samedi 2 octobre 2021

Modernités suisses au Musée d'Orsay en juin 2021

En marge de l'exposition fleuve sur les origines du monde, une jolie présentation d'oeuvres d'artistes suisses  :

Au tournant du XXe siècle, la scène artistique suisse est d'une grande vitalité. Créée en 1848, la jeune confédération cherche à définir une identité culturelle nationale dans un contexte caractérisé par le multilinguisme et un fort ancrage régional. Les artistes sont partie prenante de cette quête et des débats qu'elle suscite. Dans les années 1890, une génération de peintres émerge dans le sillage de deux prestigieux aînés, Ferdinand Hodler et Giovanni Segantini. Ouvrant chacun des voies novatrices et singulières, ces deux figures majeures du symbolisme européen font entrer la peinture suisse de plain-pied dans la modernité. Celle-ci passe, aux yeux de la nouvelle génération, par l'exploration de la puissance symbolique, décorative ou expressive de la ligne et de la couleur. Ces peintres participent activement aux grands courants artistiques internationaux et renouvellent des sujets perçus comme typiquement helvètes (paysages alpins, scènes rurales), à l'heure où la Suisse s'industrialise et s'affirme comme une destination touristique recherchée. Réunissant une quinzaine d'artistes qui ont chacun poursuivi des voies singulières, cette exposition invite à un voyage inédit au fil d'œuvres, pour la plupart jamais montrées en France.

1. Figures tutélaires: Ferdinand Hodler et Giovanni Segantini
Les exemples de Ferdinand Hodler et de Giovanni Segantini, nés dans les années 1850, sont décisifs pour toute une génération de peintres de vingt ans leurs cadets. Hodler et Segantini font figure de pionniers. Leur carrière est internationale. Ils apparaissent comme des figures majeures de la peinture et du symbolisme européens à la fin des années 1890. Ils rompent en effet, chacun à leur manière, avec une tradition naturaliste, où la vérité en peinture se définit par l'imitation. Pour Hodler, au contraire, la mission de l'artiste consiste à révéler l'harmonie de la nature, au-delà des accidents et des particularités. Le peintre doit voir et dégager l'essentiel. Segantini déploie un sens de la synthèse et de la simplification : ses sujets paysans dans des paysages de montagne offrent une méditation sur la place de l'homme dans la nature et le cycle de la vie. Segantini meurt prématurément, en 1899, mais son art marque durablement Giovanni Giacometti, tandis que Hodler sera une source d'inspiration pour des peintres comme Amiet, Buri, Righini, Perrier ou Vallet.

Ferdinand Hodler (1853-1918)
Autoportrait, 3 février 1912
Huile sur toile
Winterthour, Kunstmuseum
Ferdinand Hodler (1853-1918)
Portrait de Mathias Morhardt
1913, Huile sur toile
Paris, musée d'Orsay, achat, 2018

Mathias Morhardt (1863-1939) est un journaliste, écrivain, poète et dramaturge proche de Hodler, qu'il soutient tout au long de sa carrière et contribue à faire connaître en France. Installé à Paris en 1883, il fait le lien entre Hodler et Paris, entre art suisse et art moderne français (Puvis de Chavannes, Carrière, Rodin, Claudel, etc.). Il est un de ceux qui observe et théorise l'émergence d'une ecole suisse au début des années 1890. Il est aussi membre fondateur de la Ligue des droits de l'homme en 1898, créée dans le contexte de l'Affaire Dreyfus.

Ferdinand Hodler (1853-1918)
La Pointe d'Andey, vue depuis Bonneville , 1909, Huile sur toile
Paris, musée d'Orsay, achat, 1987

Tout au long de sa carrière, Ferdinand Hodler arpente et peint les montagnes de Suisse dont il devient l'un des plus grands interprètes. A l'occasion d'un voyage en Haute-Savoie, il peint la pointe d'Andey vue du village de Bonneville. Le cadrage serré et la vue frontale, sans profondeur, confèrent à la montagne puissance et monumentalité. Les nuages, en bandes parallèles ou épousant la cime, le semis de pointillés colorés, inhabituels dans sa peinture, ajoutent une dimension décorative et poétique à ce qui apparaît comme un véritable portrait de montagne.

Ferdinand Hodler (1853-1918)
Femme joyeuse, 1909, Huile sur toile
Zurich, TASAMFOR AG

Ferdinand Hodler (1853-1918)
Le Bûcheron, 1910, Huile sur toile
Paris, musée d'Orsay, achat, 2005
En 1908, la Banque nationale suisse demande à Hodler d'illustrer de nouveaux billets. Pour les coupures de 50 francs, l'artiste figure un bûcheron. Il transpose cette composition en grand format dès 1910 puis, devant le succès, en exécute plusieurs versions. Le bûcheron devient une véritable icône nationale, une figure héroïque. L'œuvre que le peintre a réduite à des formes simples et essentielles, au fil d'un travail d'observation et de synthèse, est aussi une méditation sur la place de l'homme dans la nature.

