samedi 2 octobre 2021

Elles font l'abstraction au Centre Beaubourg en juin 2021

Encore une exposition fleuve pour remettre à l'honneur toutes ces artistes qui ont été et sont à l'avant garde des arts plastiques et aussi valoriser les collections du Centre Pompidou.
J'ai bien aimé les russes notamment Alexandra Exter. 
Voici l'essentiel de la rétrospective : 

« Elles font l'abstraction » ambitionne d'écrire l'histoire des apports d'« artistes femmes » a l'abstraction au 20e siècle, jusqu'aux années 1980 environ avec quelques incursions inédites dans le 19e siècle.

Selon les termes choisis pour le titre, les artistes y sont présentées comme actrices et cocréatrices à part entière du modernisme et de son héritage.

Loin du catalogage, il s'agit de mettre en évidence des tournants décisifs qui ont marqué cette histoire tout en questionnant les canons de l'abstraction. Une attention toute particulière est donnée à la mise en évidence des contextes spécifiques qui ont entouré, favorisé ou au contraire limite la reconnaissance des artistes femmes. Ces contextes sont à la fois educationnels, sociaux, institu tionnels, idéologiques voire esthétiques. L'exposition révèle ainsi le processus d'invisibilisation qui a marqué l'œuvre de ces artistes, tout en rendant compte de leurs positions avec leurs complexités et leurs paradoxes. Beaucoup se sont définies au-delà du genre, quand d'autres ont revendiqué un art "féminin".

Cette histoire se veut ouverte, élargie à la danse, aux arts décoratifs, à la photographie et au film La perspective se veut également globale, incluant des modernités d'Amérique latine du Mover Orient et d'Asie, sans oublier les artistes africaines-américaines, pour raconter une histoire à plusieurs voix et dépasser le canon occidental.

« Elles font l'abstraction » engage par ailleurs de multiples questionnements, le premier concernant les termes mêmes du sujet. L'abstraction, ce langage à partir de formes plastiques qui s egamout au début du 20e siècle, embrasse de multiples définitions.

Elles- les "artistes femmes"- ont été invisibilisées dans cette histoire de l'abstraction malgré leurs apports indéniables à ses origines, ses débuts et ses suites. Cette histoire de l'art a été forgée à partir de canons esthétiques établis dans les années 1930 des deux côtés de l'Atlantique, dans un contexte éminemment occidental et masculin qu'il s'agit de reconsidérer. Ces canons sont de plus fondés sur une histoire de mouvements d'évolution continue des arts faisant fi des enjeux spécifiques de l'abstraction liés à ses racines spiritualistes, décoratives, performatives voire scientifiques

Il s'agit aussi de questionner l'histoire de l'art conçue uniquement comme une succession de pratiques pionnières et de révéler les apports des artistes présentées. Chacune à leur façon, qu'elles soient pion nières ou non, ces artistes particulières, originales et uniques, sont partie prenante de cette histoire.

Georgiana Houghton 1814 1884
Sans titre, vers 1872
Gouache sur papier

Après des études artistiques, Houghton se tourne vers le spiritualisme alors en vogue en angleterre. A partir de 1861, à l'aide d'une planchette à laquelle elle suspend des crayons, puis à main libre, elle réalise des dessins abstraits inspirés par des guides spirituels, relevant du « symbolisme sacré ». En 1871, elle présente 155 dessins dans une galerie qu'elle loue a Londres. Malgré l'échec financier, quelques critiques lui sont favorables. Elle écrit que ses œuvres « ne pouvaient être critiquées selon des canons connus et acceptés de l'art ». Elle ne sera redécouverte internationalement qu'en 2015. Houghton se définissait comme artiste mais n'a pas conceptualisé son abstraction qui relève d'un désir de "représentation" du transcendant. Il n'en demeure pas moins qu'en abandonnant le figuratif, elle a été la plus radicale de ces artistes spirites et elle se situe aux origines de l'abstraction à venir.

Georgiana Houghton 1814 1884

The Spiritual Crown of Annie Mary Howitt Watts, 1867
Aquarelle et gouache sur papier vergé sur carton, avec stylo et encre 

Le « symbolisme sacré » de Georgiana Houghton est fondé sur un système de correspondances entre concept et couleur, explicité dans son catalogue d'exposition de 1871. Le jaune correspond ainsi à la foi et à la sagesse, le bleu à l'espoir et à la vérité, le rouge à la charité et à l'amour. Réalisés à l'aquarelle et à la gouache, ses dessins curvilignes sont guidés par divers esprits, parmi lesquels des artistes comme Titien ou Le Corrège, ses anges gardiens Zacharie, Jean et Joseph ainsi que divers archarges. Au dos, toujours sous l'influence de l'esprit, Houghton écrivait les circonstances et le contenu de chacun d'entre eux accompagnés parfois de quelques clefs d'interprétation.

Alice Essington Nelson 1846 1921
Shewing the Influence of Osiris, 1895
Aquarelle sur papier
The College of Psychic Studies, Londres

En 1895, Alice Essington Nelson, une artiste anglaise méconnue adepte de spiritualisme, trouve dans l'art abstrait un moyen d'exprimer sa croyance dans le spirituel. L'unique cœuvre d'Essington Nelson à avoir survécu est une énigme. Elle rompt avec les paysages traditionnels qu'elle expose à la Society of Lady Artists, association regroupant des femmes formées aux beaux-arts. En 1889, elle devient membre de la Society of Psychical Research, puis de la London Spiritualist Alliance. Le titre Shewing the Influence of Osiris pourrait désigner le dieu égyptien Osiris comme la force qui l'inspire. Essington Nelson décrit sa technique comme automatique, suggérant par-là que ce sont ses aptitudes spirites ou parapsychiques qui orientent son processus créatif.



Hilma af Klint 1862 1944
The Swan, No. 16, Group IX/SUW, 1915
Dans la série The Swan, Hilma af Klint parvient à des formes abstraites à partir de deux cygnes mâle et femelle. Les deux ailes sont transformées en courbes abstraites: le jaune représente le principe masculin, le noir le féminin, le rouge, l'amour sensuel et le rose, l'amour spirituel. De simples cercles symbolisent ainsi l'union androgyne, l'artiste ne croyant pas à la frontière entre les genres. En 1910, af Klint rejoint la Société suédoise des femmes artistes qui milite pour l'égalité dans le monde artistique. Dans son cœuvre, elle se glisse souvent dans la peau de son alter ego masculin Asket.

Hilma af Klint se forme à l'Académie royale des Beaux-Arts de Stockholm où les femmes pouvaient étudier depuis 1864 - fait exceptionnel en Europe -, avant d'être initiée au
spiritisme. Elle peint ses premieres œuvres abstraites des 1906, avec la série Primordial Chaos. Entre 1906 et 1915, elle réalise son œuvre centrale, les 193 Peintures pour le Temple. Influencée par la théosophie puis l'anthroposophie de Rudolf Steiner, elle reçoit des « commandes » d'êtres supérieurs rencontres dès la fin des années 1890. Les découvertes de la théorie de l'évolution en biologie, ainsi que de l'atome et de la théorie de la relativité en physique, renforcent sa conviction que l'esprit domine la matière et que la conscience peut changer l'être. L'abstraction est pour elle la manifestation naturelle de l'esprit vivant qui relie tous les êtres. Cependant, ces œuvres sont plus "a-mimétiques" (elles n'imitent pas le réel) qu'abstraites, au sens de  "formes pures" détachées de toute volonté de représentation. En 1932, af Klint soustrait volontairement son œuvre au regard, exigeant qu'elle ne soit devoilée que vingt ans après sa mort. Elle n'aura donc pas de reconnaissance avant les années 1980. Mais l'ampleur et l'originalité de sa recherche en font une précurseure longtemps méconnue de l'abstraction symboliste de la fin du 19e siècle.

Danse et abstraction, la géométrisation du corps

L'entrée en abstraction des « artistes femmes » à travers la danse n'a été jusqu'ici que peu mise en avant. Pourtant la Danse serpentine de Loïe Fuller révèle un travail de géometrisation du corps à travers les différentes positions de la ligne ondulatoire sans compter l'utilisation des éclairages faisant du corps de Fuller une forme abstraite colorée en mouvement. Les danseuses entament à partir des années 1910 un travail de géométrisation plus angulaire Utilisant leur corps comme un crayon dessinant des formes géométriques dans l'espace, Sophie Taeuber-Arp se produit en Suisse, Valentine de Saint-Point à Paris sous l'œil de Rodin, Gret Palucca en Allemagne, qui inspira des croquis à Vassily Kandinsky, ou encore l'« aérofuturiste » Giannina Censi en Italie. Cette approche performative de l'abstraction sera poursuivie tout au long du siècle, étendue à un véritable dessin abstrait du corps dans l'espace, qu'il soit éphémère ou qu'il laisse de véritables traces plastiques.

Anonyme
Danse serpentine [II] (Cat. Lumière No 765-1), 1897-19 juin 1899
D'après la danse de Loïe Fuller

Charlotte Rudolph Palucca, 1922-1923 5 épreuves gélatino-argentiques Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, legs Nina Kandinsky, 1981

Gret Palucca fait partie de la troupe de Mary Wigman qu'elle rejoint en 1919 et quitte en 1923 pour fonder sa propre école. Dans ses danses minimales et géométriques, Palucca exécute des mouvements qui fascinent les photographes comme Charlotte Rudolph, ainsi que les maîtres du Bauhaus. Dès 1925 et 1926, ses brochures « Palucca Tanz» sont rythmées par des éloges de Paul Klee, de László Moholy-Nagy et surtout de Vassily Kandinsky. Ce dernier, captivé par la précision et l'exactitude de ses danses, en fait des dessins analytiques, qu'il publie en 1926 dans la revue Das Kunstblatt, Palucca marque également l'esprit de ses élèves en accrochant en 1926 la Composition n°1 de Piet Mondrian dans la salle de danse de son école.

Giannina Censi 1913 1995
Aerodanze 8: stanchezza di volo, 1931 [Aérodanses 8: fatigue de vol]
Reproduction d'après la photographie originale Museo d'Arte Moderna e Contemporanea di Trento e Rovereto, Rovereto Mart, Archivio del '900, 

Élève de Jia Ruskaja, Giannina Censi fut l'interprète de la célèbre Aérodanse du futuriste Filippo Tommaso Marinetti inspirée par l'aéroplane. À la Galleria Pesaro de Milan entre autres, pieds nus, vêtue d'un costume et d'un bonnet scintillant dessinés par Enrico Prampolini, Censi danse seule sans musique sur des « aéropoèmes » récités par Marinetti en coulisses. Refusant la description, Censi parvient à interpréter une danse abstraite dans laquelle fusionnent le corps et la machine. Dès 1932, elle s'occupe de la fondation de sa propre école pour une danse pensée comme un art d'élévation de l'âme féminine, aux exigences autant esthétiques que psychiques.

Sonia Delaunay-Terk 1885 1979
Prismes électriques, 1914
Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris

Ce chef-d'œuvre de la peinture orphique fixe sur la toile les variations éphémères de la lumière colorée émanant des globes électriques. La couleur devient le sujet unique du tableau. Les disques astraux de Sonia Delaunay-Terk, totalement abstraits, vibrent du mouvement qui circule en eux, traduisant l'infinitude de l'espace sensible.

Sonia Delaunay-Terk étudie en Allemagne avant de s'installer à Paris en 1906. Elle y épouse en 1909 Robert Delaunay, devant lequel elle s'est trop souvent effacée pour mieux entretenir son souvenir. Son abstraction colorée, exaltée par la loi des « contrastes simultanés », s'étend des beaux-arts aux arts appliqués, en une union originale entre art et vie quotidienne. Par ses assemblages de morceaux de tissus ou de papiers colorés, elle réalise des 1911 des œuvres abstraites. En 1913, La Prose du Transsibérien inaugure ses recherches sur les correspondances entre la couleur, le son, le mouvement et le rythme. Exilée en Espagne pendant la Première Guerre mondiale, elle ouvre à Madrid une maison de décoration et de mode, Casa Sonia, puis conçoit des costumes et ouvre sa propre maison de couture en 1925 à son retour à Paris. Évoluant dans un milieu essentiellement masculin, elle refusera toujours d'être perçue comme une "femme artiste". Elle devra cependant attendre la première rétrospective de son œuvre au Musée d'art Moderne de la Ville de Paris en 1967 pour être enfin reconnue pour elle-même.


