de Lammermoor, publiée en français en 1828, privilégient l'instant paroxys-tique du drame où, devenue meurtrière, le soir de ses noces, l'héroïne «sombre » dans la folie.

Knut Andreassen Baade
1808-1879
Scène de l'époque des sagas
norvégiennes
1850 Huile sur toile
États-Unis, The Asbjorn Lunde Foundation, Inc.

Tandis que l'Europe occidentale s'émerveille de tempêtes dans lesquelles elle projette des sentiments tout autant d'effroi face aux éléments que de pitié pour les victimes, les régions européennes septentrionales, renouant avec les sagas médiévales, ont une approche différente. La mer, replacée au sein de l'univers entre des rochers acérés et la lune spectrale, participe au discours de l'oeuvre. Le héros de Baade, seul et juché sur le plus haut rocher, contemple sa destinée, entre exaltation et terreur.

Expliquer l'émotion
Science et photographie
La science, soutenue par la photographie, en révélant les causes
et les effets des comportements, libère la représentation.
La photographie va, en effet offrir aux artistes un abondant corpus d'expressions faciales et corporelles des émotions.
Elle commence par diffuser un répertoire de motifs empruntés
au théâtre, et, en particulier, au mime. Dans un second temps,
mise au service des expériences d'excitation électrique des
nerfs de la face par Duchenne de Boulogne, elle pense établir
le corpus de l'expression des émotions.
Ces études, comme celles de Jean-Martin Charcot et de Paul
Richer consacrées à l'hystérie, à partir de 1884, à l'hôpital
parisien de la Salpêtrière, vont fournir toute une série d'expressions nouvelles. Les images stéréotypées de la peur (Féréol de Bonnemaison) ou de la folie, telle celle du modèle
féminin d'Antoine Joseph Wiertz, vont laisser place à un réalisme qui s'infiltre jusque dans l'extase mystique de la Jeanne d'Arc écoutant les voix d'Eugène Carrière.

Charles Louis Müller 1815-1892
Rachel dans Lady Macbeth
1849 Huile sur toile
Musée d'art et d'histoire du Judaïsme

Intérioriser l'émotion
Le romantisme laisse plus de place, au lendemain de la chute du Premier Empire, à l'expression de l'espace intérieur des modèles, loin de toute référence divine ou sociale.
Les «enfants du siècle », tels que les avait confessés Alfred de Musset, cultivent désormais le rêve, déçus des illusions que Napoléon Ier avait fait naître. L'époque modifie l'affect
en une souffrance qui dévoile brusquement une vie secrète.
Cette transformation se vit principalement de façon solitaire
multipliant les physionomies pensives et les regards mélancoliques. Elle s'exprime dans l'abandon de la rêveuse de Charles
Chaplin ou dans les larmes de l'héroïne de Claude Marie Dubufe à la lecture de la Lettre de Wagram qui lui annonce la perte de l'être cher. Bien plus tard, et face à d'autres bouleversements du monde, la peinture rendra encore hommage
aux disparus de manière contenue et comme distanciée, saluant les héros de la Première Guerre mondiale à travers les visages de celles qui restent (André Devambez)

Charles Chaplin
1825-1891
Le Rêve
1857
Huile sur toile
Marseille, musée des Beaux-Arts

Antoine Joseph Wiertz
1806-1865
Faim, folie et crime
1853 Huile sur toile
Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, musée Antoine Wiertz

Le milieu du XIXe siècle remet en cause la confusion des monomanies et de la théorie traditionnelle des
passions. Bientôt, la doctrine de la dégénérescence développée par Bénédict Morel fournit les bases
organiques pour ancrer la folie dans la médecine. Le tableau de Wiertz évoque de manière précoce
ces étapes en illustrant les effets cumulés de la pauvreté et va encore au-delà en en faisant une sorte
de justificatif du crime, dont le déclencheur final est l'assignation représentée au premier plan.

Dr. Paul Richer
Études cliniques sur la grande
hystérie ou hystéro-épilepsie,
Paris, Adrien Delahaye
et Émile Lecrosnier, éditeurs,
planche représentant la phase
des grands mouvements
et la phase des contorsions
(arc de cercle)
1885
Imprimé
Paris, collection particulière

À peine âgé de trente ans, Paul Richer publie un premier ouvrage sur « l'attaque hystéro-épileptique »,
à défaut de différencier encore ce qui relève de l'épilepsie et de la névropathie. D'autres suivront où
le médecin, mais aussi sculpteur, privilégie l'image et la photographie qui le mèneront à publier en 1895,
par exemple, une Nouvelle anatomie artistique du corps humain en six volumes (Paris, Plon-Nourrit,
1906-1929), où les artistes iront chercher les modèles d'émotions « réalistes » jusqu'aux plus extrêmes.

