samedi 2 octobre 2021

Les origines du monde au Musée d'Orsay en juin 2021

On trouve quelques beaux tableaux -notamment un Turner - dans cette exposition "prétexte" comme souvent dans ce musée pour valoriser les collections permanentes - et présenter sans doute aussi subrepticement le tableau de Courbet -,  encyclopédique et un peu intello dans les dernières salles...

Marguerite Eléphant d'Asie (Ceylan) 
Ramenée à la Ménagerie depuis le zoo du Stathouder à Loos, en 1798
Dimensions (support compris): Long: 4 m20; Larg: 1m30; Hauteur: 3 m10 
Poids : 1,7 tonnes, Paris, Muséum national d'histoire naturelle

1. PROLOGUE

Pour "penser" notre rapport à la Nature, un détour par le XIXe siècle s'impose. C'est au XIXe siècle que la relation de l'homme au monde naturel se transforme radicalement. Le recensement des terres, des plantes et des animaux s'étend à tous les continents. On découvre l'ancienneté de la Terre et de la vie ; l'industrialisation et l'urbanisation modifient les paysages.

C'est au cours de ce siècle que naissent les sciences modernes de la vie et de la Terre: biologie, paléontologie, chimie organique, physiologie, géologie, bactériologie, anthropologie, écologie...

Mais ce sont surtout les théories de l'évolution qui ont modifié profondément notre conception de l'homme, de ses origines et de sa place dans la Nature. À partir de L'Origine des espèces, publié par Darwin en 1859, l'être humain participe d'un arbre généalogique qui embrasse tous les êtres vivants.

L'exposition revisite un « long XIXe siècle », de la Révolution à la Première Guerre mondiale, où les principaux jalons des découvertes scientifiques sont confrontés avec l'imaginaire artistique.

Le Prologue rappelle les mythes des origines qui ont structuré l'imaginaire occidental : les récits bibliques de la Création du monde en six jours, le jardin d'Eden, les premiers parents - Adam et Eve façonnés « à l'image de Dieu », la nomination des animaux par Adam - seule créature douée du langage, la Chute, le Déluge, et enfin l'Arche de Noé. Le monde biblique est un monde clos, un jardin créé pour l'homme, qui en a l'usage et la garde.

Isaak van Oosten (1613-1661) Adam et Ève et les animaux de la Création
1625-1650, Huile sur toile Rennes, musée des Beaux-Arts

Filippo Palizzi (1818-1899) APRÈS LE DÉLUGE, 1864, Huile sur toile
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte

Dans la Genèse, Dieu provoque le Déluge pour faire disparaître de la Terre une humanité mauvaise. Seul Noé, qui est juste, est sauvé, avec sa famille et un couple de chaque espèce animale. Son Arche est une ménagerie idéale, un condensé de la Création. Dans cette œuvre presque contemporaine de L'Origine des espèces de Charles Darwin, le peintre napolitain Palizzi montre davantage la joie des animaux sortant de l'Arche que l'horreur du cataclysme. Palizzi a observé des chameaux et des ours en Moldavie, et étudié les animaux du Jardin des plantes à Paris.

Jan Bruegel le Jeune (1601-1678)
Le Paradis terrestre avec la création d'Eve Vers 1630

2. DE LA CURIOSITÉ À LA STUDIOSITÉ

Jusqu' au XVIIe siècle, le monde est pensé comme un jardin où la nature est au service de l'homme. À la Renaissance se multiplient les descriptions précises de plantes et d'animaux et paraissent les premiers traités illustrés de zoologie. Des princes, des humanistes et des savants créent des « cabinets de curiosités » mêlant naturalia (objets naturels), artificialia (objets créés par l'homme) et mirabilia (objets étonnants et merveilleux). Les voyages d'exploration conduisent à collectionner et acclimater des espèces inconnues en Europe dans les jardins et les ménageries princiers. La fascination des grands animaux (rhinocéros, girafe...) inspire les artistes. La collecte, l'inventaire, la description et la classification des mineraux, des végétaux et des animaux semblent réitérer la nomination des animaux par Adam et ramènent la diversité des « nouveaux mondes » dans l'orbite de la civilisation chrétienne.

Nommer les espèces est au coeur de l'entreprise du naturaliste suédois Carl von Linne (1707-1778), le père de la nomenclature binomiale des espèces (combinaison de deux noms latins) et de la classification en classe, ordre, genre, espèce et variété.

Le comte de Buffon (1707-1788), intendant du Jardin du Roi et du Cabinet d'histoire naturelle du Roi (1739), aspire aussi à un inventaire complet de la Nature ; mais il délaisse les classifications, jugées arbitraires, et recherche << causes naturelles » des phénomènes. Son Histoire naturelle en 36 volumes les « illustrés (1749-1789) connaîtra un immense succès.

Jules Laurent Terrier  DODO, 1901, Plâtre blanc, moulé
Paris, Muséum national d'histoire naturelle

Le dodo (Raphus cucullatus), emblème de l'île Maurice, était un grand oiseau apparenté aux pigeons, mais incapable de voler. Victime de la prédation, il disparait dans la deuxième moitié du XVIe siècle ; c'est l'une des premières espèces dont on a documenté l'extinction provoquée par l'homme. Lewis Carroll (1832-1898), de son vrai nom Charles Dodgson, se reconnaitra dans le Dodo du fait de son bégaiement (Do-do-dodgson), et se représentera même en dodo dans Les Aventures d'Alice aux pays des merveilles (1865).