Helen Saunders 1885 1963
Abstract Multicoloured Design, vers 1915

Formée à la Slade School of Fine Art et à la Central School of Arts and Crafts, Helen Saunders se consacre à sa pratique artistique à partir de 1911. Cette année-là, elle participe à la marche pour le suffrage des femmes. En 1914, elle fait partie des membres fondateurs du groupe vorticiste et signe le manifeste paru dans la revue BLAST, auquel est adjoint le terme << vortex », déjà utilisé par les futuristes pour exprimer l'énergie de la ville. Saunders participe aux deux expositions du groupe en 1915 et en 1917. Son nom a souvent été associé à celui de Wyndham Lewis, chef de fil du vorticisme et fortement misogyne. Saunders se distingue par son recours à la géométrie dynamique du langage vorticiste pour sonder une expérience intime. Dance est l'expression de son enthousiasme vis-à-vis des nouveaux rythmes du jazz. Elle se réfugie dans une relative solitude à la fin de la Première Guerre mondiale. Une grande partie de ses peintures sont perdues dans le bombardement qui détruit son appartement en 1940. Elle n'exposera que rarement dans les dernières années de sa vie et son œuvre demeure largement méconnue.

Vanessa Bell 1979 1961
Rug Design, 1913-1914
Gouache et crayon sur papier
The Samuel Courtauld Trust, The Courtauld Gallery, Londres

Vanessa Bell: l'abstraction au quotidien

Dans la maison de Charleston, dans le Sussex, acquise en 1916, Vanessa Bell et Duncan Grant imaginent un environnement décoratif d'un nouveau genre à travers lequel s'exprime leur mode de vie résolument anticonformiste. Bell ambitionne d'y créer un nouvel espace pour la femme moderne. La récurrence de certains éléments dans les peintures d'intérieurs qu'elle exécute par la suite (coussins, murs, etc.) demeure l'un des témoignages durables de ses expérimentations dans le domaine de l'abstraction. Cette ferme, aujourd'hui ouverte au public, constitue la plus saisissante des collaborations entre Bell et Grant.


Les Russes des avant-gardes

L'invisibilisation durable des femmes pionnières de l'avant-garde russe semble surprenante quand on sait qu'elles ont été particulierement nombreuses, brillantes et reconnues en leur temps. Aucune artiste russe ne figure ainsi dans le texte programmatique de Linda Nochlin de 1971, << Pourquoi n'y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? ». Elles sont redécouvertes comme «< amazones de l'avant-garde » lors de l'exposition du musée Deutsche Guggenheim de Berlin en 2000. Leur nombre peut s'expliquer par l'accès à l'enseignement des beaux-arts ouvert dès 1874 dans l'Empire russe. Bien qu'ayant chacune leur propre originalité, elles ont en commun de ne pas se limiter au domaine de la peinture. Elles explorent les possibilités ouvertes par la poésie, le livre, la scene théâtrale, les décors, les costumes, le textile et font entrer l'abstraction dans le quotidien. Ces histoires decloisonnées s'ajoutent à celle de la peinture abstraite, sapant toute tentation d'un récit monolithique de l'abstraction.


Lioubov Popova 1889-1924
Croquis pour le décor pour « Le Cocu magnifique », 1922
Encre de Chine, plume, aquarelle, laque, outils de dessin blanchis à la chaux sur papier Galerie nationale Trétiakov, Moscou

Lioubov Popova apporte une contribution majeure aux arts de la scène à travers son « constructivisme théâtral ». Son travail pour les mises en scènes de Vsevolod Meyerhold rencontre un vif succès. Dans Le Cocu magnifique (1922), elle conçoit le décor comme une machine constructiviste qui commande le jeu biomécanique des acteurs en une extension du travail formel

Olga Rozanova 1882- 1918
Composition sans objet, vers 1916
Huile et crayon graphite sur toile Musée d'État russe, Saint-Pétersbourg

Matalia Gontcharova le visage peinturluré, vers 1913
Reproduction d'après la photographie originale

En déambulant dans les rues le visage peinturluré de motifs proch de ses tableaux rayonnistes, Natalia Gontcharova entend relier l'art et la vie, initiant également une forme très précoce de performance artistique. Il s'agit également de renverser les conventions sociales, car "nous voulons proclamer l'inouï, nous reconstruisons la vie et portons au pinacle de l'existence l'âme démultipliée de l'homme », dit-elle avec son compagnon Larionov au sujet de ces actions.

Natalia Gontcharova 1881 1962
La Lampe électrique, 1913
Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Née dans un milieu instruit et aisé, Natalia Gontcharova rencontre en 1900 le peintre Mikhaïl Larionov qui devient son compagnon et complice professionnel. En 1913, elle cosigne avec lui le Manifeste du rayonnisme influencé par la découverte des rayons X et de la photographie de particules. Irréductible à une seule tendance, elle se dit au contraire « toutiste ». Elle affirme ainsi une liberté de moyens plastiques qui lui ouvre les portes de l'abstraction. Elle intervient également dans les débats publics, illustre des livres futuristes et marche le visage peinturluré dans les rues de Moscou en 1913. Elle invente ainsi un art corporel abstrait et éphémère. Elle s'installe définitivement à Paris en 1914. Dans les années 1920 et 1930, elle travaille et expose à l'international davantage en tant que scénographe qu'en tant que peintre, puis rencontre de croissantes difficultés matérielles. L'oeuvre de Gontcharova est redécouvert, avec celui de Larionov, dans les années 1950.

Alexandra Exter 1882 1949
Nature morte constructive, 1920-1921
Huile sur toile
Musée d'État russe, Saint-Pétersbourg

Née en Ukraine, Alexandra Exter se forme d'abord à Kiev puis au gré de ses voyages de 1907 à 1914 entre Kiev, Moscou et Paris. De 1910 à 1912, d'abord étudiante à la Grande Chaumière, elle fréquente Guillaume Apollinaire, Pablo Picasso, Georges Braque, Max Jacob et Sonia Delaunay-Terk. Son atelier de Kiev devient, à partir de 1917, un lieu incontournable d'enseignement et de débats attirant de nombreux artistes, poètes, cinéastes et critiques. Elle s'affirme comme une actrice majeure de la peinture moderniste abstraite non-objective. Encensé en 1922 par une monographie du critique d'art lakov Tougendkhold, son cœuvre est cependant de moins en moins toléré. Exter fuit l'URSS en 1924 et s'installe à Paris. Elle est l'une des rares femmes présente dans «< Cubism and Abstract Art» (MoMA, 1936) à travers ses œuvres théâtrales. Elle meurt à Fontenay-aux Roses dans un grand dénuement. Elle est redécouverte dans les années 1970.


Alexandra Exter 1882 1949
 Esquisse de rideaux pour la mise en scène de « Roméo et Juliette », 1921
Peinture à la colle sur carton Galerie nationale Trétiakov, Moscou

Alexandra Exter 1882 1949
Juliette. Projet de costume pour la mise en scène de « Roméo et Juliette», 1921

Gouache, blanc, détrempe, couleur dorée et argentée sur carton Galerie nationale Trétiakov, Moscou
L'abstraction dynamique qu'expérimente Exter trouve un champ de réalisation inédit au théâtre. Elle réalise décors et costumes pour les spectacles d'Alexandre Taïrov au Théâtre de Chambre (Kamerny) de Moscou, notamment Roméo et Juliette en 1921. Exter rejette le statisme des décors peints et leur substitue des plans colorés amovibles. Elle module la lumière en termes d'intensité et de couleur, explore la verticalité et l'architectonique de la scène et envisage les costumes comme des couleurs en mouvement.

Lioubov Popova 1889 1924
Architectonique picturale, 1917
Huile sur toile
The Museum of Modern Art, New York, Philip Johnson Fund

Issue d'une famille de marchands riches et cultivés, Lioubov Popova rejoint Moscou en 1906 où elle étudie la peinture. Elle s'inscrit à l'Académie de la Palette à Paris en 1912 auprès de Jean Metzinger et Henri Le Fauconnier et se familiarise aussi avec le futurisme italien. De retour a Moscou, elle élabore une pratique cubo-futuriste et se rapproche de Vladimir Tatline dans l'atelier duquel elle travaille jusqu'en 1916. En 1915-1916, Popova organise dans son appartement des débats hebdomadaires sur l'art auxquels participent de nombreux artistes, historiens de l'art et philosophes. Elle se rapproche alors du cercle de Kasimir Malévitch, intègre son projet d'association Suprémus et le soutient financièrement. Dès 1916, elle expérimente la peinture sans-objet dans une série d'« architectoniques picturales » qui se démarquent du suprématisme de Malévitch par le dynamisme plus affirmé des plans picturaux et par leur facture matériellement prégnante, témoins de son intérêt pour la peinture sur bois des icônes comme de ses échanges avec Tatline.

Alexandre Rodchenko
Varvara Stepanova vêtue d'une robe taillée dans un tissu produit d'après ses dessins à la première fabrique soviétique de cotonnades imprimées, 1924
Varvara Stepanova
Self-caricature as Production-Aesthetical clown, 1924
Reproduction d'après le dessin original
ⒸA Rodchenko & V Stepanova Archive et Acago

En 1923, Varvara Stepanova théorise le « vêtement de production » Destiné au travail ou au sport, dépourvu d'éléments esthétiques, le vêtement, telle une construction fonctionnelle abstraite, est déterminé par les exigences du matériau et de la tâche à accomplir ainsi que par la physiologie du corps. En 1923-1925, Stepanova et Popova sont les seules à s'engager dans le processus de fabrication de tissus de la première fabrique soviétique de cotonnades imprimées. Plusieurs dessins de Stepanova jouant sur des contrastes optiques sont réalisés de manière industrielle.

Sophie Taeuber-Arp 1889 1943

Composition dans un cercle, Cygne, Chevaliers demi-lune, 1918-1924

Artiste majeure de l'abstraction, Sophie Taeuber, fille d'une féministe avant l'heure ouverte aux arts, fréquente l'école de dessin du musée de l'industrie et de l'artisanat de St-Gall en Suisse avant de recevoir une formation en textile et travail du bois à Munich. Elle développe son propre vocabulaire formel abstrait à partir de formes géométriques, sans passer par un processus d'abstraction. Elle décloisonne également les arts, mettant sur le même plan arts plastiques et arts appliqués. Lorsqu'en 1915, Sophie Taeuber fait la connaissance de l'artiste Jean Arp, elle a déjà une vaste culture, à la fois théorique et concrète. Ses essais de broderies et tissages impressionnent et influencent Arp. Son œuvre traverse ensuite toutes les époques et les médiums, de la danse dadaïste en 1916 et des têtes en bois tourné à partir de 1918, à ses réalisations pour le bâtiment de L'Aubette à Strasbourg en 1928, en passant par ses contributions aux groupes phares de l'abstraction à partir des années 1930, jusqu'à son décès brutal en 1943. Son abstraction épurée demeure imprégnée de mouvement et de rythme, caractéristiques de sa pratique de danseuse au milieu des années 1910. Eclipsé en partie par celle de son mari qui se reclamait pourtant de son influence, son œuvre rencontre une reconnaissance posthume amorcée par l'exposition internationale de la Documenta 1 de 1955, où elle est l'une des rares femmes exposées.

Sophie Taeuber-Arp 889, Davos (Suisse) - 1943, Zurich (Suisse)
Quatre espaces avec une croix brisée, 1932
Gouache sur papier Collection Fondation Arp, Clamart

En 1930, Sophie Taeuber-Arp affirme des principes d'une grande rigueur géométrique, ceux des artistes regroupés autour de Michel Seuphor et diffusés par la revue Cercle et Carré, puis autour d'Auguste Herbin et des expositions d'Abstraction-Création qu'elle quitte en 1934, refusant de se laisser enfermer dans une position dogmatique. Elle affirme son originalité en travaillant sur des fonds unis avec des couleurs primaires et des formes géométriques élémentaires. Ici, la répartition rigoureuse d'éléments semblables sur la surface se relâche en deux ou trois points qui confèrent toute sa tension à la composition, dans un grand dépouillement. Avec Jean Arp, elle préfèrera se réclamer d'un « art concret », notion avancée par Theo van Doesburg en 1930, qui affirme la réalité des formes en elles-mêmes.

Reconstitution du décor (aujourd'hui disparu) du bar de l'Aubette par Sophie Taeuber-Arp, 1926-1928
Collection Museum Haus Konstruktiv, Donated by the association «< Swiss Made Culture » of the Arts Council of Switzerland Pro Helvetia and the Swiss Federal Office of Culture

L'Aubette, vaste ensemble au cœur de Strasbourg aujourd'hui disparu, était un bâtiment réaménagé en complexe de commerces et loisirs avec un cinéma, un restaurant, un bar et un dancing. En 1926, Sophie Taeuber-Arp et Jean Arp sont invités à concevoir la décoration intérieure du bâtiment et proposent à Theo van Doesburg d'y participer. Sophie Taeuber-Arp réalisera des interventions dans seulement trois ou quatre espaces dont le bar, le foyer-bar dont demeurent des esquisses et le salon de thé - le plus vaste espace qu'elle réalise, orné de combinaisons géométriques de rectangles gris, noirs, rouges et bleus.

