Superbe rétrospective, plus d'une certaine d'oeuvres bien présentées dans ce charmant musée. Un régal :
Regarder l'œuvre de Charles Camoin (1879-1965), c'est suivre au plus près une quête artistique ayant pour principaux cadres non seulement le Sud de la France et les rives de la Méditerranée - d'où il est originaire - mais aussi Paris et Montmartre - où il a vécu toute sa vie.
Ce double ancrage géographique entre Nord et Sud est caractéristique de l'avant-garde fauve à laquelle Charles Camoin est pleinement affilié depuis les années 1900. La découverte de la lumière méridionale a constitué pour ses camarades un facteur décisif dans l'élaboration du fauvisme. Au contraire, Camoin a dû cultiver, toute sa vie durant, cet émerveillement. A l'inverse, c'est en allant vers le Nord qu'il a rejoint le fauvisme et où il a sans doute apporté sa culture méditerranéenne - "le vaillant Marseillais, Carlos Camoin" dixit Cézanne.
À partir de ses liens avec Paris et la bohème montmartroise, le parcours de l'exposition revient sur différents épisodes historiques et thématiques qui ont permis à Camoin de s'inscrire dans le cercle de l'avant-garde internationale. Car, si le peintre revendique son indépendance artistique et opte pour une approche sensualiste et hédoniste toute personnelle -"En tant que coloriste, j'ai toujours été et suis encore un fauve en liberté" - son œuvre témoigne d'une constante recherche de modernité ancrée dans la tradition. Ses tableaux demeurent toujours une construction fondée sur l'harmonie colorée : son but est celui d'une expressivité plastique, une forme de réalisme lyrique, laquelle se place dans la perspective du fauvisme.
CHARLES CAMOIN (1879-1965)
Le Bassin des Tuileries,
1903
Huile sur toile
Musée des Beaux-Arts, Reims
Dans la suite de ce post, tous les tableaux présentés sont de Charles Camoin sauf mention contraire
UNE FORMATION PARISIENNE
Après un rapide et brillant passage à l'École des beaux-arts de Marseille, Camoin, encouragé par sa mère, arrive à Paris vers 1897 pour intégrer l'École des beaux-arts, admis dans l'atelier de Gustave Moreau. Au-delà de l'enseignement du maître qui n'a duré que quelques mois (Moreau décède le 18 avril 1898), cet épisode marque la naissance d'une longue et solide amitié avec Albert Marquet et Henri Matisse. Entre franche camaraderie et émulation artistique, les trois peintres parfois rejoints par d'autres étudiants, comme Henri Manguin, travaillent souvent ensemble dans leurs ateliers respectifs, partageant ainsi le même modèle. Ils parcourent Paris et ses alentours pour faire du paysage dans une veine postimpressionniste, où déjà la composition et la touche colorée se font prégnants. Suivant les conseils de Moreau, ils copient les maîtres anciens au musée du Louvre et descendent dans la rue pour croquer sur le vif la silhouette des passants ou leur environnement immédiat dans un trait elliptique et concis. Paris constitue alors un véritable terrain de jeux et d'expériences: Camoin apprend tout autant à dompter son nouveau milieu qu'à s'approprier ses moyens plastiques.
La Péniche sur la Seine,
vers 1902
Huile sur toile
Collection Schröder
La Seine, le Louvre et le pont des Arts vus du Pont-Neuf, 1904-1905
Huile sur toile
Collection privée, Paris, courtesy Benjamin Sebban
Le Pont des Arts vu du Pont-Neuf, 1904
Huile sur toile
Collection particulière
Genre historique codifié au XVII siècle, la peinture de paysage est ébranlée au XIXe siècle par les Impressionnistes, puis au XX° siècle par les Fauves. S'ils partagent l'ambition classique de « peindre la nature », Camoin et ses camarades introduisent une vision moderne dans la tradition du paysage, lequel ne consiste plus en une imitation du réel, ni une transcription de leurs impressions ou d'un idéal sur la toile, mais plutôt une traduction de l'expérience vécue: s'appuyant sur leur intuition et leurs sensations, ils synthétisent la perception qu'ils ont de leur environnement dans des paysages composés afin d'inventer des équivalents picturaux de la nature.