Giovanni Segantini (1858-1899)
Midi dans les Alpes 1891 Huile sur toile
Saint-Moritz, Segantini Museum, dépôt de la fondation Otto Fischbacher Giovanni Segantini

2. Lumière et couleur

Giovanni Giacometti partage avec Segantini, son mentor, une certaine obsession de la lumière. À la mort du maître en 1899, Giacometti achève l'une de ses toiles et saisit ainsi l'opportunité d'étudier sa touche divisionniste, qui consiste à «> et qui ne sont pas placés au hasard», selon les mots admiratifs de Giacometti. Ils expriment à ses yeux «la poésie et la vérité de la nature ». Fioritura, commencé avant la mort de Segantini, est un exemple de la fascination précoce du jeune peintre pour la manière de son aîné. Au cours des années suivantes, Giacometti pousse ses expérimentations à leur paroxysme avec un paysage comme Vue sur Capolago et le lac de Sils peint vers 1907. Pour traduire les effets de la lumière, les couleurs sont appliquées en larges stries. Cuno Amiet, quant à lui, est fasciné par le pouvoir éblouissant de la lumière et ses effets colorés comme en témoignent des œuvres aussi différentes que Taches de soleil (1904) ou encore Le Grand Hiver (1907). Après avoir travaillé en Allemagne et en France, Amiet et Giacometti sont revenus en Suisse. Leurs recherches picturales du tournant du siècle transfigurent des sujets et des motifs qui appartiennent à leur quotidien, la nature environnante et le cercle familial.

Giovanni Giacometti, Autoportrait devant un paysage hivernal 1899

Giovanni Giacometti 
Vue sur Capolago et le lac de Sils
1907, Huile sur toile 
Giovanni Giacometti restera attaché tout ou long de sa carrière aux paysages alpins. Cette Vue de Capolago représente le lac de Sils, où l'artiste et sa famille avaient une maison. Giacometti peint ce site à de nombreuses reprises. La surface de l'eau forme comme un miroir irradiant la composition. Les éléments de paysage et les effets de lumière sont restitués en larges stries colorées, d'une matière épaisse, caractéristiques de la manière de l'artiste autour de 1907-1910. Le tableau a conservé son cadre original de bois blanc.

Cuno Amiet (1868-1961)
Le Grand Hiver, 1904 
Détrempe sur toile
Paris, musée d'Orsay, acquis avec la participation de la Fondation Meyer et d'un mécénat privé en souvenir de Maurice et Betty Robin, 1999

Skieur passionné, Amiet peint des paysages de neige depuis 1894. Celui-ci est le plus ambitieux et le plus grand de la série. La pente enneigée occupe la quasi-totalité de la toile; la ligne d'horizon est placée très haut, comme dans les estampes du Japon. Un skieur minuscule et dérisoire parcourt l'immensité neigeuse, traduite par d'innombrables nuances de couleurs. La traversée de ce paysage désert et silencieux exprime la fragilité de l'homme face à la nature mais elle exalte aussi sa détermination et sa confiance.

Détail du tableau précédent 

Cuno Amiet (1868-1961)
Taches de soleil 1904
Huile sur toile
Soleure, Kunstmuseum Solothurn, prêt d'une collection particulière, 2003
Plus que le portrait d'une femme dans un cadre idyllique - ici Anna, l'épouse du peintre devant leur ferme à Oschwand-, le sujet est la lumière et la couleur. La lumière filtrée par le feuillage fragmente le motif et crée des taches éclatantes tant sur le visage et la robe du modèle qu'au sol. Ces formes colorées et stylisées apportent une dimension décorative évoquant l'univers des estampes japonaises et les recherches plastiques des Nabis autour de 1890, particulièrement  Bonnard et Vuillard, ainsi que celles de Matisse autour de 1904-1905.

Giovanni Giacometti (1868-1933)
Floraison, 1900, Huile sur toile
Coire, Bündner Kunstmuseum Chur, achat avec une contribution spéciale du canton des Grisons, 1974

Giacometti a commencé cette toile en 1897; il la reprend trois ans plus tard et confie: ce n'est pas en vain que je me suis acharné sur ce tableau de printemps. La conscience de pouvoir tout confier à un être aimant, la conscience de ne plus être seul au monde, me rend indiciblement heureux.» Dans cette œuvre, la floraison de la nature est aussi celle de l'amour et de la vie, à travers le thème de la maternité. La jeune femme représentée ici n'est pas encore Annetta Stampa, qu'il épousera et qui deviendra l'un de ses modèles de prédilection

Giovanni Giacometti (1868-1933)
Arc-en-ciel vers 1905 Huile sur bois
Bregaglia, collection particulière