Au Bauhaus

Alors que le programme de l'école annonce en 1919 par son premier directeur Walter Gropius, stipule l'égalité entre les sexes, les grands noms associés au Bauhaus sont surtout ceux des hommes tels les maîtres qui y enseignent, Johannes Itten, Vassily Kandinsky, Paul Klee ou László Moholy-Nagy. Pourtant lors du premier semestre 1919, une égalité presque totale existe entre les hommes et les femmes et, sur la totalité de l'histoire de l'école, plus d'un tiers des élèves sont des femmes. À la suite du cours préliminaire, au moment de rejoindre l'un des ateliers spécialisés de l'école, un quota officieux est mis en place pour réguler le nombre de femmes admises. À l'initiative de Gunta Stölzl, une classe de femmes est créée et fusionnée avec l'atelier de tissage. Après le cours préliminaire les femmes sont systématiquement orientées vers cet atelier, suscitant pour certaines regrets et amertume. L'atelier de tissage devient ainsi un laboratoire d'expérimentations remarquables de l'abstraction. C'est également cette production qui assure la survie financière de l'école du Bauhaus.




Anni Albers 1899-1994
Tenture, 1927/1964
Coton, soie, double tissage
Zürcher Hochschule der Künste / Museum für Gestaltung Zürich / Kunstgewerbesammlung, Zuric

Issue d'une famille bourgeoise, Anni Albers reçoit une formation de peintre et entre au Bauhaus en 1922. Malgré sa réticence initiale envers l'atelier de tissage, elle y trouve rapidement sa place grâce aux conseils de Gunta Stölzl. En 1925, elle épouse le peintre Josef Albers et leur travail sera lié par des recherches communes. À Dessau, elle développe ses tissus dans un esprit fonctionnaliste, liant pratique et résistance. Elle travaille notamment sur le métier Jacquard pour la production précise de ses designs. La Tenture de 1927 est un exemple remarquable de cette période. En 1933, elle quitte l'Allemagne et s'installe avec Josef Albers aux États-Unis au Black Mountain College où elle fonde l'atelier de textile. Elle théorise sa pratique dans On Designing (1959) et On Weaving (1965). Son travail de la période américaine fait d'elle une artiste mondialement reconnue.

Gunta Stölzl 1897 1983
Design for Textile to be Woven in the Jacquard Technique, 1927
Aquarelle et crayon sur papier
The Metropolitan Museum of Art, Gift of Jack Lenor Larsen Incorporated, 1985
Bauhaus Archive, années 1920-1930

Benita Koch-Otte 1892-1976
Wallhanging, 1924
Laine
Die Lübecker Museen - St. Annen-Museum, Lübeck

Benita Koch-Otte rejoint le Bauhaus de Weimar en 1920. Elle trouve sa place dans la classe des femmes et se lie d'amitié avec Gunta Stölzl. Ce Wallhanging de 1924 montre un travail minutieux, avec des équilibres colorés qui évoquent un rythme musical, proche de certaines compositions de Paul Klee qu'elle admire. Le travail sur la couleur est particulièrement important dans l'œuvre de Koch Otte. En 1922, elle suit des cours de coloration textile et réalise en 1925 un éventail de couleurs qui sera le fondement de son travail. En 1976, une grande rétrospective est organisée au Bauhaus-Archiv de Berlin, l'une des premières expositions monographiques dédiées à une artiste femme de l'école.

Gertrud Arndt 1903 2000
Tapis noué, 1924/1992
laine vierge nouée
Bauhaus-Universität Weimar, Weimar, Archiv der Moderne

Esprit rebelle dès son adolescence, Gertrud Arndt a une vision claire de la position qu'elle veut occuper en tant que femme moderne. Formée à l'architecture, elle entre au Bauhaus en 1923 et se voit obligée de rejoindre l'atelier de tissage même si elle n'a jamais ressenti d'affinité pour ce métier. Elle y trouve cependant vite sa place. Son deuxième tapis est même installé dans le bureau du directeur Walter Gropius, une véritable reconnaissance. Ce tapis, aujourd'hui reconstitué grâce aux dessins préparatoires intégralement conservés, est considéré comme l'un des chefs d'œuvre d'Arndt, l'aboutissement de ses recherches dans le prolongement des théories de Paul Klee. C'est la photographe Lucia Moholy, active au Bauhaus, qui l'a immortalisé.

Lucia Moholy
Bureau de Walter Gropius, directeur du Bauhaus de Weimar, 1923
Reproduction d'après Velhagen & Klasings Monatshefte, 41.1927.H.7, S.89 Bauhaus-Archiv Berlin
Adagp, Paris, 2021 DR
On y voit au sol le tapis de Gertrud Arndt dont une reproduction est présentée dans cette salle, et au mur un Wall Hanging d'Else Mögelin datant de 1923.
Florence Henri 1893 1982
Fenêtre du Bauhaus, Dessau 1927
Épreuve gélatino-argentique
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, achat grâce au mécenat de Yves Rocher, 2011, ancienne collection Christian Bouqueret

Connue surtout comme photographe de la fin des années 1920 aux années 1940, mais également pour sa peinture, Florence Henri incarne la figure de l'artiste moderne. Cosmopolite, elle étudie la peinture en Allemagne, où elle suit les enseignements de Paul Klee et de Vassily Kandinsky au Bauhaus. Entre 1924 et 1925, elle s'installe à Paris et s'inscrit à l'Académie d'André Lhote et à l'Académie de l'art moderne de Fernand Léger. Ses peintures explorent alors les possibilités de l'abstraction géométrique. En 1927 au Bauhaus de Dessau, elle s'inscrit au cours préliminaire de László Moholy-Nagy et Josef Albers. À l'âge de 34 ans, elle découvre la photographie, continuant avec ce nouveau langage ses recherches abstraites. Ses photographies puristes, modernes et originales, rencontrent un succès immédiat. Ces allers-retours entre différents médias nourrissent son rapport à l'abstraction qui doit être examiné dans sa totalité.

Florence Henri
Composition, vers 1925
Gouache et collage sur papier
 1993 1992 Collection particulière, Courtesy Archives Florence Henri et Galerie Martini & Ronchetti. Gênes

Germaine Krull 1897 1985
 Cage d'ascenseur d'un grand magasin, vers 1930
Épreuve gélatino-argentique Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, achat grâce au mécénat Yves Rocher, 2011,
ancienne collection Christian Bouqueret


Germaine Krull est une figure emblématique du renouveau esthétique que connaît la photographie à Paris dans l'entre-deux guerres. Installée aux Pays-Bas en 1923, elle photographie les ponts, poulies, pylônes et grues des ports d'Amsterdam et de Rotterdam pour une série qu'elle surnomme ses « fers »>. À Paris, elle continue avec son compagnon et assistant Éli Lotar cette exploration du paysage urbain et industriel. Ses jeux d'ombres et de cadrages débouchent sur de véritables compositions abstraites, comme dans sa série sur la tour Eiffel ou sur le transbordeur de Marseille. Le succès de son portfolio Métal paru en 1928 et rassemblant 64 de ses « fers » débouche sur de nombreuses opportunités professionnelles dans le reportage et l'édition illustrée.

Germaine Dulac 1882, Amiens (France) - 1942, Paris (France
Disque 957, 1929
Film cinématographique 35 mm, noir et blanc, muet, 5'51" Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, achat en 1977

Connue pour avoir réalisé le premier film surréaliste, La Coquille et le clergyman (1927), Germaine Dulac a également été une journaliste féministe, militante socialiste, théoricienne du cinéma. Au milieu des années 1910, elle décide de se consacrer au cinéma et monte sa maison de production. La qualité de ses films est rapidement reconnue par la critique. Elle développe par la suite ses théories d'un « cinéma pur » : « Lignes, surfaces, volumes évoluant directement, sans artifice d'évocation, dans la logique de leurs formes, dépouillées de tout sens trop humain pour mieux s'élever vers l'abstraction [...] : le cinéma intégral. » Elle réalise ainsi en 1929 trois courts-métrages dont Disque 957, « impressions visuelles » où les Préludes de Chopin servent de cadre à la mise en scène d'un jeu d'ombre et de lumière inspiré des danses de Loïe Fuller.

Georgia O'Keeffe 1887 1986
Red, Yellow and Black Streak, 1924
Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, don de la Georgia O'Keeffe Foundation, 1995

Georgia O'Keeffe a toujours cherché à incarner l'essence de la nature et les rythmes au-delà du visible, dans une quête qu'elle explique ainsi : « Ce sont des lignes et des couleurs mises ensemble pour qu'elles disent quelque chose. L'abstraction est souvent la forme la plus apte à représenter cette part d'intangibilité en moi que seule la peinture permet d'élucider. » En octobre 1915, elle réalise une série de dessins abstraits aux motifs organiques qui rompt radicalement avec sa formation classiqu Dans Red, Yellow and Black Streak (1924), le reflet du soleil couchant sur le lac George (État de New York) - où elle se rend alors chaque été avec son époux Alfred Stieglitz - crée de part et d'autre de la toile de puissants remous d'énergie, intériorisant l'expérience sensorielle du crépuscule. « Les hommes aimaient me décrire comme la meilleure peintre femme. Je pense que je suis l'une des meilleures peintres » disait-elle, alors qu'en 1945 le critique Clement Greenberg écrivait : « Son art a très peu de valeur intrinsèque. »

Barbara Hepworth 1903 1975
Curved form (Orpheus), 1956
Huile et crayon sur bois Collection Christian Levett

Barbara Hepworth fait ses études au Royal College of Art à Londres où elle se fait une réputation de spécialiste de la taille directe, ancrée dans la tradition moderniste. Dans les années 1930, elle partage son atelier avec le peintre Ben Nicholson, qui deviendra son mari. Sa première Forme percée biomorphique de 1932 est titrée Abstraction à l'époque de sa première présentation. Hepworth exécute ses premières sculptures totalement abstraites en 1934-1935, À après la naissance de ses triples. A Paris, la découverte d'artistes, de Constantin Brancusi a Jean Arp en passant par Piet Mondrian, l'encourage vers l'abstraction. Elle rejoint avec Nicholson le groupe Abstraction-Création. Ils deviennent des acteurs clés du mouvement international de l'art abstrait à Londres. Le couple s'installe à St Ives en Cornouailles en 1939. Elle trouve dans les paysages une source d'inspiration profonde. La Whitechapel de Londres lui consacre une rétrospective en 1954 et la Tate en 1967. Reconnue de son vivant comme une artiste majeure, bien que souvent comparée au sculpteur Henry Moore, Hepworth a toujours rejeté le terme de sculptrice et voulait que l'on apprécie son œuvre à l'aune de ses qualités plutôt que de son genre.


Barbara Hepworth 1903 1975
Sculpture with Colour (Deep Blue and Red) [6], 1943

Marlow Moss 1889 1958
White, Black, Red and Grey, 1932
Huile sur toile
Kunstmuseum Den Haag, La Have

Marjorie Jewell Moss étudie l'art dans les années 1910 puis rompt avec sa famille, se rase les cheveux et opte pour des vêtements masculins. En 1926, elle s'inscrit à l'Académie de Fernand Léger à Paris. À la suite de sa découverte de l'œuvre de Piet Mondrian, puis de leur rencontre, elle adhère au néoplasticisme. Moss conçoit alors ses compositions intuitivement et les précise dans des dessins tracés à la règle et au compas, en se fondant sur des lois géométriques. En 1930, elle introduit la double ligne pour dynamiser ses compositions, une innovation reprise par Mondrian deux ans plus tard. À partir de 1935, elle utilise les couleurs, puis les cordes, et réalise des monochromes blancs. Elle adhère en tant que membre fondateur à l'association Abstraction-Création. Elle doit sa reconnaissance tardive en tant que pionnière de l'art moderne aux développements des études féministes.

Verena Loewensberg 1912- 1986 
Sans titre, 1945
Huile sur toile Kunst Museum Winterthur, Winterthur, achat, 1974

À quinze ans, Verena Loewensberg suit une formation à l'École des arts et métiers de Bâle puis prend des cours de danse à Zurich. En 1935, grâce à l'artiste Max Bill, elle entre en contact à Paris avec des artistes du groupe Abstraction-Création et notamment Georges Vantongerloo. « En 1936, j'ai commencé à peindre des tableaux concrets et je n'ai pas arrêté depuis », dit-elle. Elle est ensuite l'unique femme au sein du cercle étroit des quatre Concrets zurichois historiques avec Max Bill, Richard Paul Lohse et Camille Graeser. Bien que très structurées, ses œuvres poétiques témoignent de son originalité formelle et chromatique, souvent inspirée par la musique. Contrairement à ses homologues masculins. elle ne reçut jamais le prix des arts de Zurich.