La Promenade au parc,
vers 1902
Huile sur toile
Collection particulière
Portraits
Dès 1900, Camoin développe un goût pour le portrait dans la continuité de l'art de Cézanne rencontré durant son service militaire à Arles entre 1900 et 1903. Les visites à l'artiste vieillissant et la correspondance échangée ont influencé durablement le jeune peintre qui en fait son père spirituel : « Je vous parle comme un père » lui disait alors Cézanne. S'il reprend souvent le cadrage de ses compositions, Camoin semble toutefois plus s'intéresser à la psychologie de ses sujets que son mentor. Il fait poser ses proches mais trouve aussi de nombreux modèles parmi les classes laborieuses et les populations originaires des pays colonisés. En revanche, il travaille très peu pour les grandes fortunes industrielles de la Belle Époque. Cela donne lieu à des portraits pleins de dignité ou d'intériorité sans jamais tomber dans le misérabilisme ou l'exotisme. Toutefois, leurs titres les renvoient systématique ment à leur condition sociale ou raciale.
Liseuse en robe violette,
1898
Huile sur toile,
Musée des Beaux-Arts, Reims
La Mère de l'artiste sur le divan,
1897
Huile sur toile Musée d'Art Moderne de Paris Achat en 1935, inv. AMVP 45
Marie Camoin (1848-1930), elle-même artiste et sociétaire au Salon des artistes français, joue un rôle majeur dans la carrière de son fils : c'est elle qui l'encourage à devenir peintre et lui permet d'intégrer l'atelier de Moreau en 1898. Symptomatique d'une histoire de l'art où la place des artistes femmes est négligée, le tableau est intitulé Femme à l'éventail lors de son entrée dans les collections publiques en 1935. Pourtant, il représente Marie Camoin se reposant sur un divan lors d'une séance de travail, tenant encore à la main sa palette de peinture, et non pas un éventail Par son traitement très coloriste du sujet, avec ses larges aplats rouges, cette toile, l'une des premières ceuvres de Camoin, annonce le Fauvisme et n'est pas sans rappeler les portraits nobis de Vuillard ou de Bonnard, ainsi que la Liseuse en robe violette de Matisse.
La Belle endormie,
1904
Huile surt toile
Collection Schröder
Portrait d'Albert Marquet, 1904-1905
Huile sur toile
Musée national d'art moderne/Centre de création industrielle, Centre Pompidou, Paris En dépôt au musée Fabre,Montpellier
Madame Matisse faisant de la tapisserie, 1904
Huile sur toile Musée d'Art moderne et contemporain, Strasbourg
Source d'inspiration commune à Camoin, Matisse, Marquet et Derain, le kimono japonais porté par Amélie Matisse devient un motif de choix, par son alliance de lignes et de drapés, pour jouer avec la surface colorée du tableau. Tous les éléments décoratifs, du costume aux motifs du sol en passant par les laines de la tapisse rie, sont représentés sur le même plan dans une vue en contre-plongée à la perspective aplatie, évoquant les estampes japonaises. Quelques éléments donnent néanmoins l'illusion de la profondeur : les obliques parallèles des chaises et tables, le modele des mains et du visage de Mme Matisse. Camoin atteint un équilibre subtil entre figure et fond décoratif qui s'entremélent sans pour autant se dissoudre totalement l'un dans l'autre.
HENRI MATISSE (1869-1954) Madame Matisse en kimono, 1905
Encre de Chine et crayon sur papier Collection particulière
Autoportrait, vers 1898
Crayon et encre sur papier
Collection particulière
ALBERT MARQUET (1875-1947)
Charles Camoin, vers 1905
Encre de Chine sur papier
Collection particulière
HENRI MATISSE (1869-1954)
Autoportrait, 1898-1899
Encre de Chine, plume et pinceau sur papier Collection particulière
ALBERT MARQUET (1875-1947)
La Veuve, 1904
Xylographie
Collection particulière
HENRI MATISSE (1869-1954)
Chanteuse de café-concert
vers 1900 Crayon sur papier Collection particulière
La Passerelle des Arts, vers 1910
Crayon bleu sur papier
Collection particulière
Bord de rivière, 1901
Mine graphite et encre de Chine sur papier Musée national d'art moderne Centre de création industrielle Centre Pompidou
Silhouette de femme, vers 1900
Encre de Chine sur papier beige (recto)
Musée national d'art moderne/ Centre de création industrielle,
Centre Pompidou
ALBERT MARQUET (1875-1947)
Nu de profil, vers 1898
Encre de Chine sur papier Musée national d'art moderne Centre de création industrielle
Centre Pompidou
Le flutiste
1898 Fusain sur papier
Collection particulière
Commentaire de Gustave Moreau
"Soyez plus grave"
Classe de modèle, s. d.