Guillaume Benjamin Duchenne
de Boulogne 1906-1875
Mécanisme de la physionomie
humaine ou Analyse électro-
physiologique de l'expression
des passions, Paris, Veuve
Jules Renouard
1862
Paris, bibliothèque de l'Académie nationale de médecine

Les photographies 81 à 83 de l'ouvrage de Duchenne de Boulogne souhaitent retrouver, à travers la sollicitation de certains nerfs faciaux d'un modèle anonyme, les traits de Lady Macbeth à différents moments du drame de Shakespeare. À travers la contraction faible, moyenne ou maximum du muscle pyramidal du nez, il pense pouvoir illustrer et fournir ainsi aux artistes les modèles des états physiques de cruauté modé-
rée, forte ou féroce de l'instigatrice du régicide, ce qu'illustre l'oeuvre proche de Charles-Louis Müller.

Duchenne de Boulogne publie, en 1862, son ouvrage Mécanismes de la physionomie humaine accompagné
d'un atlas de soixante-quatorze planches. À travers ces images où l'on aperçoit le patient et les électrodes chargées d'exciter certains nerfs de la face, le médecin souhaite établir sciertifiquement, mais aussi pour les artistes, un corpus des émotions et des éléments anatomiques mis en jeu pour leur
expression. Triomphe du positivisme de la seconde moitié du XIXe siècle: les expressions émotionnelles devraient ici répondre à la vérification savante du
physiologiste.

Claude Marie Dubufe 1790-1864
La Lettre de Wagram
1828 Huile sur toile
Rouen, Réunion des Musées métropolitains Rouen Normandie, musée des Beaux-Arts

Claude Marie Dubufe commence sa carrière au Salon de 1810. La veine héroïque qui marque ses premiers envois laisse bientôt place aux charmes d'une mythologie gracieuse. Dès lors, il multiplie les évo-
cations féminines, non dépourvues d'une certaine charge érotique, souvent en pendants, exaltant des
sentiments opposés tels Les Souvenirs et Les Regrets
(1827, collection particulière). La même année, il brosse le portrait de cette jeune femme éplorée apprenant le décès d'un proche, que ne console pas la Légion d'honneur posée au premier plan.

Gustave Courbet
Les Amants dans la campagne
après 1844
Huile sur toile
Paris, Petit Palais musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Émile Friant
1863-1932
Les Amoureux
1888
Huile sur toile
Nancy, musée des Beaux-Arts


Vaincre l'émotion
Après 1914
Un certain nombre de fléaux sociaux accompagnent la fin du XIXe siècle et l'entrée dans le xx, qui gagnent progressivement le droit d'être représentés. L'alcoolisme, les addictions, la prostitution, ces «égarements de la raison », offrent aux artistes tout un nouvel ensemble d'émotions à transcrire.
Absents tout d'abord à l'émotion dont ils exposent les effets, les modèles, peu à peu, expriment une émotion mais également la provoquent.
Les ravages de la Première Guerre mondiale ne vont faire qu'amplifier ce phénomène. Si la tradition picturale entretient encore le souvenir des événements tragiques au moyen d'un catalogue d'expressions convenues (André Devambez), les stigmates que la guerre a laissés dans les corps et sur les visages des «gueules cassées » recourent à des moyens nouveaux.
Au moment où les arts s'éloignent du naturalisme, les atrocités vécues vont susciter l'émotion par des couleurs aux accords inattendus et à travers des formes à l'assemblage jusqu'alors inconnu.

André Victor Devambez
1867-1944
La Pensée aux absents
1927
Panneau central, huile sur toile et panneaux latéraux, huiles sur carton
Saint-Quentin, musée des Beaux-arts

À la fin de 1914, à quarante-sept ans, Devambez s'engage pour participer à la « Grande Guerre » avant d'être affecté à la section des peintres de camouflage. Blessé en juin 1915, il lui faudra plusieurs années avant de peindre à nouveau. À partir de 1924, il se consacre à ce triptyque de filiation religieuse: la violence du conflit étant rejetée sur les volets latéraux, tandis que trois femmes en deuil, d'âges différents, au centre, au-dessus d'une prédelle de croix, révèlent trois formes d'affliction.