Mary Ellen Bute peignant sur du verre en vue de créer des effets pour un film dans son studio de New York. Photographie issue de son livre de présentation, fin des années 1940



Mary Ellen Bute 1906 1983
Abstronic, 1952
Film 35mm transferred to HD video, couleur, sonore, 5'50"
Courtesy of Center for Visual Music

Première femme cinéaste à s'initier au cinéma abstrait aux États Unis au début des années 1930, elle est également considérée comme une pionnière dans l'expérimentation en imagerie électronique. Réalisé en 1940, Tarantella prolonge ses recherches plastiques et ses expérimentations autour de la couleur. Intéressée par les mathématiques et les nouvelles technologies, Bute réalise avec Abstronic (1952) une hybridation, jusqu'alors inédite, entre techniques traditionnelles d'animation et composition générée électroniquement. Bien que visionnaire et prescriptrice, l'œuvre de Bute est restée pendant de nombreuses années ignorée par l'histoire du cinéma d'avant-garde.

Le Texas Bauhaus

En 1935, Carlotta Corpron met en place un enseignement de « photographie créative » à la Texas Woman's University de Denton, fondé sur une exploration expérimentale du médium. Faisant de la lumière sa matière première, elle encourage l'utilisation du « light modulator » (modulateur de lumiere), boîte perforée dans laquelle peuvent être places des objets en vue d'être photographiés. Elle incite également à l'utilisation de miroirs, prismes, papiers découpés, cubes de verre ou stores vénitiens pour réfracter, déformer et refléter la lumière sur les surfaces d'objets divers. Ida Lansky et Barbara Maples bénéficient de cet enseignement ouvert, la dernière pressant notamment de l'eau et de l'huile entre deux plaques de verre pour réaliser de surprenantes photographies. Encore peu connues hors des États-Unis, ces œuvres témoignent de l'importance des innovations formelles et théoriques issues du New Bauhaus de Chicago de Laszló Moholy-Nagy, dont la pensée marque profondément Carlotta Corpron.

Elaine de Kooning 1918 1989
Black Mountain #16, 1948
Émail sur papier monté sur toile Collection particulière, New York

Elaine Fried étudie l'art et a tout juste vingt ans lorsqu'elle rencontre le peintre hollandais Willem de Kooning à New York. Elle prend des cours auprès de lui. Ils se marient en 1943. En 1948, elle passe l'été au Black Mountain College (Caroline du Nord), un établissement d'enseignement expérimental. Elle y suit les cours de théorie des couleurs du peintre Josef Albers, ainsi que ceux de l'architecte Richard Buckminster Fuller. Elle participe à d'importantes expositions collectives à New York dans les années 1950, avec une première exposition individuelle en 1954. Dans ses peintures, elle utilise les formes et le vocabulaire de l'expressionnisme abstrait, tels que l'usage libre de la couleur et le tracé ample produit par des coups de pinceaux énergiques. Précisant sa conception de l'abstraction, elle déclare : « Pour moi, une peinture est d'abord un événement et seulement ensuite une image. »

Janet Sobel 1893 1968
Sans titre, vers 1946
Huile et émail sur carton
The Museum of Modern Art, New York, Gift of William Rubin, 1987

C'est à l'âge de 43 ans que Janet Sobel, mère de famille installée à Brooklyn, se met à peindre. Elle fait des expérimentations abstraites avec des coulures de peinture, à l'aide de pipettes en verre et d'émaux à séchage rapide. Elle incline aussi la toile et souffle sur la peinture humide. Peggy Guggenheim l'expose et dit d'elle que c'est  "e loin la meilleure femme peintre d'Amérique". Le critique d'art Clement Greenberg attribue à Sobel les premières œuvres all-over qu'il ait jamais vues. Jackson Pollock «a reconnu que ces peintures lui ont fait forte impression. ». Mais Greenberg la qualifie de  "ménagère" et de peintre «< primitive ». Pollock a expérimenté les coulures de peinture (pouring) en 1943. C'est peut-être inspiré par Sobel qu'il y est revenu avec ses drippings à partir de 1947. L'oeuvre de Sobel, vite oubliée, n'a été redécouverte que très récemment.

Lee Krasner 1908 1984
Sans titre, 1948
Huile sur toile
The Metropolitan Museum of Art, New York

Lee Krasner se tourne vers la peinture de manière précoce. En 1937 à New York, elle suit les cours d'Hans Hofmann, qui enseigne le cubisme analytique. Elle devient membre active de l'association des American Abstract Artists. En 1945, elle épouse Jackson Pollock dont elle assure la promotion alors qu'elle-même est déjà reconnue. Ils s'installent dans une ferme à Long Island. Inspirée par son environnement naturel, Krasner crée une série décisive de peintures délicates, les Little Images, réalisées à plat directement avec le tube ou en diluant la peinture avec de la térébenthine. Après la mort de Pollock en 1956, elle réalise des peintures de formats de plus en plus grands. Son œuvre a souvent pâti du fait qu'elle était Mme Pollock et de la misogynie du milieu de l'art. Barnett Newman lui asséna en 1950, au sujet de la signature d'une pétition : "nous n'avons pas besoin de dames".

Hedda Sterne 1910 Bucarest (Roumanie) - 2011, New York (États-Unis)
NY, NY No. X, 1948
Huile sur toile
Tate

Au cours d'une carrière qui couvre une grande partie du 20° siècle, Hedda Sterne a toujours refusé d'adopter une « marque de fabrique». À son arrivée aux États-Unis en 1941, Jean Arp la fait connaître à Peggy Guggenheim qui, à partir de 1943, l'inclut dans les expositions collectives qu'elle présente dans sa galerie new yorkaise The Art of This Century. La marchande d'art Betty Parsons organise sa première exposition individuelle en 1943, qui sera suivie de bien d'autres. Sterne fait le choix d'être une intermédiaire entre les surréalistes et les expressionnistes abstraits qui émergent au milieu des années 1940, sans jamais se rallier à l'un ou l'autre groupe. Cette œuvre inspirée par le paysage new-yorkais témoigne du boom de la construction des années d'après-guerre.

Trois actrices majeures pour la diffusion de l'art abstrait aux États-Unis: Katherine S. Dreier, Hilla von Rebay, Peggy Guggenheim

Katherine S. Dreier

Artiste et mécène, Katherine S. Dreier est, avec Marcel Duchamp et Man Ray, la cofondatrice en 1920 de la Société Anonyme, Inc., considérée comme le premier musée d'art moderne sans murs aux États-Unis et creuset de l'abstraction. Bien que non féministe, elle défend plusieurs artistes femmes comme Sophie Taeuber-Arp, Lioubov Popova ou Erika Giovanna Klien. Alfred Barr, fondateur du MoMA de New York, a reconnu sa dette envers elle pour l'essor de l'art abstrait européen.

Hilla von Rebay

Artiste, fondatrice de la collection d'art non-objectif de Solomon Guggenheim qu'elle expose à la fin des années 1930, ce fut elle qui choisit l'architecte Frank Lloyd Wright pour réaliser le musée Guggenheim, fameux temple de l'art abstrait new-yorkais. Elle est évincée en raison de son fort caractère et de conflits internes, et n'assistera pas à l'ouverture en 1959. Peu encline au féminisme, elle s'affirme comme une personnalité incontournable dans la diffusion de l'abstraction aux États-Unis.

Peggy Guggenheim

La célèbre collectionneuse Peggy Guggenheim a présenté dans sa galerie new-yorkaise Art of This Century des artistes femmes majeures de l'histoire de l'abstraction. En 1943, elle expose dans «< 31 Women » Louise Nevelson, Irene Rice Pereira, Esphyr Slobodkina ou Sophie Taeuber-Arp. Le jury demeure totalement masculin et Lee Krasner refuse d'ailleurs d'y participer. En 1945 dans l'exposition « The Women », Peggy Guggenheim rassemble des grands noms de l'abstraction du moment, comme Pearl Fine, Irene Rice Pereira, Hedda Sterne, Janet Sobel et Charmion von Wiegand.

Hedda Sterne c'est la seule femme aux côtés de Willem de Kooning, Adol h Gottlieb, Ad Reinhardt, Richard Pousette-Dart, William Baziotes, Jackson Pollock, Clyfford Still, Robert Motherwell, Bradley Walker Tomlin, Theodoros Stamos, Jimmy Ernst, Barnett Newman, James Brooks, Mark Rothko.

L'expressionnisme abstrait définit une grande partie de la peinture américaine de l'après-guerre, dès sa reconnaissance par la critique au milieu des années 1940. Il ouvre un nouvel espace entre les modernismes européens, le surréalisme et l'abstraction géométrique. Le groupe des Irascibles, qui en fait partie, est photographié pour le magazine Life en 1951. Hedda Sterne y est l'unique femme dominant quatorze hommes. Devenue emblématique, cette photographie assure sa renommée. "Ils étaient tous exaspérés que j'y sois car ils étaient tous assez machos pour craindre que la présence d'une femme ne fasse pas prendre cette photo au sérieux". Mais elle regrettait : « je suis plus connue pour cette fichue photo que pour quatre-vingts ans de travail ».

Helen Frankenthaler 1928 -2011 
Cool Summer, 1962
Huile sur toile
Helen Frankenthaler Foundation, New York

En 1952, Helen Frankenthaler fait couler de la peinture diluée dans de la térébenthine sur de la toile de coton brut, posée à même le sol de son atelier, sans châssis ni apprêt. Cette méthode - le soak-stain (tremper-tacher) - donne naissance à des œuvres diaphanes qui inspirent les peintres Kenneth Noland et Morris Louis et amènent la critique à se désintéresser de l'abstraction gestuelle. Ses rapports avec des hommes influents le critique d'art Clement Greenberg, - avec lequel elle a une relation, et le peintre Robert Motherwell, son mari ont parfois été mis en avant pour minimiser son rôle pionnier dans les débuts de la Color Field Painting. Kenneth Noland reconnaissait pour sa part son influence : « elle était un pont entre Pollock et ce qui était possible ».

Joan Mitchell 1925 1992
Sans titre, 1952-1953
Huile sur toile
Fondation Gandur pour l'Art, Genève

A partir de fonds souvent blancs, Joan Mitchell construit un crescendo de touches très colorées, appliquées avec force pour donner l'impression d'une énergie en devenir. Ses œuvres sont marquées par une intensité mêlée de lyrisme qui évoque fréquemment le souvenir d'un moment particulier et son rapport passionné à la poésie.

Joan Mitchell 1925 1992
Méphisto, 1958
Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, dation, 1995

Convaincue qu'en tant que femme elle ne serait « jamais dans la grande compétition », Joan Mitchell est pourtant devenue une artiste majeure de l'abstraction et largement reconnue. Après être sortie diplômée de la School of the Art Institute de Chicago en 1947 elle découvre la France, pour laquelle elle aura un attachement toute sa vie. De retour à New York en 1949, elle est l'une des rares femmes à être intégrée à la scène expressionniste. En janvier 1952, sa première exposition individuelle soulève l'intérêt et l'envie de ses collègues. À partir du milieu des années 1950, elle partage son temps entre la France et New York, avant de s'installer définitivement à Vétheuil en 1968.

Shirley Jaffe 1923 2016
Which in the World, 1957
Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, dation, 2020

Pensant séjourner seulement quelques mois à Paris en 1949, Shirley Jaffe s'y fixe définitivement. Elle y découvre Jackson Pollock, Willem de Kooning et se lie avec Jean-Paul Riopelle, Sam Francis puis Joan Mitchell. Which in the World (1957) relève de son style expressionniste abstrait. Sa plus grande toile ne la quittera plus et demeurera tournée contre le mur de son atelier. Son titre métaphysique incite à y voir le substrat de toute la production à venir et un monologue sur la condition d'artiste. Elle refusait cependant dans son œuvre toute forme de métaphore d'une vie intérieure.