Mine graphite sur papier Musée national d'art moderne Centre de création industrielle
Centre Pompidou
Jeune Créole,
1904
Huile sur toile
Musée d'art moderne André Malraux, Le Havre
Matisse, Camoin et Marquet 1912
Archives Camoin
Femme à la voilette, 1905
Huile sur toile Collection particulière
Saint-Tropez, été 1905.
Camoin, Marquet, Manguin et d'autres travaillent à leur peinture, sous la lumière éclatante du Sud, comme en témoigne la toile de Marquet montrant Camoin peignant La Petite Lina (1905, Musée Cantini, Marseille). Au contact direct de la nature, ils cherchent à rendre leur sensation lumineuse par la couleur, ce qui deviendra la marque des Fauves à l'automne 1905. Camoin se distingue par une manière nuancée, sachant modérer ses sensations face à cette lumière du Midi qu'il connaît si bien, contrairement à ses camarades. Son portrait de Femme à la voilette, à l'expression mélancolique, se teinte de couleurs tendres car, comme le note le peintre en 1943. L'ombre n'existe pas, il n'y a que des couleurs: les ombres sont roses ocrées ou légèrement violacées ou verdâtres, et dans les lumières, les verts sont orangés. verts, ou jaune-vert, rose orange piqué quelques verts frais.
HENRI MANGUIN (1874-1949)
La Promenade,
1907
Huile sur toile
Collection particulière
FAUVISMES
Le fauvisme ne constitue pas un mouvement organisé et régi par des principes esthétiques. Il s'agit d'une avant-garde parisienne comprise comme une catégorie large à la cohérence historique et sociologique, et à laquelle Camoin est pleinement intégré. Son ceuvre partage avec celle de ses camarades des spécificités communes: affranchissement de l'imitation du réel, recherche d'une expression intuitive, simplification des formes, autonomisation relative de la couleur au rôle dominant dans la composition du tableau, apparence d'improvisation rapide. S'adonnant à leurs recherches respectives à travers la France (durant l'été 1905, Camoin, Marquet et Manguin sont à Saint-Tropez; Matisse et Derain à Collioure), les peintres fauves se retrouvent lors d'expositions parisiennes. Camoin participe aux événements historiques du mouvement: aux grands salons parisiens comme la mythique « cage aux fauves » du Salon d'automne de 1905; ou à des expositions plus réduites à l'instar de celles du "Groupe Matisse" à la Galerie Berthe Weill située à Montmartre. Ainsi, c'est à partir de Paris que le peintre marseillais intègre les milieux et réseaux culturels, qu'il se fait connaître et que son œuvre est diffusé et vendue (Kahnweiler, Druet, Schames) jusqu'aux grandes expositions d'avant garde à l'étranger (Galerie Manes, Sonderbund, Armory Show...).
ALBERT MARQUET (1875-1947) Charles Camoin peignant, 1905
Huile sur toile
Collection particulière
M. Camoin, lui aussi, s'en fut à Saint-Tropez. Ils y ont tous filé, semblables à une bande d'oiseaux migrateurs. Ce fut, au printemps 1905, une vaillante petite colonie de peintres peignant et devisant en ce pays enchanté : Signac, Cross, Manguin, Marquet, Camoin...
Louis Vauxcelles, "Salon d'automne", Gil Blas, 17 octobre 1905
Naples, le Vésuve vu de la Villa Capella, 1904
Huile sur toile Musée des Beaux-Arts, Draguignan, inv. D2019.1.1 En dépôt provisoire au musée Fabre, Montpellier
Durant ses années de jeunesse, Camoin quitte régulièrement Paris pour des séjours dans le Sud de la France où sa famille réside. Même sans le sou, Camoin voyage grâce à des tickets donnés par son oncle dans la marine marchande. Ainsi, il est en Italie en 1904 (Capri, Naples, Rome), en Corse en 1906, à Londres en mai 1907 avec Marquet et Friesz, ou encore en Espagne durant l'été 1907 (Madrid, Séville, Grenade, Barcelone). S'attachant moins à des descriptions formelles qu'aux ambiances, ces voyages sont pour lui Toccasion d'aborder autrement la lumière méridionale que dans son sud natal.