Détail du tableau précédent 

Détail du tableau précédent 

Jean-François
Raffaëlli
1850-1924
Le Buveur d’absinthe
1880 Encre et gouache sur papier marouflé sur bois
Liege, musée des Beaux-Arts, La Boverie

Le médecin suédois Magnus Huss publie ses études sur l'alcoolisme en 1848. Dès lors, celui-ci sort du champ du vice ou du péché pour devenir une maladie. Sa représentation change de statut: il ne s'agit plus d'amuser, comme chez Teniers ou Brouwer, ou de dénoncer comme le firent les premières ligues
antialcooliques de la fin du XVIIIe siècle, mais de constater (Zola, L'Assommoir, 1876) et de lier le phénomène à l'évolution de la société..., qui y répond par
la loi du 23 janvier 1873 réprimant l'ivresse publique.

André  Devambez
1867-1944
Les Incompris
vers 1904 Huile sur toile
Quimper musée des Beaux-Art

Émilie Charmy
1878-1974
Femme dans un intérieur
ou La Morphinomane
vers 1897-1900
Huile sur toile
Collection particulière

Auguste Rodin
1840-1917
Le Cri
avant 1886 Bronze
Paris, musée Rodin

Eugène Carrière 1849-1906
Jeanne d'Arc écoutant les voix
1899 Huile sur toile
Paris, musée d'Orsay 

À la probable référence à l'exercice académique des têtes d'expression, le peintre Eugène Carrière souhaite ajouter la représentation du phénomène hallucinatoire que vit son modèle au moment où
saintes et archanges lui confient sa mission. Cette suggestion du surnaturel passe par la stylisation du
paysage à l'arrière-plan et par l'apparition extatique de la bergère lorraine au premier plan, juxtaposition d'un univers mental et d'un univers naturel qui sont les bases du symbolisme.

Albert Bertrand 1854-1912
d'après Félicien Rops
Pornocratès ou La Dame du cochon
1896
Gravure en couleurs au repérage d'après l'aquarelle de Félicien Rops
Namur, musée Félicien Rops, Province de Namur

Pornocratès, peint en 1878, connaît un succès de scandale. Au-dessus d'une plinthe où figurent
les personnifications abattues des beaux-arts, de la musique et de la poésie, une moderne et altière
Vénus, les yeux bandés, nue mais portant bas brodés, longs gants noirs et chapeau à plumes, est guidée par un cochon (ses instincts) en laisse. Cette iconographie a pour l'artiste un double sens et un but: refus de la tradition académique et de l'hypo-
crisie de la société contemporaine, ainsi que volonté de choquer

Félicien Rops
Hommage à Pan, dit aussi
à Vieux Faune ou Curieuse
1885
Fusain, crayon Conté, crayons de couleur et travail au grattoir sur papier
Namur, musée Félicien Rops, Province de Namur

Félicien Rops
Le Lait de poule,
série des « Cent légers croquis »
vers 1878-1881
Pastel, aquarelle, gouache, plume et pierre noire sur papier
Namur, musée Félicien Rops, Province de Namur

Félicien Rops
La Révolution sociale,
série des « Cent légers croquis »
vers 1878-1881
Crayons de couleur, aquarelle, pastel et pierre noire sur papier
Namur, musée Félicien Rops, Province de Namur

Albert Bertrand 
1833-1898
d'après Félicien Rops
L’Agonie
sd.
Gravure en couleurs
Namur, musée Félicien Rops, Province de Namur

Fuir l'émotion
L'émotion avouée dans les oeuvres du début du XXe siècle est d'abord celle de l'artiste, celle à laquelle il soumet ses portraits (Alexej von Jawlensky) et, désormais, toutes ses
créations. Ceci passe, en premier lieu, par l'usage de couleurs plus pures, plus franches, dénuées de nuances et de transitions, s'étalant en aplats contrastés qui sont là pour affirmer le sentiment, sinon la rébellion de l'artiste. Chez certains,
le rendu va jusqu'à s'éloigner du regard habituel pour laisser la place à une apparence issue de l'intuition et de l'affect (Hans Richter). À travers ces réalisations, c'est une contes-
tation de la culture officielle qui m s'expose et n'hésite pas, par exemple, à affirmer une sexualité opposée aux modèles traditionnels. Ainsi chez Egon Schiele qui fait le choix de
corps échappant aux critères des proportions et au mépris
des formes, afin d'ajouter au sentiment une intensité émotionnelle plus prégnante encore.