Wook-kyung Choi 1940 1985
Sans titre, 1966
Huile sur toile
Courtesy of the artist's estate and Kukje Gallery, Collection particulière

Wook-kyung Choi 1940- 1985
Sans titre, non daté
Acrylique sur toile Courtesy of the artist's estate and Kukje Gallery, Collection of Choon Sup Choi, Séoul

Alors que la peinture abstraite coréenne postérieure aux années 1960 s'illustre par le mouvement Dansaekhwa, adepte du monochrome, Wook-kyung Choi est l'une des seules figures à s'exprimer par l'expressionnisme, avec un œuvre unique en son genre. Elle découvre les peintures de Jackson Pollock lors de ses études aux États-Unis. Son œuvre des années 1960 s'inscrit dans l'expressionnisme abstrait, bien qu'elle n'ait fait aucune allusion à son influence. Ses expériences donnent naissance à des espaces dynamiques, rythmés par les tensions contradictoires et puissantes des couleurs et des gestes. Lorsqu'elle retourne en Corée en 1979, elle est devenue une étrangère en son pays et continue à travailler seule jusqu'à sa mort prématurée. Choi, véritable pionnière, a également dénoncé une société dominée par les hommes.

Atsuko Tanaka 1932 2005
86 ampoules couleur, 97 linolites vernis en 8 teintes, feutre, câble électrique, ruban adhésif, métal, bois peint, boîtier électrique, disjoncteur, automate Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Atsuko Tanaka est membre du groupe japonais Gutai qui prône dans les années 1950 une recherche radicale de la nouveauté. Electric Dress trouve son origine dans les enseignes lumineuses que l'artiste observe dans les rues de Tokyo. Cette robe est composée de près de 200 ampoules recouvertes de peinture et clignotant de façon aléatoire. Le corps de l'artiste devient le support d'un tableau lumineux abstrait en constante transformation. L'énergie générée par les ampoules est source de beauté et de danger, à l'image de la technologie, dont le caractère ambivalent est particulièrement tangible dans le Japon de l'après-guerre. L'artiste développe à la suite de cette performance une œuvre picturale fondée sur un vocabulaire abstrait de cercles et de lignes, évocation de circuits électriques ou de flux vitaux.

Atsuko Tanaka 1932 2005
Sans titre, 1959
Peinture vinylique sur toile Courtesy Alexandre Carel, Londres


Marta Pan 1923 2008
Le Teck, 1956
2 éléments articulés, bois de teck, métal
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Maurice Béjart Ballet Le Teck, 1960
Film noir et blanc, sonore, 11'2" Institut National de l'Audiovisuel Fondation Marta Pan-André Wogenscky

Installée à Paris après des études à Budapest, Marta Pan participe dès 1950 au Salon des Réalités Nouvelles. Deux ans plus tard, elle crée ses premières Charnières, sculptures articulées d'abord en terre cuite puis en bois, dont Le Teck fait partie. Cette sculpture abstraite, témoignant d'un intérêt spécifique pour le mouvement et pour le corps, devient le partenaire inattendu de la danseuse Michèle Seigneur et pour le ballet Le Teck de Maurice Béjart, créé sur le toit de l'unité d'habitation du Corbusier à Marseille pendant l'été 1956.

Vera Pagava 1907 1959
La Ville secrète (Villa), 1959
Huile sur bois
Association Culturelle Vera Pagava, Paris

Vera Pagava 1907 1988
La Citadelle éblouie, 1959
Huile sur toile
Centre national des arts plastiques, Paris-La Défense


Vera Pagava a seize ans lorsque sa famille s'exile à Paris, fuyant le régime soviétique. En 1929, après une formation à l'École des arts décoratifs, elle rejoint l'atelier de Roger Bissière à l'Académie Ranson. Elle y rencontre les chefs de file du paysagisme abstrait, dont Maria Helena Vieira da Silva fait partie. Comme eux, elle prend comme point de départ le monde concret pour le transposer au-delà de la réalité. Ainsi, dans la série des Villes, les édifices se transforment en un assemblage de rectangles de couleurs pâles imbriqués dans un jeu de lumière et de transparence. Il se dégage de ces abstractions une spiritualité conviant à une méditation poétique. Son cœuvre, défendue dès 1943 par la galeriste Jeanne Bucher et présente dans plusieurs collections publiques en France, attend aujourd'hui une reconnaissance internationale.

Maria Helena Vieira da Silva 
1908- 1992  Composition 55, 1955
Huile sur toile
Courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris

Installée à Paris en 1928, Maria Helena Vieira da Silva étudie la peinture à l'Académie de la Grande Chaumière puis à l'Académie Ranson. Si elle affirme ne pas vouloir se perdre dans << le danger de l'abstraction géométrique », elle procède dès 1935 à une synthétisation des formes dans ses tableaux. Pendant la guerre, elle trouve refuge au Portugal puis au Brésil. A son retour à Paris, elle procède dans ses toiles à une fragmentation de l'espace avec une construction en grille héritée de Joaquín Torres García. Ses œuvres évoquent alors le souvenir des azulejos, carreaux de faïence décorés traditionnels du Portugal. Les effets de transparence et de distorsion subtile se multiplient dans les compositions blanches des années 1950, villes imaginaires irradiant de lumière dont ne subsiste qu'une évocation architecturale.


Regina Cassolo 1894 1974
Studio per Plastico disintegrato, vers 1952 Crayon sur papier
Studio per struttura, 1952
Studio per scultura, 1953
Composizione concreta, 1955
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Figure du second futurisme italien des années 1930, Regina Cassolo Bracchi crée à la fin des années 1940 des sculptures légères et aériennes avec de nouveaux matériaux comme le Plexiglas, l'acétate ou le Rhodoïd. À partir de 1951, l'artiste Bruno Munari l'introduit dans le groupe Movimento Arte Concreta de Milan qui défend une abstraction géométrique sans référence au monde extérieur. Elle développe alors une abstraction radicale tout à fait singulière, mêlant dans ses sculptures et dans ses œuvres sur papier des évocations spatiales et des motifs inspirés du règne végétal.

Regina Cassolo Bracchi 1894 1974
Struttura, 1949
Plexiglas
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Aurelie Nemours 1910 2005
Demeure P IV, 32 P, années 1950
Pastel sur papier
Centre national des arts plastiques, Paris-La Défense

Aurelie Nemours, qui s'engage sur la voie de l'abstraction dès les années 1940, est une figure majeure de l'art concret, proche notamment de Marcelle Cahn. Dans les années 1950, elle est marquée par la découverte de l'œuvre de Piet Mondrian. Ses pastels, cœuvres majeures de la série des Demeures, relèvent de l'exercice spirituel comme de la pure recherche plastique. L'artiste cherche à atteindre « le vide », en référence au Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix. Elle fixe ici les premiers jalons de son vocabulaire plastique épuré : l'horizontale et la verticale, qui se croisant, forment une croix; le rectangle et le carré.

Marcelle Cahn 1895 1981
Disque rose, 1957
Tempera sur bois et collage
Centre national des arts plastiques, Paris-La Défense

Membre de Cercle et Carré, Marcelle Cahn y occupe une place singulière: elle est la seule femme dont les idées sont discutées avec ses pairs masculins. Figure discrète, elle prend dès 1930 ses distances avec la scène parisienne, se tournant vers une abstraction surréalisante. De retour à Paris, elle débute en 1952 une œuvre résolument abstraite. Elle trace des figures géométriques formant des unités juxtaposées à l'encre noire sur fond blanc évoquant des portées musicales. Si ses principes de composition relèvent d'une abstraction concrète, elle manifeste un intérêt original pour la sensualité de certains matériaux, insérant dans ses œuvres des éléments circulaires en relief et
des petits collages en carton, balsa ou métal parfois colorés.

Le néo-concrétisme brésilien

En 1950, une rétrospective de Max Bill est organisée au Museu de Arte de São Paulo, diffusant les principes de l'art concret au Brésil. Pour cet artiste, « concret est le contraire d'abstrait : l'art figuratif est abstrait de la réalité, tandis que l'art non-figuratif, qui est une pure création de l'esprit, devient concret par sa matérialisation ». En 1957, un groupe d'artistes de Rio de Janeiro, proche du critique d'art brésilien Mario Pedrosa, signe le Manifeste néo-concret, reprochant à l'art concret de préférer "l'œil-machine" à « l'œil-corps ». Lygia Pape et Lygia Clark, deux grandes figures du néo-concrétisme, répondent de façon novatrice à une abstraction géométrique jugée trop rigide. Lygia Pape s'intéresse à l'appréhension pluri-sensorielle de l'œuvre d'art et Lygia Clark travaille à un passage original de la deuxième à la troisième dimension. Toutes deux abolissent la distance entre œuvre d'art et spectateur en proposant des œuvres abstraites manipulables et interactives.


Lygia Pape 1927 2004
Livro dos Caminhos I (2), 1963/1976
Huile et latex sur bois
Collection particulière. Courtesy Projeto Lygia Pape

Exemple de manipulation d'un Bicho de Lygia Clark de 1969 Sculpture développable à manipuler, 1969
 
Berenice Abbott 1968 1991
Periodic Straight Waves, vers 1960
Épreuve gélatino-argentique sur Masonite Berenice Abbott Collection, MIT Museum, Gift of Ronald and Carol Kurtz

Berenice Abbott, formée auprès de Man Ray à Paris, s'intéresse à partir des années 1930 à la photographie comme support pédagogique de visualisation des sciences. Ses photographies scientifiques des années 1950, largement diffusées grâce à leur parution dans l'ouvrage Physics, marquent l'aboutissement de sa quête d'une photographie réaliste. Malgré leur apparence abstraite, ces photographies représentent des phénomènes physiques et documentent des procédés expérimentaux bien ancrés dans le réel.

Marta Hoepffner 1912 2000
Räumliche Strukturen, Variation I (gelb), 1979 
Image interférente en couleurs à la lumière polarisée 

Au cours de ses études, Marta Hoepffner découvre les photogrammes de László Moholy-Nagy et de Man Ray. Elle s'engage alors dans la photographie expérimentale, combinant références à l'abstraction picturale et procédés de la Nouvelle Vision. Formée aux techniques photographiques de solarisation, expositions multiples, surexposition ou photomontage, elle se consacre pleinement après la Seconde Guerre mondiale à la création de photogrammes en couleur à l'aide d'un procédé de polarisation. Ce travail sur la révélation de la lumière blanche et de l'effet d'optique produit est un pas vers le cinétisme: ses lightboxes

Dadamaino 1930 - 2004
Oggetto ottico-dinamico, 1962-1971
Plaques d'aluminium fraisées sur fils de nylon fixés sur structure de bois Collection particulière

Dès les années 1950, Dadamaino s'engage sur la voie d'un art pensé comme une plongée radicale dans l'espace et vers d'autres dimensions possibles. Surtout connue pour ses toiles monochromes percées de trous ovales, elle est remarquée dans les années 1960 sur la scène artistique européenne grâce aux Oggetti ottico-dinamici présentés au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 1964. Ces cœuvres témoignent de ses recherches sur la perception visuelle, qui relèvent d'une interprétation très personnelle des principes de l'Op art. Des petites plaques en aluminium sont ici placées par taille, selon un ordre croissant et suivant des calculs mathématiques sur des fils de nylon, créant des impressions optiques de forme circulaire.

Martha Boto 1925 2004
Essaim de reflets, 1965

Acier inoxydable, aluminium, Plexiglas, moteur Centre Pompidou, Musée national d'art moderne,

Martha Boto, formée à Buenos Aires, opte pour un langage plastique abstrait dès 1954. À son arrivée à Paris, en 1959, elle se lie aux artistes gravitant autour de la galerie Denise René. À partir de 1963, elle recourt à l'électricité et réalise ses premières sculptures cinétiques. Elle partage alors les préoccupations cosmiques du groupe argentin MADI, de Victor Vasarely ou du groupe Zéro, cherchant à travers un jeu de surfaces réfléchissantes "les lois d'harmonie et d'équilibre qui régissent le cosmos à travers ses relations de lumière, de mouvement, d'espace, de temps et de couleur. " Ses boîtes lumino-cinétiques comme Essaim de Reflets font d'elle une des figures cardinales de la mouvance optico-cinétique.

Bridget Riley 1931 -
Tremor, 1962
Peinture émulsion sur panneau de bois Collection Lambrecht-Schadeberg, Museum für Gegenwartskunst Siegen,

À partir de 1961, Bridget Riley se consacre à des tableaux noirs et blancs dans lesquels la perception d'éléments stables (format, forme, couleur) est perturbée par différents processus de composition qui, en se superposant, s'annulent et se dissolvent, à l'instar de Tremor. Invitée dans les plus grandes expositions d'art optique dans les années 1960, elle voit ses œuvres acclamées par un large public: des copies de ses toiles tapissent ainsi les vitrines des grands magasins. En 1968, ses recherches autour des mécanismes de perception visuelle sont célébrées à la Biennale de Venise, où elle reçoit le Grand Prix. Elle est la première femme et la première peintre britannique à recevoir cette distinction.