Port de Cassis,
1904
Huile sur toile
Collection particulière
Vieux-Port aux charrettes,
1906
Huile sur toile
Courtesy Galerie Fleury, Paris
Port de Marseille,
Notre-Dame-de-la-Garde à travers les mâts,
1904-1905
Huile sur toile
Musée d'art moderne André Malraux, Le Havre
Port de Toulon à la barrière,
1904-1905
Huile sur toile
Collection Pierre Bastid
Compotier de fruits au verre de vin rouge, vers 1905
Huile sur toile
Collection Marc Stammegna
EN BUT AUX LUTTES
A partir de 1907, Camoin s'installe définitivement à Montmartre où il a pour voisins de nombreux artistes (Manguin, Derain, Dufy, Friesz, Durrio: Picasso et Van Dongen au Bateau-Lavoir) avec qui il forme la bohème montmartroise. Signe de sa pauvreté, les adresses se succèdent: 27, boulevard de Clichy et 6, rue Mansart en 1907; 12, rue Cortot en 1908; 46, rue Lepic de 1910 à 1925. C'est à ce moment-là qu'il noue une relation artistique et amoureuse avec la peintre Emilie Charmy (également exposée chez Berthe Weill): ils partagent pendant un temps un atelier place de Clichy et séjournent ensemble en Corse en 1910. Cette décennie a représenté une période sombre pour l'artiste dont la démarche artistique se fait plus expressionniste (formes schématiques cernées par un lourd trait noir, matière picturale épaisse et couleurs rudes, cadrages des compositions audacieux). Après sa rupture avec Charmy, Camoin rejoint Matisse durant l'hiver 1912-1913 à Tanger où, intéressé par la transcription des atmosphères, il renoue avec des teintes plus lumineuses. La période se clôt néanmoins par la destruction de l'ensemble des toiles de son atelier en juin 1914, à l'origine du droit moral de l'artiste sur son œeuvre en France, puis par sa mobilisation durant la Première Guerre mondiale.
ÉMILIE CHARMY (1878-1974)
Paysage corse, 1910
Huile sur toile
Musée des Beaux-Arts, Lyon
Peintre d'origine stéphanoise, formée à Lyon, Émilie Charmy (1878-1974) s'installe en 1903 à Paris où elle intègre le milieu des avant-gardes, exposant notamment à la galerie Berthe Weill. C'est certainement par l'entremise de la marchande ou au Salon d'automne, des 1906, que Camoin rencontre Charmy. De 1908 à l'hiver 1912-1913, les deux artistes ont partagé une relation amoureuse et artistique durant laquelle leur technique picturale a parfois coincidé : le regard porté à l'autre - l'humain ou le végétal - est simplifié, réduit à ses éléments les plus essentiels avec de grands aplats de couleur et une touche franche et épaisse, comme pour en signifier ce qui compte le plus aux yeux de l'artiste.
Deux Pins dans les calanques de Piana, Corse, vers 1910
Huile sur toile
Collection particulière
A l'instar de nombreux couples artistes, Camoin et Charmy voyagent et peignent ensemble sur le motif: à Lyon, Toulon et Porquerolles durant le printemps-été 1909; en Corse entre janvier et mai 1910. Il est bien souvent difficile de déterminer de qui est la toile - si l'on ne regarde pas la signature- ou de savoir qui est l'initiateur ou initiatrice de telle ou telle innovation, quand ce n'est pas simplement la marque de leur temps. Ainsi du cerne noir que l'on retrouve également dans les oeuvres de Derain qui est à Cassis, comme Camoin, en 1908.
Fleurs et fruits sur un plateau,
1910
Huile sur toile
Collection Wolfram Greifenberg
Je me chauffe le ventre au soleil mon cher ami. Pourquoi ne viens-tu pas ici au lieu de rester sur la butte en but aux luttes ? Lettre de Matisse à Camoin, Séville, 3 octobre 1910
Aux Buttes-Chaumont,
1910
Huile sur toile
Dr. Michael Nöth Galerie
Notre-Dame et le pont de l'Archevêché,
1908
Huile sur toile
Collection particulière
Maisons à Montmartre,
vers 1908 Huile sur toile
Courtesy Galerie de la Présidence, Paris
L'Affaire des toiles coupées
À son retour de Tanger, Camoin demeure plongé dans une profonde crise existentielle, laquelle se conclue en juin 1914 par la destruction de l'ensemble des tableaux de son atelier de la rue Lepic (environ 80), sans distinction de sujets ou de dates. L'iconoclasme de son geste atteint une violence inouïe en attaquant ses propres autoportraits. Il découpe les toiles et les jette dans une poubelle où elles sont récupérées, puis revendues au marché aux puces, Restaurées et passant de mains en mains de marchands, Camoin intente finalement un procès en 1925 à l'écrivain Francis Carco qui tente d'en revendre certaines lors de la célèbre vente de sa collection à Drouot. Le procès qui aboutit en 1931 donne raison à Camoin et fut un des cadres initiateurs de la législation de la propriété intellectuelle.