Alexej von Jawlensky
1864-1941
Tête de femme
1911 Huile sur carton
La Haye, Kunstmuseum Den Haag

Formé en Russie, Jawlensky étudie et travaille ensuite en Allemagne et arrive en France, en 1905, où il adresse ses peintures au Salon d'automne avant de retourner à Munich. Là, il se trouve associé à l'ef-
fervescence artistique et à l'expressionnisme, proche
des fondateurs du Blau Reiter (le Cavalier bleu) et membre du Sonderbund de Düsseldorf. 1911 est
une année particulièrement importante pour lui au cours de laquelle il peint des visages exaltés «dans des couleurs très fortes et ardentes, absolument pas
naturalistes et matérielles », écrit-il.

Henri de
Toulouse-Lautrec 1864-1901
Le Divan. Rolande, dit aussi
Maison de la rue des Moulins - –
Rolande
1894 Huile sur carton
Albi, musée Toulouse-Lautrec

Hormis dans les salons des maisons closes, les pensionnaires que représenta Toulouse-Lautrec sont
rarement accompagnées par leurs clients et jamais dans une situation qui évoque le plaisir. En revanche,
cadrées de près, à deux, dans une chambre où le lit occupe une place importante, on les voit parfois se
laisser aller à une relation saphique. Le sourire qui éclaire leur visage caricatural reflétant probablement
tout à la fois la satisfaction et la volupté d'enfreindre, signes d'expressions délibérément plus avouées du désir, sinon de la pulsion.

Egon Schiele
Couple féminin amoureux
1915 Crayon et couleurs opaques
Vienne, Albertina Museum

À peine âgé de vingt ans, Egon Schiele fait du corps humain son principal outil d'expression.
Dessinés et peints sur papier, les corps des hommes et des femmes plus ou moins dénudés, seuls ou à plusieurs, réunis dans des jeux érotiques se tordent et se mêlent dans une sorte de volupté graphique plus révélatrice des émotions ressenties que les visages isolés et peu expressifs, dont l'absence confine parfois à la morbidité.

Hans Richter
1888-1976
Portrait visionnaire
1917 Huile sur toile
Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle,

Formé à Berlin et disciple précoce du mouvement expressionniste Blau Reiter, Hans Richter participe
ensuite au groupe Dada qui remet en cause, entre autres, les conventions esthétiques. Ce portrait ima-
ginaire de 1917, peut-être un autoportrait, contemporain du conflit qui enflamme l'Europe, par la violence de ses couleurs posées en aplat et par l'éclatement de ses formes, révèle tout autant les angoisses que les interrogations de l'artiste, sa dette envers Dada
et son glissement progressif vers l'abstraction.

Pablo Picasso 1881-1973
Tête de femme 
1932 Plâtre original
Paris, musée national Picasso-Paris

Anonyme
Moulage d'un homme
traumatisé de la face
présentant une plaie du
maxillaire inférieur avec
cicatrisation vicieuse
vers 1914-1918
Plâtre
Paris, BIU Santé Médecine - université de Paris, collection du Dr. Albéric Pont

Au lendemain du conflit de 1914-1918, les victimes de la guerre moderne se comptent par millions, le corps et le visage endommagés par les balles et, surtout, par les éclats d'obus. Si quelques-uns acceptent
leur sort, d'autres ont recours aux prothèses que mettent au point des sculpteurs comme Jane Poupelet, Anna Coleman Ladd ou Francis Derwent Wood. La présence de
ces «gueules cassées », et des souffrances concomitantes qu'elles révélaient, influença à partir de ce moment la conception du
visage par certains artistes.

Anonyme
Masque pour mutilé
de la face réalisé par
Jane Poupelet (1874-1932)
dans l'atelier de la
Croix-Rouge américaine
vers 1918 Photographie
Archives de l'artiste Jane Poupelet aujourd'hui déposées à la Piscine -
musée d'art et d'industrie André Diligent, Roubaix
Paris, collection Mº Vincent

Olivier Blanckart
né en 1959
Moi en Sigmund Freud
2019
Photographie
Collection de l'artiste

Fernand Léger
1881-1955
Trois femmes sur fond rouge
1927 Huile sur toile
Saint-Étienne, musée d'Art moderne et contemporain Saint-Étienne

Passée la guerre, effacées les marques les plus flagrantes du traumatisme, avant que les économies ne s'effondrent et que le monde ne coure vers une
autre catastrophe, l'Europe connaît quelques années d'insouciance que certains artistes se plaisent à sou-
ligner. Si quelques-uns ont recours à la tradition, d'autres assagissent les expériences esthétiques du
début du siècle, comme Fernand Léger qui, dans une nouvelle évocation des Trois Grâces, offre une
composition sereine, toute en courbes sur un aplat lumineux.