Běla Kolářová 1923 2010
Rontgenog am Kruhu, vers 1963 [Radiogramme du cercle]
Épreuves gélatino-argentiques, photogrammes Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Les Radiogrammes font partie d'une série d'expérimentations autour des possibilités du médium photographique amorcées par Běla Kolářová au début des années 1960. Elle travaille dans une chambre noire, exposant un support photosensible en rotation à une source de lumière. La trace du geste, figée en motifs circulaires, crée de véritables compositions abstraites. Ces dessins lumineux relèvent d'un intérêt pour la perception du mouvement et de la lumière qu'elle partage avec les artistes de l'art optique ou Op art. Bien que pleinement actrice du renouveau de l'art tchèque dans les années 1960, son œuvre ne bénéficie d'une reconnaissance internationale que dans les années 2000.

Louise Nevelson 1899 1988
Tropical Garden II, 1957
Assemblage de 15 boîtes en bois peint Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Louise Nevelson 1899 1988

Louise Nevelson puise autant dans le cubisme étudié auprès d'Hans Hofmann que dans son expérience de peintre muraliste auprès de Diego Rivera pour réaliser ses assemblages monumentaux à partir de morceaux de bois trouvés, dont fait partie Tropical Garden II. L'artiste opte ici pour la couleur noire, « couleur totale », pour unifier un amoncellement d'objets dont elle annihile ainsi l'identité première. Sa sculpture, juxtaposition de formes géométriques, devient alors abstraite. L'artiste Georges Mathieu est fasciné par Louise Nevelson, qu'il rencontre en 1960 à New York. Dans ses écrits, il la qualifie de « déesse » à l'œuvre "chtonienne" - c'est-à-dire propre aux divinités infernales de la mythologie grecque, qui opère une  "carbonisation de la société occidentale".

Marcia Hafif 1929- 2018
84., juin 1965
Acrylique sur toile
MAMCO, Genève

Marcia Hafif séjourne à partir de 1961 pendant une dizaine d'années à Rome, où elle fréquente la scène artistique de l'époque et dont fait partie Carla Accardi. Elle réalise alors un ensemble de plus de deux cent peintures aux compositions minimales et à la ligne hard edge. Inspirées de motifs observés dans les rues, elles relèvent par leurs couleurs vives et leurs formes arrondies d'une esthétique pop que Marcia Hafif revendique en qualifiant ce travail de << pop minimal ». Artiste et théoricienne, Hafif publie en 1978 l'essai « Beginning Again » dans Artforum, consacré à l'avenir de l'abstraction picturale. Ses œuvres singulières ne seront redécouvertes que dans les années 1990.




Ilona Keserü 1933 -
Közelítés 1., 1969 [Approche 1.]
Huile sur toile
Janus Pannonius Múzeum, Pécs

Ilona Keserü est une des représentantes majeures de la scène artistique hongroise des années 1960. Elle se forme notamment aux côtés de l'artiste Ferenc Martyn, lui-même membre du groupe Abstraction-Création, qui l'engage à se tourner vers un langage pictural abstrait. En 1967, elle découvre dans un cimetière près du lac Balaton (Hongrie) des pierres tombales aux formes ondulées. Ce motif est dès lors récurrent dans ses peintures aux tonalités chaudes, comme dans la série Közelités. L'utilisation de toile artisanale froncée ou bombée grâce à un rembourrage de papier journal sur certaines parties de ses tableaux, accentuant leur caractère corporel et organique, évoque même un certain érotisme.

Tess Jaray 1937 -
St Stephen's Green, 1964
Huile sur toile
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Tess Jaray se forme dans les années 1950 à la Saint Martin's School of Art puis à la Slade School of Fine Art de Londres. Pour St Stephen Green, elle s'inspire du toit vert de la cathédrale gothique de Vienne et crée une évocation architecturale à l'aspect fini et homogène typique ses œuvres à partir du début des années 1960. À cette époque, elle est marquée en Italie par les recherches des maîtres de la perspective linéaire ainsi que par la délinéation des espaces constructifs de la cathédrale de Brunelleschi à Florence. Si ses œuvres sont alors rapprochées de la mouvance de l'art optique ou Op art, elles sont toujours nourries d'expériences personnelles traduisant sa forte relation à l'architecture construite et naturelle. L'acquisition de deux de ses toiles par le Centre Pompidou en 2019 marque un tournant dans la reconnaissance de son œuvre.

Textile et abstraction

En 1969, l'exposition « Wall Hangings » est présentée au Museum of Modern Art de New York. Pour la première fois, des œuvres textiles sont exposées dans un musée d'art. Depuis 1962, date de la création de la Biennale internationale de Lausanne, les œuvres radicales d'artistes principalement issues d'Europe de l'Est et des États-Unis s'attachent à redéfinir le langage codifié de la tapisserie. Leurs œuvres souvent monumentales s'affranchissent du mur et envahissent l'espace. Le terme de « Nouvelle Tapisserie », qui renvoie ces œuvres à l'artisanat, est progressivement délaissé pour ceux de << Fiber Art » ou « art textile ». La difficile déhiérarchisation des médiums se heurte à une misogynie certaine, le textile étant souvent renvoyé à un univers féminin. Magdalena Abakanowicz, Jagoda Buić, Sheila Hicks et Lenore Tawney comptent parmi les représentantes majeures de cette sculpture en textile affirmant librement son indépendance Leurs œuvres abstraites font écho au développement concomitant aux États-Unis d'une sculpture post-minimale de l'informe, valorisant les effets de matière et de texture.

Sheila Hicks 1934 -
Textile fresco, 1977
5 panneaux d'écheveaux torsadés en lin, soie et coton Demisch Danant, New York, Galerie Frank Elbaz, Paris, Sikkema Jenkins & Co., New York

Sheila Hicks, installée à Paris depuis 1964, se forme à l'Université de Yale auprès du théoricien des couleurs Josef Albers et du spécialiste de l'art et des textiles précolombiens Georges Kleber. Textile Fresco témoigne de son intérêt pour les méthodes de tissage de l'Amérique précolombienne. On perçoit ainsi dans les nœuds rythmant cette composition le souvenir du quipu, ancien outil de calcul de l'administration inca. Dépassant la hiérarchie entre art et artisanat, elle crée des sculptures textiles et répond à des commandes publiques pour le design d'espaces intérieurs. Elle est reconnue aujourd'hui comme l'une des plus grandes figures de l'art utilisant le textile.

Jagoda Buić 1930 -
Fragments of the Night, 1976
Laine, sisal, mousse et fil métallique Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Jagoda Buić est connue, avec Magdalena Abakanowicz, pour avoir été une des premières artistes à exprimer la monumentalité dans le travail textile dès les années 1960. Elle s'appuie sur la tradition des Balkans pour créer des formes abstraites mettant en valeur la structure, l'entrelacement, la construction, l'essence même du tissage. Elle travaille librement avec les fibres afin d'en souligner la matérialité et la tactilité. Partage de la Nuit est une œuvre abstraite caractérisée par un vocabulaire fait de perforations et de rythmes spatiaux qui témoigne de la prise de possession du mur par le textile et de son dépassement.

Lenore Tawney 1907- 2007
Path II, 1965-1971
Lin et fil de pêche
Courtesy The Lenore G. Tawney Foundation, New York et Alison Jacques Gallery, Londres

Lenore Tawney, formée au dessin, à la sculpture et au tissage au New Bauhaus / Institute of design de Chicago dans les années 1940, développe une œuvre textile délicate à l'aspect éthéré. Ses tapisseries à chaînes ouvertes, réalisées à l'horizontale, sont alors composées d'une alternance d'espaces tissés et non tissés. Dans les années 1960, la fabrication artisanale d'un métier à peigne ouvert lui permet de modifier la forme de ses œuvres au moment du tissage, accentuant l'aspect expérimental de son travail. Ses «
Magdalena Abakanowicz
1930 2017
Abakan grand noir, 1967-1968
Sisal et chanvre tissés et cousus Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, achat, 1979

Dès les années 1960 à Varsovie, dans l'atelier expérimental du syndicat des artistes polonaises, Magdalena Abakanowicz développe des compositions textiles novatrices faites de fibres naturelles teintées (laine, chanvre, lin ou sisal). Les Abakans, baptisées ainsi par un critique d'après le nom de l'artiste et présentées dès les premières éditions de la Biennale internationale de Lausanne, marquent l'entrée du textile dans le champ sculptural. Suspendues depuis le plafond, ces sculptures abstraites molles à l'aspect organique pouvant être pénétrées témoignent d'un intérêt novateur de l'artiste pour le spectateur. Abakanowicz est dès lors considérée comme une des grandes représentantes de l'art utilisant le textile en Europe de l'Est.


"Eccentric Abstraction"

En 1966, la critique d'art Lucy Lippard organise l'exposition << Eccentric Abstraction » à la Fischbach Gallery de New York. Elle y rassemble des artistes privilégiant des matériaux peu conventionnels, comme la fibre de verre ou le latex, dont les sculptures informes sont imprégnées d'un fort sentiment corporel. Leur abstraction à l'aspect organique répond de façon subversive et parfois humoristique à la modularité rigide de la forme minimale. Des sculptures de Louise Bourgeois, Eva Hesse ou Alice Adams y sont présentées. L'œuvre sculpturale de Rosemarie Castoro, légèrement postérieure, relève d'une même déconstruction du formalisme géométrique de l'art minimal.

Louise Bourgeois 1911- 2010
Avenza Revisited II, 1968-1969
Bronze, nitrate d'argent et patine polie Collection The Easton Foundation

Après des études à Paris, Louise Bourgeois s'installe en 1938 à New York. Dans les années 1960, elle réalise des œuvres à la forte dimension physique et corporelle, souvent en latex. Avenza Revisited II est typique d'une abstraction post minimale opposée à la rigidité minimaliste. Un ensemble de formes cellulaires, dans lesquelles l'artiste voit des « nuages », semble contenu dans un cocon de chair s'étalant sur le sol. Cette sculpture en bronze, réalisée à partir du moule d'une sculpture en plâtre, témoigne des recherches de Louise Bourgeois autour des matériaux. Le bronze, métal dur, lourd et inaltérable, fige cette forme à l'aspect viscéral

Eva Hesse 1936 1970
Sans titre, 1970

Fibre de verre, résine, polyester, polyéthylène, fils d'aluminium, 7 éléments Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Eva Hesse, formée à la peinture auprès de Josef Albers à l'Université de Yale, explore d'abord l'abstraction géométrique dans les années 1950. Après des dessins mécanomorphes et une série de reliefs muraux réalisés en Allemagne, elle crée à son retour à New York des œuvres en trois dimensions à l'aspect organique. Sans titre est l'une de ses dernières œuvres, terminée par ses assistants alors qu'elle est hospitalisée. Une maquette originale montre que les sept poteaux faits d'une structure en fil de fer recouverts de latex translucide devaient à l'origine être réunis par des liens. Cette sculpture, aujourd'hui rigidifiée par la résine, est typique d'un art post-minimal répondant à la précision géométrique minimaliste par une finition imparfaite, un équilibre instable et un aspect corporel et 

Judy Chicago 1939 -
Women in Smoke, California, 1972
Film 16mm numérisé couleur, muet, 
Courtesy of the artist, Salon 94, New York et Jessica Silverman, San Francisco Adagp, Paris, 2021
Sur une scène artistique dominée par l'art minimal, la série de performances Atmosphères de Judy Chicago est tout à fait originale. Des nuages de fumées colorées, issus de feux d'artifice, se répandent ici dans les paysages californiens. Cette projection de couleurs dans l'espace répond au dripping d'un Jackson Pollock jetant << héroïquement » la peinture sur sa toile. L'abstraction colorée de Judy Chicago se répand ici librement dans les airs. À l'instar des préoccupations écoféministes reflétées par la revue Heresies, les corps peints évoquent ceux de figures mythologiques, déesses allumant des feux pour des rituels sacrés.


Lynda Benglis 1941 -
EAT MEAT, 1969-1975
Bronze
D.Daskalopoulos Collection

Au contraire des minimalistes qu'elle fréquente à New York, Lynda Benglis cherche à insuffler de la vie dans ses œuvres. Dès 1968, elle répand des traînées de latex liquide coloré sur le sol. Ces «fallen paintings », rappellent le sort des « fallen women », femmes déchues de l'ère victorienne. EAT MEAT trouve son origine dans une série de sculptures en mousse de polyuréthane débutée en 1969: déversé sur le sol, le matériau y trouve sa forme de façon autonome. Ces sculptures abstraites figent dans le temps et dans l'espace le geste de l'artiste, qui parle de « frozen gesture » ou "geste gelé". En choisissant d'en réaliser une version en bronze, Lynda Benglis ancre également son œuvre dans une tradition sculpturale ancestrale plus classique, inversant le geste de dripping d'un Jackson Pollock.