Le Moulin-Rouge aux fiacres,
1910
Huile sur toile (coupée et restaurée) Musée national d'art moderne/ Centre de création industrielle, Centre Pompidou, Paris En dépôt au musée des Beaux-Arts, Menton
Autoportrait, 1910
Huile sur toile (coupée et restaurée) Collection particulière
L’Indochinoise, vers 1905
Huile sur toile (coupée et restaurée) Collection particulière
D'un réalisme lyrique, les portraits de Camoin témoignent d'une complémentarité entre recherche d'une peinture pure, qui ne fait plus référence qu'à elle même, et fidélité à l'étude sur nature. C'est dans le motif même qu'il exprime les exigences décoratives de la peinture et construit son tableau : la planéité du fond avec ses larges aplats colorés, le costume noir, la frontalité du personnage lui servent à affirmer la sur face picturale du tableau. Juste devant nos yeux, avec ses sourcils froncés par deux petites touches noires, sa bouche pincée et ses épaules tendues, le modèle laisse deviner une mélancolie indéchiffrable. Qui est-elle ? A quoi pense-t-elle ? Pourquoi fait-elle partie des toiles coupées par l'artiste?
Il y a quelque temps, le peintre Camoin, mécontent de quelques-unes de ses toiles, voulut les détruire. Il les coupa en quatre et les jeta. Mais leur destin n'était pas terminé, car elles furent recueillies et vendues à un amateur qui les fit arranger. Ces tableaux sont parmi les oeuvres les plus intéressantes de ce peintre à qui Cézanne s'intéressait.
Apollinaire, « Les Arts », Paris-Journal, 25 juillet 1914
ÉMILIE CHARMY (1878-1974)
Portrait de Charles Camoin assis, vers 1908
Huile sur toile
Indivision Bouche
Guerre de 1914-1918
Le 2 août 1914. Camoin est mobilisé au 115 régiment d'infanterie à la suite de la déclaration de guerre. Il est d'abord envoyé comme brancardier sur le front des Vosges, puis est nommé cycliste du major. En janvier 1916, il intègre finalement la Section de camouflage aux côtés des peintres André Mare, Dunoyer de Segonzac ou de l'écrivain Charles Vildrac, d'abord dans les ateliers d'Amiens, puis dans ceux de Noyon. Créé en février 1915, ce service spécial érige la technique de dissimulation en arme de guerre avec la fabrication par des artistes de caches pour rendre invisibles les observatoires et autres installations militaires. Les missions restent tout autant périlleuses mais lui laissent davantage de temps. Il le met à profit en croquant au crayon, à l'aquarelle ou au pastel le portrait de ses compagnons d'infortune, des paysages ou des scènes de la vie quotidienne à la caserne ou à l'arrière. En revanche, aucun dessin de combats violents ou de scènes macabres n'est connu - forme de pudeur laissant à peine soupçonner l'horreur des tranchées et témoignant de son impossibilité de représenter la guerre.
Soldats, 1914-1918
Crayon sur papier
Collection particulière
[Camoin] finit par se faire remarquer à cause de la musette qu'il portait en bandoulière [...] qui répondait à un besoin vital: c'étaient des carnets de croquis, des crayons et des pastels.
Charles Vildrac, Éloge de Charles Camoin (Manuel Brücker, 1956)
Plombières, 1914
Aquarelle et crayon sur papier Collection particulière
Saint-Dié, 1915
Aquarelle et crayon sur papier Collection particulière
Caserne, 1914-1918
Aquarelle et crayon sur papier Collection particulière
Scène de l'arrière, 1914-1918
Crayon sur papier
Collection particulière
Autoportrait en soldat,
1914-1916
Pastel sur papier
Collection particulière
Soldat,
1914-1918
Pastel sur papier
Collection particulière
Soldat, 1914-1918
Aquarelle et crayon sur papier Collection particulière
Soldat,
1914-1918
Aquarelle et crayon sur papier Collection particulière
Camoin en soldat
Archives Camoin
Marocains dans une rue,
1913 Huile sur toile
Collection particulière
À la fin de novembre 1912, Camoin part avec Amélie Matisse rejoindre Matisse à Tanger où ils logent à l'hôtel Villa de France. Les deux artistes travaillent ensemble et ont gardé un souvenir heureux de leur séjour, malgré l'hospitalisation de Camoin pour diphtérie. Ce voyage au Maroc vient apporter un nouveau souffle dans l'art de Camoin, alors très sombre. Face aux atmosphères tangéroises, il se détache progressivement du cerne noir. de la touche épaisse, et inaugure une nouvelle manière de peindre, moins condensée, plus aérienne, aux teintes lumineuses, qu'il a poursuivi après la guerre de 1914-1918.