3. Cuno Amiet: le chemin de Pont-Aver

Le séjour de Cuno Amiet à Pont-Aven à partir de mai 1892 est déterminant. Ce village breton est depuis les années 1860 fréquenté par les artistes français et étrangers, attirés par une vie meilleur marché, les paysages, les habitants et leurs costumes traditionnels, ainsi que par le sentiment de fréquenter une région épargnée par l'industrialisation. Lors de la seconde moitié des années 1880, Gauguin et ses amis y créent des œuvres caractérisées par le refus du réalisme, une forte stylisation et l'emploi de couleurs vives remplissant des formes simples cernées par un épais contour sombre. S'il ne rencontre pas Gauguin, Amiet est fasciné par ces  paysages, maisons aux contours bleus, arbres, rues, remplis de couleurs variées, personnages aux formes et aux mouvements inhabituels. Des noms tout à fait inconnus: Bernard, Laval, Schuffenecker, Moret». C'est donc à Pont-Aven et non à Paris qu'Amiet découvre les recherches les plus avancées des cercles qui succèdent à l'impressionnisme. Il écrit à son ami Giacometti en novembre 1892 que ce séjour marque un « changement complet de son opinion sur la peinture et sur l'art en général ». Les œuvres qu'il exécute alors en Bretagne puis de retour en Suisse attestent la puissance de ce choc visuel et culturel.

Cuno Amiet (1868-1961)
Paysage près de Pont-Aven 
1892, Huile sur toile
Suisse, collection particulière, Urs von Stockar

Cuno Amiet, Bretonne couchée 1893

Cuno Amiet, garçon mendiant avec du pain, 1894

Cuno Amiet, Bretonne, 1892

4. "Nos éducateurs à l'art de Van Gogh"

En Suisse, les œuvres des deux amis Cuno Amiet et Giovanni Giacometti jouent un rôle majeur dans la réception de l'impressionnisme, de Cézanne et de Van Gogh. En 1908 à Zurich, une importante exposition présente les œuvres de ce dernier aux côtés de celles de peintres suisses. Un critique d'art, Hans Trog, souligne le rôle d'Amiet et de Giacometti: leur peinture aux "accords de couleurs pures et éclatantes" en fait des « éducateurs » à l'art de Van Gogh. Les deux artistes suisses sont en effet de fervents admirateurs du maître. Ils lisent avec enthousiasme sa correspondance et copient ses œuvres. Une nouvelle génération de collectionneurs, à laquelle appartient Gertrud Müller, acquiert des tableaux de Van Gogh et contribue ainsi à leur diffusion et à leur rayonnement en Suisse.

Giovanni Giacometti (1868-1933)
Le pain, 1908, Huile sur toile
Bâle, Kunstmuseum Basel, achat avec l'aide du Fonds Birmann, 1908

Ce tableau traduit un changement stylistique intervenu dans l'œuvre de Giacometti après son voyage à Paris en 1907, dont il revient bouleversé. Cette année-là, avant de visiter la rétrospective dédiée à Cézanne au Salon d'Automne, il rend visite à Amiet dans son atelier d'Oschwand, où il voit une œuvre de Van Gogh, Les deux enfants, prêtée par un collectionneur. Tous deux décident alors de la copier, Giacometti admire la technique du maître et partage sa préférence pour des modèles simples issus du monde rural.

Giovanni Giacometti (1868-1933)
Autoportrait,  1909, Huile sur toile
Berne, collection E. W. K.

Giovanni Giacometti (1868-1933)
Portrait de Trutti Müller, 1907
Huile sur toile, Collection particulière

Cuno Amiet (1868-1961)
Le Chapeau violet, 1907
Huile sur toile
Soleure, Kunstmuseum Solothurn, Fondation Dübi-Müller, 1980

Ce premier portrait de Gertrud Müller par Amiet est peint en même temps que celui de Giovanni Giacometti lors d'une séance de pose commune. La jeune femme, qui prend des cours de dessin auprès d'Amiet dès 1904, deviendra collectionneuse et mécène de nombreux peintres suisses. Elle partage avec Amiet une admiration pour Van Gogh qui transparaît dans ce portrait. Les contrastes colorés, la simplification des traits et l'épaisseur des contours auraient impressionné Hodler.

Cuno Amiet (1868-1961)
L'Arlésienne.
Copie d'après Vincent van Gogh
1908, Huile sur toile
Collection particulière

Giovanni Giacometti (1868-1933)
Le Pont de Langlois, Copie d'après van Gogh
Vers 1906-1907 Huile sur fibrociment
Collection PCC

L'admiration de Giacometti pour Van Gogh est totale. En 1906, le peintre Auberjonois lui adresse une publication des lettres de Van Gogh qu'il adressera à son tour l'année suivante à Amiet accompagnée de ces mots: «aucun livre ne m'est plus cher que celui-ci»>. Il est particulièrement marqué par la lettre adressée à Émile Bernard illustrée d'un croquis à la plume représentant Le Pont de Langlois. Ce croquis est le point de départ de ce tableau dans lequel Giacometti semble respecter les intentions du maître: "mettre des couleurs comme dans les vitraux ".

Cuno Amiet (1868-1961)
Autoportrait en rose 
1907 Huile sur toile
Collection particulière

Cuno Amiet (1868-1961)
Nature morte avec des asters
1908, Huile sur toile
Suisse, collection particulière

Giovanni Giacometti (1868-1933)
Paysage ensoleillé 1910
Huile sur toile
Suisse, collection particulière



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