Marie Menken 1909 1970
Drips and Strips, 1961-1963
Film 16 mm, couleur, silencieux, 3'
New American Cinema Group, Inc - The Film Maker's Cooperative Courtesy of Anthology Film Archives

Peintre de formation, Marie Menken expose chez Betty Parsons et Tibor de Nagy et co-fonde la première maison de production cinématographique expérimentale avec le cinéaste Willard Maas, son époux, à la fin des années 1940. Dans Drips and Strips, elle filme en temps réel des projections de peintures sur une vitre placée verticalement face à une caméra immobile. Ce film est une relecture critique et ironique du dripping de Jackson Pollock, qui consiste à jeter de la peinture sur ses toiles posées au sol. Marie Menken est aujourd'hui considérée comme une des figures essentielles de l'avant-garde cinématographique américaine.
Sous le signe de la ligne

Tracer des lignes, laisser sa marque, avec le crayon, le pinceau, le fil de fer ou le corps lui-même, ont été des préoccupations pour de nombreuses artistes dans les années 1960 et 1970. La ligne en liberté a été au centre des recherches de Bice Lazzari, artiste italienne encore trop meconnue, avec ses peintures informelles. C'est en marchant sur sa toile puis en la grattant que Judit Reigl crée des lignes en relief dans sa série Guano. En déstructurant la grille, Arpita Singh produit des dessins où la ligne s'assouplit. Enfin, Gego dessine dans l'espace à l'aide de fils de métal, en une structure aérienne. La rigueur minimale habite à l'inverse les œuvres subtiles d'Agnes Martin, où les lignes et les grilles apparemment régulières sont habitées par chacun de ses gestes. L'attention portée par Nasreen Mohamedi sur les lignes qui structurent son environnement, qu'elle capture grâce à la photographie, inspirent ses dessins minimalistes. Enfin c'est avec son corps que la danseuse Lucinda Childs transpose ces recherches dans l'espace, en dansant sur une simple ligne.

Judit Reigl 1923 - 2020
Guano, 1958-1962
Huile sur toile Musée d'art moderne de la Ville de Paris

En 1950, Judit Reigl rencontre les surréalistes à son arrivée en France par le biais de Simon Hantaï, puis se lie aux artistes de l'abstraction gestuelle comme Georges Mathieu. Guano fait partie d'une série d'œuvres née d'un « hasard objectif ». À l'occasion de travaux domestiques, l'artiste protège le plancher à l'aide de toiles ratées. Elle les piétine pendant des années avant de s'apercevoir que la matière venue s'y fossiliser en a fait des «merveilles» . Elle compose ensuite son œuvre « à l'envers », en raclant la matière accumulée sur la toile. Les stries ainsi obtenues impriment dans la matière le geste de l'artiste au travail.

Bice Lazzari 1900 1981
Bianco + viola, 1963
Tempera, colle et sable sur toile Collection particulière

En 1916, Bice Lazzari opte pour un cursus d'arts décoratifs à l'École des Beaux-Arts de Venise convenant mieux que la peinture, aux yeux de sa famille, à son statut féminin. C'est par le biais de la décoration intérieure moderne, et donc de l'ornement, qu'elle découvre le langage non-figuratif. En 1949, elle débute une œuvre qui fait d'elle une des grandes représentantes de la peinture informelle italienne des années 1950. Peinte dix ans plus tard, Nero e viola est caractéristique d'un tournant matiériste dans son cœuvre. Elle y combine la légèreté du signe et de la ligne et la consistance pâteuse des gouaches travaillées au couteau directement sur la toile


Lucinda Childs 1940 -
Katema, 1978
Chorégraphie et interprétation de Lucinda Childs Images de Reno Berta, production d'Erick Franck Film noir et blanc, sonore, 13'
Médiathèque du Centre national de la danse / Fonds Lucinda Childs Lucinda Childs

Dans les années 1960, Lucinda Childs intègre le studio de Merce Cunningham. Elle y rencontre Yvonne Rainer qui l'incite à participer au laboratoire artistique de la Judson Church. Elle devient une des principales représentantes de la postmodern dance, fondée sur une recherche du mouvement au-delà de toute écriture chorégraphique. Katema s'inscrit dans les recherches autour d'un art minimal et répétitif concernant des questions de redoublement, d'intervalles et de rythme menées dès 1973. Lucinda Childs évolue ici sur une ligne, complexifiant progressivement un vocabulaire de mouvements et de formes simples.

Arpita Singh 1937 -
Sans titre, 1975
Encre, pastel et graphite sur papier Collection particulière, Courtesy Talwar Gallery, New York, New Delhi

Arpita Singh est une représentante de la modernité indienne connue pour ses peintures figuratives mettant en scène des femmes dans leur environnement domestique. Elle réalise de 1973 à 1982 des œuvres sur papier relevant d'une abstraction informelle. Charbon, crayon, encre, aquarelle et pastel s'y mêlent, tandis que le geste de l'artiste s'y fait sentir. Elle qualifie ces recherches structurelles et spatiales puissamment expressive « d'exercices d'écriture ». On retrouve sans doute, dans le motif de la grille, le souvenir des procédés de tissage traditionnels pratiqués au Weaver's Service Centre de Delhi. Ces œuvres ont été présentées pour la première fois à New York en 2019.

Nasreen Mohamedi 19371990
Sans titre, années 1970/2003
Photographie noir et blanc Courtesy Talwar Gallery, New York, New Delhi
Formée à la Saint Martin's School of Art de Londres, Nasreen Mohamedi développe dans les années 1970 une abstraction minimale radicale liant rationalité, poésie, philosophie et mystique. Ses compositions sur papier, à l'encre et au crayon, sont pour elle "des fils fins dans l'espace ", « une vision pure de l'espace non fini». Dans ses photographies, jamais exposées de son vivant, elle privilégie des angles de vues originaux et des plans resserrés qui contribuent à une abstractisation quasi-totale du sujet. Si elle est aujourd'hui considérée comme une figure majeure de la modernité indienne, son œuvre n'a pourtant été redécouvert que récemment.

Gego 1912 1994
Reticulárea cuadrada, 1977
Fer et émail
MACBA Musée d'Art Contemporani de Barcelona, Barcelone. Long-term loan of Fundacion Gego

Figure majeure de la scène vénézuélienne, Gego est architecte ingénieure de formation. À la fin des années 1950, elle réalise ses premières sculptures abstraites qui relèvent alors d'une abstraction cinétique. Son travail est inclus dans la fameuse exposition << The « Responsive Eye » au MoMA en 1965. À partir de 1967, elle crée des sculptures faites de petits fils de métal assemblés à la main et répétant des formes basiques. Reticularea Cuadrada fait partie de ces « dessins dans l'espace », cœuvres légères jouant avec les notions de plein et de vide, de lumière et d'ombre, d'ntérieur et d'extérieur. Il a fallu attendre les années 2000 pour que Gego bénéficie d'expositions personnelles aux États-Unis et en Europe.

Agnes Martin 1912 2004
Sans titre 1, 1984
Peinture acrylique, plâtre et crayon sur toile Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris, don de l'American Art Foundation, 1987

En 1957, l'arrivée d'Agnes Martin à New York marque un tournant dans sa carrière. Elle adopte la structure de la grille, couvrant ses toiles de lignes orthogonales appliquées à intervalles réguliers. Ces grilles, dans lesquelles elle sublime les tremblements du geste, sont présentées pour la première fois en 1961 à la Betty Parsons Gallery. En 1967, au plus fort de son succès, elle quitte la scène new-yorkaise pour les plaines du Nouveau-Mexique. Bien que son cœuvre relève d'une expérience méditative et métaphysique, elle est associée dès les années 1960 au minimalisme émergent. En 1997, le Lion d'Or qui lui est décerné à la Biennale de Venise achève le processus de reconnaissance de son travail amorcé dans les années 1990.

Etel Adnan 1925 -
 Train in the Snow, vers 1975
Huile sur toile
LaM, Lille Métropole Musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut, Villeneuve d'Ascq, don de la Galerie Sfeir-Semler, 2018

Écrivaine, poétesse et artiste, Etel Adnan est une représentante majeure de la modernité libanaise. Elle peint dans les années 1950 des tableaux abstraits de petits formats en posant la toile sur ses genoux ou sur une table pour y appliquer la peinture à l'aide d'une spatule. Solidement architecturées, ces compositions sont inspirées de sa contemplation de la nature et avant tout du Mont Tamalpaïs dominant la baie de San Francisco. Ces œuvres picturales, redécouvertes dans les années 2010, sont pour elle l'équivalent de l'expression poétique, permettant de créer un véritable langage de lignes et de couleurs.

Ecrivaine engagée, Etel Adnan écrit L'Apocalypse Arabe en 1975 au début de la guerre civile libanaise. Publié en 1980 à Paris, ce texte est parsemé de dessins à l'aspect calligraphique, de signes, de symboles visant à rendre compte d'une réalité qu'un langage plastique semble plus apte à signifier que des mots. En 1978, son roman Sitt Marie Rose décrit la guerre civile libanaise de l'intérieur. En 2013, Voyage au Mont Tamalpaïs témoigne de l'attachement profond d'Etel Adnan pour cette montagne qu'elle observe depuis sa maison de Sausalito, près de San Francisco, et qui est à l'origine de nombre de ses œuvres picturales.

Helen Khal 1923 2009
Sans titre, 1968
Huile sur toile
Manal et Abraham Karabajakian

Née de parents libanais, Helen Khal grandit en Pennsylvanie avant de passer deux ans au Liban à partir de 1946. Formée à la peinture à Beyrouth puis à New York, elle réalise dans les années 1960 des œuvres composées de blocs de couleur infusés de lumière qui évoquent la peinture de Mark Rothko. Helen Khal inscrit cependant son abstraction de style color-field dans une référence au monde physique et conserve des formats intimistes. Les couleurs sont pour elles une « oasis pour les émotions », un moyen de « se ressourcer, se nourrir, se soustraire aux réalités déstabilisantes du quotidien. »

Vera Molnár 1924- 
Sans titre, 1972
À la recherche de Paul Klee, 1970
Encre sur papier Collection Fonds régional d'art contemporain Bretagne, Rennes

Installée à Paris en 1947, Vera Molnár s'inscrit dans le courant de l'art concret autour de Max Bill, en fondant son travail sur des formes géométriques simples (carrés, rectangles, cercles, demi cercles) et sur des effets de perception visuelle. Elle conçoit en 1968 ses premiers dessins par ordinateur. Deux ans plus tard, fascinée par une peinture abstraite en damier de Paul Klee, elle entreprend la série À la recherche de Paul Klee. Reprenant le format carré et l'organisation orthogonale de la peinture de Klee, elle divise son dessin en 81 cases qu'elle remplit de façon systématique de lignes parallèles ou croisées selon les règles établies par un programme informatique. La machine est alors à l'origine d'une abstraction "numérique"

Alma Woodsey Thomas 1891 - 1978 
Orion, 1973
Acrylique sur toile
The National Museum of Women in the Arts, Washington, Gift of Wallace and Wilhelmina Holladay

Dans la série des Earth Paintings dont Iris, Tulips, Jonquils and Crocuses fait partie, Alma Woodsey Thomas adopte un point de vue macroscopique sur la nature, comme si elle ne pouvait plus en distinguer que des taches de couleurs. Dès le début des années 1960, son travail, fondé sur des mosaïques de couleurs organisées en bandes circulaires ou verticales, est associé au Color Field Painting de la Washington Color School (Kenneth Noland, Morris Louis). Son œuvre abstraite, débutée alors qu'elle a une soixantaine d'années, est présentée au Whitney Museum de New York en 1972. Elle est la première artiste africaine-américaine à bénéficier d'une exposition personnelle dans un musée américain.

Virginia Jaramillo 1939 -
Altotron, 1976
Huile sur toile
Courtesy de l'artiste et de Hales, Londres et New York
Installée à New York en 1967, l'artiste d'origine mexicaine Virginia Jaramillo développe depuis près de soixante ans une œuvre abstraite originale, surtout reconnue aux États-Unis. Altotron fait partie d'une série de Stained Paintings, abstractions libres et colorées réalisées dans les années 1970 sans préparation de la toile. Jaramillo répand de la peinture sur ses toiles inclinées, répétant cette opération pour former plusieurs pans de couleurs s'imbriquant les uns dans les autres. S'inspirant de cultures anciennes, Virginia Jaramillo invente le titre « Altotron » en accolant l'adjectif << alto »>, (« haut » en espagnol) au suffixe grec «< tron» signifiant << outil >>. L'œuvre s'offre à la contemplation afin d'atteindre un état de conscience supérieur.