Place du Trésor, 1913
Encre de Chine sur papier
Collection particulière
Café maure, 1913
Crayon sur papier
Collection particulière
Je pense souvent à Tanger et toujours avec un bien grand plaisir ! Les souvenirs de cette sorte, ne laissant que réconfort, sont tellement rares...
Lettre de Camoin à Matisse, 12 avril 1913
Jeune Marocain,
1913 Huile sur toile
Collection particulière
«Dans un petit appartement agrémenté d'une espèce de tourelle flanquée d'un escalier par quoi on accédait à ce qu'ils appelaient leur << tour », Friesz, Dufy y ont habité les premiers, au temps qu'Emile Bernard, André Antoine et l'écrivain Léon Bloy y demeuraient, puis ce furent Reverdy et Suzanne Valadon qui y vinrent plus tard planter leurs tentes et Utrillo s'y installa. »
Fernande Olivier, Picasso et ses amis, 1930
L'ATELIER DE CAMOIN
avenue Junot à Montmartre
Autour du grand chevalet, et de quelques sièges, tronait le poèle qui avait consumé tant de toiles détruites, près des chevalets de toutes tailles, tables, pinceaux et couleurs, palette, carnets serrés sur leurs étagères avec quelques plâtres et des petits formats, envois de Bonnard, Marquet, Signac, Un recoin moins réduit regroupe sur six étagères, pots, pichets, vases et compotiers, modèles des natures mortes.
J'ai un souvenir, baigné par la lumière grise de Paris, de ces ateliers d'artistes hauts de plafond, avec leurs grandes fenêtres ou leurs verrières aux longs rideaus clairs, souvent dotés de mezzanines
Marseille, rue Bouterie, 1904
Huile sur toile
Collection particulière
Ancienne collection Paul Signac
LE NU FÉMININ EN QUESTION
Avec des toiles aussi marquantes que La Saltimbanque au repos, Camoin est très vite associé par la critique au genre du nu féminin. Si c'est un thème exploré durant toute sa carrière, le nu n'occupe toutefois pas une place majeure dans son oeuvre peint. Prenant part aux débats d'avant-gardes du début de siècle, il cherche aussi à sortir de l'impasse du canon académique et de ses représentations idéalisées pour être au plus Vrai. A rebours des innovations radicales de ses contemporains, il prolonge d'abord la voie moderne de ses aînés: il fait poser des prostituées dans la continuité de Manet, et se consacre à «l'étude des boxons » dans un réalisme cru où se mêlent érotisme et agentivité-capacité - des corps féminins dont l'intégrité est préservée (absence de dé-figuration). Puis, il expérimente avec sa série des « Baigneuses » un nouveau traitement de la figure intégrée au paysage, lequel doit autant à Cézanne qu'à Renoir. Tout en se confrontant aux modèles de l'art occidental, Camoin tend à construire une expression moderne du nu: il s'affranchit de la représentation fidèle au profit d'une expressivité plastique qui est toujours un travail d'après nature. Le vivant est passé au filtre de la sensation colorée et traduit par la matière sur la toile selon une harmonie picturale à même d'exprimer la vie.
Femme en chemise, vers 1900
Encre de Chine sur papier
Collection particulière
Femme aux bas, vers 1900
Encre de Chine sur papier
Collection particulière
Nu allongé de dos, vers 1900
Pastel sur papier
Collection particulière
Nu en mouvement, s. d.
Pastel et crayon sur papier
Collection particulière
CHARLES CAMOIN (1879-1965)
Le Jury, Salon des indépendants. 1939
Pastel sur papier Collection particulière
Peinte en 1905 d'après une prostituée rencontrée au Bar des Roses à Saint-Tropez en compagnie de Marquet, La Saltimbanque au repos connait un petit succès de scandale alors qu'elle est exposée lors du 50⁰ anniversaire du Salon des indépendants en 1939. L'avant-veille du vernissage, la toile est lacérée au cou teau par un ancien élève de l'atelier Moreau jaloux et proche de l'Action française. Ironie du sort, Camoin et Marquet avaient anciennement baptisé le tableau La Cible. A la suite de cet incident fächeux, le tableau connait un grand retentissement dans la presse avec pas moins d'une trentaine de chroniques. Il s'est toutefois agi plus d'un acte de vandalisme isolé que d'une vague puritaine.