Salvador Dalí 1904-1989
Las Llamas, Llaman
(Les Flammes, ils appellent)
1942 Huile sur toile
Collection David et Ezra Nahmad

Issu de la révolte incarnée par le mouvement Dada, le mouvement surréaliste libère, au début des
années 1920, la création du contrôle de la raison et donne naissance à des images inattendues dont le
spectateur doit s'emparer pour leur donner un sens. Salvador Dalí est, parmi ces créateurs déroutants,
un des plus célèbres qui ajoutent à l'incongruité d'images déconcertantes l'originalité de titres probablement dérivés du principe littéraire des «cadavres exquis».

Salvador Dalí
Chevaliers en parade
(projet pour Roméo et Juliette)
Huile sur toile 1942
Collection David et Ezra Nahmad

Martine Martine
née en 1932
Grandes Mains rouges II
1985
Huile sur toile
Collection particulière

Détourner l'émotion
Après les guerres
La manière d'exprimer les émotions qui vient dans l'entre-deux-guerres est la traduction d'une nouvelle intériorité. Largement redevable aux études de Sigmund Freud et aux
développements de la psychiatrie à la psychanalyse, elle est le reflet d'un extrême inattendu qui se révèle, par exemple, dans les images du surréalisme où rien n'affleure d'une
émotion, ni dans le sujet ni dans le titre. Tout change après la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle images ou textes manifestent une nouvelle expression génératrice de sentiments.
L'irruption et l'intégration du monde mécanique, le fantasme du robot à la conquête d'une âme, ont aussi leurs effets surla représentation des émotions ou son absence. Si les Trois
femmes sur fond rouge de Fernand Léger semblent les Grâces
désincarnées d'un monde industriel, elles ne suscitent une émotion que par le rouge qui les cerne, tandis que le Monument purement technologique, de l'acier à la lumière, et photographique, de Christian Boltanski, s'avère lui vecteur d'émotions.

Jean Fautrier 1898-1964
Tête d'otage
vers 1944-1945
Huile sur papier marouflé sur toile
Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, dont les atrocités de toutes sortes ont dépassé de loin ce que
l'humanité a pu connaître jusqu'alors, nombre d'artistes sont pris de vertige et ne peuvent plus recourir à la figuration pour exprimer leur émotion. Ils
délèguent à la couleur et à des procédés plastiques l'expression de l'horreur ressentie. Ainsi, dans la
série des Otages de Jean Fautrier, les visages perdent toute identité et laissent place à un ovale envahis-
sant, comme une photo d'identité fantomatique, que le pinceau vient effleurer ou griffer.

Zoran Mušič
1909-2005
Nous ne sommes pas les derniers
1973 Acrylique sur toile
Paris, musée d'art et d'histoire du Judaïsme, dépôt de la Fondation du Judaïsme français

Alberto Giacometti
1901-1966
Grande Tête
1958, état de 1966 Bronze
Paris, Fondation Giacometti

À partir du milieu des années 1950, Alberto Giacometti poursuit la création des figures filifornies,
qui sont apparues dans son ouvre vers 1946-1947 et multiplie aussi leur déclinaison fragmentaire à tra-
vers des bustes et des têtes au caractère monumental. Représentés frontalement, les traits figés, les
yeux grands ouverts et les lèvres serrées, stigmatisés par les traces d'outils laissées visibles, ces visages
impénétrables renouent avec les très anciennes évocations du Christ Homme de douleurs.

Christian Boltanski
Monument
1985
Installation de 65 photographies noir et blanc, 17 lampes électriques,
un variateur et des câbles électriques
Nimes, collection Carré d'art - musée d'Art contemporain
-
L'expression des émotions, mise à distance par la peinture et la sculpture, connaît une ultime
transformation dans les années 1985-1989, lorsque le geste créateur de Christian Boltanski disparaît
derrière une mise en en scène technologique et syncrétique, assemblage d'éléments récupérés
dans l'atelier et hommage à diverses croyances. La présentation de cette oeuvre, en 1986, à la chapelle
de La Salpêtrière dans une exposition intitulée
«Leçon de ténèbres », la réintroduit néanmoins dans le domaine des affects et de la douleur


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