Dóra Maurer 1937 -
Timing, 1973/1980
Film 16 mm, noir et blanc, silencieux, 10'
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Dóra Maurer est l'une des artistes les plus radicales de la scène artistique d'Europe centrale. Timing témoigne de son intérêt pour l'étude des variations possibles autour de gestes et de formes simples. Face à la caméra, elle répète sept fois l'action de plier un drap de lin blanc sur lui-même devant un fond noir, ajoutant chaque fois une étape supplémentaire jusqu'à ce que le morceau de tissu ne puisse plus être replié. Le corps de l'artiste vêtue de noir disparaît derrière ce drap, aux proportions égales à celles de l'écran de projection. Dóra Maurer qualifie ce drap de « toile >>. L'écran est ici une « toile » en constante recomposition : chaque pliage divise l'écran en une nouvelle composition géométrique, en une abstraction «processuelle ».

Féminismes et abstraction

En 1963, le Women's Liberation Movement marque le début de la seconde vague féministe aux États-Unis. Le groupe Women Artists in Revolution (WAR) est créé en 1969. En 1972, Harmony Hammond et Howardena Pindell font partie des co-fondatrices de la A.I.R Gallery à Brooklyn, dédiée à la presentation d'artistes femmes. Toutes deux écriront dans le magazine féministe Heresies publié à partir de 1977. Au même moment, une histoire de l'art feministe voit le jour. En 1971, ARTnews publie l'essai de Linda Nochlin << Pourquoi n'y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » et Lucy Lippard organise sa première exposition d'artistes femmes, << 26 Contemporary Women Artists >> au Aldrich Museum of Contemporary Art. Linda Nochlin et Ann Sutherland Harris présentent en 1976 au Los Angeles County Museum of Art << Women artists: 1550-1950 », première exposition internationale consacrée à des artistes femmes dans une institution. En Grande-Bretagne, Rozsika Parker et Griselda Pollock co-fondent en 1972 le Women's Art History Collective, puis publient des ouvrages majeurs comme Old Mistresses: Women, Art and Ideology (1981) ou Framing Feminism (1987). C'est seulement à partir des années 1990 et surtout récemment que l'apport des << artistes femmes » à l'histoire de l'abstraction est revisitée. Ainsi, Briony Fer relit notamment dans On Abstract Art (1997) l'art d'Eva Hesse, de Lioubov Popova ou d'Olga Rozanova.

" Nous refusons les recherches abstraites, les gimmicks ludiques caractéristiques des artistes hommes satisfaits et accomplis. "
"L'art, au même titre que la science, doit explorer le monde, tâcher de le guérir. L'art abstrait touche les classes dirigeantes car il fait de la réalité un mythe, il est inoffensif, il ne dérange pas. [...] C'EST CE QUE NOUS REFUSONS. NOUS REFUSONS LES ABSTRACTIONS VIDES DE SENS, la philosophie de "faire de l'art pour faire de l'art' du monde de l'art privilégié des hommes blancs de classe moyenne. "

Monir Shahroudy Farmanfarmaian 1924- 2019
Sans titre, vers 1984
Miroir, mosaïque et peinture sous verre sur bois 

Monir Sharoudy Farmanfarmaian étudie les beaux-arts à l'Université de Téhéran avant de s'inscrire à la Parsons School of Design de New York. Elle se tourne vers l'abstraction en 1957, après un voyage en Iran au cours duquel elle est fascinée par la richesse de l'artisanat et par l'ornementation des monuments et des mosquées. Les mosaïques de miroir du sanctuaire Shah-Cheragh, à Chiraz, marquent ainsi durablement son travail. Elle intègre dès lors dans ses œuvres les motifs géométriques observés dans l'architecture iranienne. En 2015, son travail est consacré par une exposition personnelle au Solomon R. Guggenheim Museum de New York.
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Mary Heilmann 1940 -
Chinatown, 1976
Acrylique sur toile
Collection Ursula Hauser, Suisse

C'est à l'Université de Californie de Berkeley où enseignent alors Peter Voulkos et David Hockney que Mary Heilmann, marquée par la philosophie du surf et par la contre-culture californienne, se forme à la céramique et à la sculpture à la fin des années 1960. Installée à New York, elle est relativement isolée : ses tableaux postmodernistes détonnent sur une scène artistique dominée par les minimalistes. Sa peinture mêle avec humour les codes de l'expressionnisme abstrait (taches, coulures, empâtements) et de l'abstraction géométrique (quadrangles, lignes, grilles). Chinatown, réalisée lors que l'artiste vit dans ce quartier, révèle que cette abstraction est aussi pleine de connotations biographiques et de références la culture populaire

Barbara Kasten 1936
Me aphase 3, 1986
Cibachrome
Courtesy the artist and Bortolami Gallery, New York

Barbara Kasten réalise au début de sa carrière des œuvres textiles abstraites dans lesquelles elle inclut des éléments photographiques. À partir de 1974, elle fait de la photographie son médium principal. Influencée par László Moholy-Nagy et Ludwig Mies van der Rohe et par les environnements lumineux du mouvement californien Light and Space, elle photographie en chambre noire des juxtapositions de morceaux de Plexiglas, de miroirs, de verre, de planches de bois ou de barres de métal sur lesquels elle projette diverses lumières colorées. La série Constructs fait partie de cette abstraction géométrique hautement colorée et composée de façon sculpturale, à laquelle jeux d'ombres et de lumière confèrent une dimension spatiale.

Elizabeth Murray 1940 - 2007
Parting and Together, 1978
Huile sur toile Courtesy Pace Gallery

Enthousiasmée par l'œuvre de Paul Cézanne, Elizabeth Murray se forme à la peinture à la fin des années 1950 à l'Art Institute of Chicago puis au Mills College d'Oakland. En 1967, elle s'installe à New York, où elle est marquée par la sculpture de Claes Oldenburg et la peinture de Ron Gorchov. Parting and Together est typique d'une abstraction aux formes « cartoonisantes », fondée sur l'emploi du shaped canvas (châssis non rectangulaire). Si son œuvre s'inscrit pleinement dans le développement de la peinture des années 1980 (graffiti, croisement entre figuration et abstraction, néo expressionnisme), il faut attendre une exposition personnelle au MoMA en 2005 pour qu'elle soit pleinement reconnue.
Harmony Hammond 1944 
Floorpiece II, 1973
Tissu et peinture acrylique
Courtesy of the artist and Alexander Gray Associates, New York

Activiste féministe, co-fondatrice de la galerie A.I.R de New York en 1972 et autrice d'importantes expositions et ouvrages sur l'art lesbien, Harmony Hammond est à l'origine d'une œuvre abstraite et politiquement engagée. Flottant entre sculpture et peinture, entre art « noble » et « populaire », le statut des Floorpieces demeure indéterminé. En les présentant volontairement entourés de murs vides, l'artiste leur confère une dignité certaine. Ces œuvres constituées de bandes de tissu recouvertes de peinture prenant la forme de tapis renvoient à la sphère domestique. Pour les réaliser, Hammond s'est assise au centre de son cœuvre et a tressé les bandes de tissus autour d'elle, métaphore des femmes liées les unes aux autres comme dans les groupes de prise de conscience qu'elle fréquente dès le début des luttes féministes. Elle utilise la méthode de tressage traditionnel du rag rug, démontrant son intérêt pour l'art et l'artisanat de cultures exclues du discours prévalant en histoire de l'art.

Huguette Caland 1931 2019
Bribes de corps, 1973
Huile sur lin
Courtesy the Caland Family

Cette œuvre appartient à la série Bribes de corps, initiée au début des années 1970 par l'artiste libanaise Huguette Caland, alors installée à Paris. Elle y peint des fragments du corps humain en blow up ou plans rapprochés. La courbe, le désir et l'érotisme sont célébrés à travers ce que le critique d'art Raoul-Jean Moulin comme alors une « abstraction corporelle ». Sa palette de couleurs, faite de teintes souvent vives et inattendues, détonne et contribue à l'abstractisation du motif. Par ce travail, Caland appréhende aussi sa propre corpulence et se joue de la représentation d'un corps féminin idéal, non sans une once d'humour.

Trisha Brown 1936 217
Sans titre, 2007
Pastel et fusain sur papier
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne

Figure de la postmodern dance, la danseuse, chorégraphe et plasticienne Trisha Brown est célèbre pour sa danse continue et sa gestuelle fluide, construite autour d'une succession d'« improvisations structurées » et de moments de relâchement. Formée auprès d'Anna Halprin et de John Cage, elle participe au Judson Dance Theater puis à la Judson Church au début des années 1960. Pour It's a Draw, elle performe sur une feuille au sol avec des fusains entre ses pieds et ses doigts, engageant tout son corps dans un dessin abstrait. Cette abstraction « corporelle » n'est autre que la trace, le souvenir de ses déplacements et des mouvements de son corps.


Zilia Sánchez 1926
Eros, 1976/1998
Acrylique sur toile terdue, supports de bois peints Courtesy of the artist and Galerie Lelong & Co. New York

Zilia Sánchez, peintre cubaine exilée à New York à partir de 1960, est d'abord marquée par la peinture informelle qu'elle découvre lors de séjours en Espagne dans les années 1950. À partir de 1966, elle développe une œuvre sérielle, au vocabulaire et à la palette réduits. Autoproclamée « mulâtre minimaliste », elle reconnaît sa filiation avec une abstraction minimale qu'elle subvertit en y intégrant une forte dimension corporelle. Elle parle de ses œuvres comme de << corps » et de ses toiles tendues comme de « peaux ». Eros évoque ainsi la sensualité d'un face-à-face amoureux.

Irene Chou 1924 2011
The Universe Lies Within II, 1997
Encre de Chine, couleur et acrylique sur papier coréen hanji Collection Take a Step Black

Irene Chou 1924 2011
The Passage of Time, 1990/1991
Encre de Chine, couleur et acrylique sur papier coréen hanji Collection Take a Step Back

Les peintures d'Irene Chou sont le fruit d'un syncrétisme entre influences artistiques orientale et occidentale. À Hong Kong, elle étudie la peinture de l'École de Lingnan, fondée sur la représentation à l'encre de la faune et de la flore. Elle découvre auprès de Lui Shou-Kwan, pionnier du New Ink Painting, le potentiel d'abstraction de la peinture à l'encre. Marquée par la découverte du surréalisme et de l'expressionisme abstrait, elle crée dès les années 1970 des peintures abstraites aux formes biomorphiques. Vingt ans plus tard, sa pratique de la gymnastique chinoise, le qi gong. se traduit par des œuvres d'inspiration cosmique. Les Universe Paintings combinent alors abstraction gestuelle et formes évoquant le cosmos.

APY Art Centre Collective
Wawiriya Burton, Nyurpaya Kaika, Tjimpayie Presley, Naomi Kantjuriny, Angkaliya Eadie Curtis, Nyunmiti Burton, Tjungkara Ken, Tingila Young, Sylvia Ken, Wipana Jimmy, Mary Pan, Maringka Baker, Alison Milyka Carroll, Carlene Thompson, Mona Mitakiki, Illuwanti Ken, Panjiti Lewis, Tuppy Goodwin, Puna Yanima, Julie Yaltangki, Barbara Moore, Sharon Adamson, Paniny Mick, Betty Muffler, Nellie Coulthardt, Ingrid Treacle, Meredith Treacle, Anyupa Treacle, Madeline Curley, Imatjala Curley, Tjangali George, Elizabeth Dunn, Teresa Baker, Kani Patricia Tunkin
Nganampa mantangka minyma tjutaku Tjukurpangaranyi alatjitu, 2018 [La Loi des femmes est vivante sur nos terres]
Acrylique sur toile de lin Fondation Opale, Suisse

Le APY Art Centre Collective regroupe sept centres d'art formés par des artistes issus de communautés aborigènes du sud de l'Australie. Leurs œuvres collectives sont des transcriptions picturales de récits mythologiques ancestraux mêlant diverses traditions locales. La loi des femmes est vivante sur nos terres a été réalisée par un groupe de femmes détentrices de savoirs traditionnels. Cette peinture relate le mythe fondamental des Sept Scœurs, commun à plusieurs groupes aborigènes et narrant la création de nombreux sites sacrés. L'œuvre relève d'une abstraction symbolique fondée sur un système formel codifié et représentationnel. Chaque forme et chaque signe. selon leur positionnement sur la toile, traduisent les éléments de ce récit millénaire

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