ALBERT MARQUET (1875-1947)
Camoin au bar des Roses, 1905
Crayon sur papier
Collection particulière
Nu à la chemise mauve, 1908
Huile sur toile
Musée de Grenoble
La Saltimbanque au repos,
1905
Huile sur carton
Musée d'Art Moderne de Paris
Le Cinquième sceau de l'Apocalypse, d'après Le Greco, s. d.
Pastel sur papier
Collection particulière
Les "Baigneuses"
À l'âge de 81 ans, Camoin revient sur le dernier grand thème de ses recherches: la série des « Baigneuses » entreprise dès 1912 et dont six versions sont exécutées de 1962 à 1964. Motif classique de l'art moderne, cette série représente une « expérience de composition » par l'intégration de la figure au paysage. Aidé de différentes études de nus et de la campagne aixoise, Camoin cherche à trouver un équilibre visuel entre figure et fond en variant notamment le positionnement et le nombre de personnages. Il a aussi observé attentivement les compositions de groupe des maîtres de l'art occidental qu'il admire depuis ses débuts (collection de reproductions, rapides études d'après les maîtres). Toutefois, ce sont les Baigneuses de Cézanne et le caractère sensuel et hédoniste de l'œeuvre de Renoir qui constituent la matrice de sa série. Il ne s'agit pas d'une citation ou d'un pastiche mais bien d'un travail de relecture de la grande tradition qu'il mêle à ses propres motifs dans une forme de synthèse plastique selon un processus relevant de la modernité : une «< peinture de la peinture », à la fois création artistique et réflexion théorique sur l'art, qui constitue en quelque sorte son testament pictural.
Les Baigneuses,
d'après Cézanne, s. d.
Pastel sur papier
Collection particulière
Le Déjeuner sur l'herbe,
d'après Manet, s. d.
Pastel sur papier
Collection particulière
La Baigneuse Valpinçon,
d'après Ingres, s. d.
Pastel sur papier
Collection particulière
Nu de dos,
étude pour les Baigneuses, 1960
Huile sur panneau
Collection particulière
Les Baigneuses,
d'après Fragonard, s. d.
Huile sur papier
Collection particulière
Les Grandes Baigneuses,
1963
Huile sur papier marouflé sur toile Collection particulière
Les Baigneuses, 1912
Huile sur toile
Musée Granet, Aix-en-Provence
Je ne représente pas un objet, des fleurs, une femme, des arbres, je crée une harmonie colorée.
Journal de Charles Camoin,
4 avril 1960
Félicité de la Régence,
d'après Rubens, 1904
Huile sur toile
Collection particulière
Camoin dans son atelier de Saint-Tropez 1961
Archives Camoin
LES DEUX ATELIERS
À son retour de la Première Guerre mondiale, le centre de la vie artistique parisienne est déplacé de Montmartre à Montparnasse. Toutefois, Camoin demeure fidèle à la Butte et retourne dans son atelier de la rue Lepic, puis intègre celui de l'avenue lunot. A partir de 1920, il partage sa vie entre deux ateliers, celui de Montmartre et celui de Saint-Tropez, avec son épouse Lola, rejoint bientôt par leur fille Annie (née en 1933). Il poursuit ses recherches sur son thème de prédilection: le paysage. Son environnement immédiat lui sert alors de prétexte à la composition: nombreux croquis au trait rapide et vigoureux ; tableaux aux motifs répétés dans une variation sans fin (moulins et parcs de Montmartre, vues de sa fenêtre, la baie de Saint-Tropez avec ses montagnes, sa végétation et sa mer bleu azur); série de toiles sur le même sujet afin d'éprouver la qualité spatiale de la couleur par le jeu des différents formats et restituer autrement l'espace sur la toile. Ses peintures ne sont pas de simples transpositions picturales du visible, de ses impressions ou d'un idéal, mais bien une confrontation au réel. Il travaille toujours d'après les sensations que lui procurent le spectacle de la nature, sensations qu'il organise ensuite sur la toile, dans l'atelier, via la couleur pure, souvent en s'aidant de cartes postales.
La Maison de Paco Durrio à Montmartre,
1927
Huile sur toile
Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre, Paris Don de Lola Camoin, inv. A3572
L'oeuvre fut donnée par Mme Camoin au musée de Montmartre. Elle représente Paco Durrio, artiste espagnol de la bande de Picasso, avec ses chiens devant la maisonnette charmante du Maquis dans un paysage aux couleurs vives. Durrio avait laissé son grand atelier au Bateau-Lavoir à son ami Picasso lorsqu'il revint à Paris en 1904. Il déménage alors dans une petite baraque dans le Maquis que Camoin a mis merveilleusement en image. Durrio avait enseigné l'art de la céra mique au Père Frédé du Lapin-Agile. Dernier habitant de la zone du Maquis, l'artiste est expulsé en 1939.
et meurt peu de temps après. L'histoire du Maquis est évoquée dans les collections permanentes du musée de Montmartre.
Demeuré fidèle au séjour de sa jeunesse, Camoin est progressivement devenu une figure emblématique du quartier de Montmartre, "le plus ancien citoyen de la Butte". Il compte parmi ses voisins proches les peintres Jean Puy, Gen Paul, Jean Launois, les écrivains Léon-Paul Fargue, Léon Werth ou encore l'éditeur Jean-Gabriel Daragnès. Parallèlement, il est une figure locale de Saint-Tropez où il côtoie aussi son milieu culturel comme l'écrivaine Colette, l'actrice Thérèse Dorny, les Signac, les Manguin, les Eiffel, les Vildrac, Dunoyer de Segonzac... Toujours muni d'un carnet et de crayons, il croque infatigablement son environnement et ses proches dans des dessins facétieux au trait bien souvent incisif.
Rue des Saules, s. d.
Pastel sur papier
Collection particulière
Montmartre, rue de Norvins et le Sacré-Cœur, s. d
Fusain sur papier Collection particulière
Croquis de Montmartre, s. d.
Fusain et crayon sur papier Collection particulière
Homme au bar, s. d
Femme au Var, s. d
Pastel sur papier
Collection particuliere
Concert au café, s. d.
Scène de café, s. d.
Crayon sur papier
Collection particulière
Jean Launois s.d.
Leon Werth vers 1949
Léon-Paul Fargue et Thérèse s.d.
Colette, vers 1945
Pastel et crayon sur papier
Collection particulière
Berthe Signac,s.d.
Léon-Paul Fargue, s. d.
Rose Vildrac, s. d.
Henri Manguin, vers 1945
Crayon sur papier
Collection particulière
Rose Vildrac, s. d.
Henri Manguin, vers 1945
Pastel sur papier
Collection particulière
Lola Camoin, 1920
Pastel sur papier
Collection particulière
Annie, manteau bleu, 1935
Aquarelle sur papier
Collection particulière
C'est maintenant que j'apprécie la Butte. On est au-dessus de la mêlée, loin du bruit et des rumeurs de la ville.
Propos de Camoin, 1964
Printemps, Square Saint-Pierre à Montmartre,
1945 Huile sur panneau
Collection particulière
Printemps, Square Saint-Pierre à Montmartre,
1945
Huile sur toile
Collection particulière
Lola sur la terrasse,
1920
Huile sur toile
Collection particulière
Intérieur à Saint-Tropez, 1939
Huile sur toile
Collection particulière
Ramatuelle à travers les arbres,
1939
Huile sur toile
Collection particulière
Le Garage à bateaux du peintre Person, 1924
Huile sur toile
Collection particulière
La Croisée des chemins à Ramatuelle, vers 1957
Huile sur toile
Collection particulière
Le Printemps,
1921 Huile sur toile
Collection particulière
Si Camoin peint régulièrement sur le motif, se déplaçant au volant de sa voiture-atelier Cocotte, l'atelier n'est jamais très loin. Ses toiles demeurent toujours des paysages composés: les formes sont simplifiées et construites à l'aide de la couleur saturée dans des compositions affranchies de leur caractère descriptif tout en gardant un semblant de fidélité à la réalité. Interroger sans relâche ce qu'il voit et perçoit afin de réussir à le transcrire sur la toile: la série et la répéti tion de motifs deviennent un procédé pour décanter ses sensations, le temps est comme suspendu.
La Tartane entrant dans le port de Saint-Tropez,
1925 Huile sur toile
Collection de la Ville de Saint-Tropez
La condition primordiale de l'oeuvre d'art est donc d'avoir une vie intérieure dans sa matière même, qui doit en outre irradier de la lumière et créer une atmosphère.
Journal de Charles Camoin, 22 décembre 1943
Autoportrait au chevalet,
1956 Huile sur toile
Collection particulière
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