Nicasius Bernaerts (1620-1678) ÉTUDE D'AUTRUCHE
1665-1668
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des peintures, en dépôt au musée du château des ducs de Wurtemberg à Montbéliard, 1999

Avec la découverte de « nouveaux mondes » aux xvie et xvIe siècles, on acclimate et collectionne des espèces importées dans les jardins et les ménageries princiers et royaux. Le peintre flamand Nicasius Bernaerts représentera les animaux de la Ménagerie royale de Versailles qu'affectionnait le jeune Louis XIV. Ces portraits faisaient partie d'un ensemble pour le salon octogonal de la Menagerie. Sous la Révolution, les animaux survivants formeront le noyau de la ménagerie du Jardin des plantes.

Nicasius Bernaerts (1620-1678)
TORTUE SUR UN BORD DE MER, AVEC TROIS PÊCHEURS
1665-1668 Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des peintures, en dépôt au musée du château des ducs de Wurtemberg à Montbéliard, 1999

Agostino Carracci (1557-1602) TRIPLE PORTRAIT: ARRIGO LE POILU, PIETRO LE FOU ET AMON LE NAIN 1598-1600 Huile sur toile
Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte

Peint par le Bolonais Agostino Carracci, probablement à son arrivée à Rome vers 1598, ce tableau montre trois personnages de la cour du cardinal Odoardo Farnese : le bouffon Pietro, le nain Amon et Arrigo Gonzales << le velu » ; ce dernier était issu d'une famille atteinte d'hypertrichose congénitale dont plusieurs membres constituaient des « curiosités » dans les cours d'Europe. L'artiste, dans une égale précision de touche, les représente entourés de leurs animaux familiers, et traduit une sympathie mutuelle faisant songer au jardin d'Éden.
Jacopo Zucchi (1541?-1590?) La Pêche au corail (Allégorie de la découverte de l'Amérique) 
1615-1630 Huile sur cuivre Rome, Galleria Borghese

LES CABINETS DE CURIOSITÉS

Au XVIe siècle, des collections naturalistes sont constituées par des médecins, des pharmaciens, des académiciens. Celle d'Ulisse Aldrovandi (1522-1605) à Bologne, fondée sur la collecte systématique des spécimens, en est l'archétype. Des cabinets de curiosités ou chambres des merveilles sont créés par des princes et des humanistes dans toute l'Europe, de Florence à Ambras et à Prague... Ces collections reflètent les aspirations encyclopédiques de l'humanisme; elles atteignent leur zénith au milieu du xvi siècle et perdureront jusqu'à la Révolution. Elles préfigurent les musées modernes mais visaient surtout a créér un microcosme distillant l'essence de l'univers.

Alexandre-Isidore Leroy de Barde (1777-1828) Réunion d'oiseaux
étrangers Vers 1810 
Aquarelle et gouache sur papier Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

Alexandre-Isidore Leroy de Barde (1777-1828) Oiseaux 1800-1828
Aquarelle et gouache sur papier Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

Anne Vallayer-Coster (1744-1818) PANACHES DE MER, LITHOPHYTES ET COQUILLES 1769
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures

Anne Vallayer-Coster est l'une des rares femmes reçues à l'Académie royale au XVIIIe siècle, et la première à jouir d'une réelle notoriété. Dans cette œuvre, elle juxtapose des coquillages exotiques et des espèces communes comme la moule ou la coquille Saint-Jacques. Le bouquet présente des spongiaires et des gorgones: panaches de mer des Antilles, lithophytes gris et rouges, prisés dans les cabinets de curiosités.

3. IMMENSITÉ ET DIVERSITÉ DU MONDE

Au XVIIIe siècle dejà, des scientifiques s'embarquent aux cotés de Bougainville (1766), Cook (1768) ou La Pérouse (1785), et des planches d'illustrations de leurs observations sont publiées. Mais au xixe siècle, l'expansion coloniale des Etats européens accelère l'accroissement des échanges maritimes et des missions scientifiques incluant naturalistes et artistes. Le nombre d'espèces répertoriées explose, et le classement fondé sur la fixité des espèces ne suffit plus à rendre compte de la diversité du vivant.

L'exposition évoque trois expéditions emblématiques : le voyage en Australie (1800-1804) de Nicolas Baudin avec le naturaliste Peron et les artistes Charles Alexandre Lesueur, Nicolas Martin Petit et Michel Garnier; celui en Amérique du Sud (1799-1804) de Humboldt et Bonpland, qui vaut au premier le surnom de « second découvreur de l'Amerique » et inaugure une pensée écologique; et celui de Charles Darwin à bord du Beagle, en Amérique du Sud et en Australie (1832-1835).

Les peintres naturalistes et animaliers, les paysagistes inspirés par la géographie des plantes », celle de Humboldt particulièrement, illustrent la diversité des espèces. L'animal fait son entrée dans les nouveaux musées d'Histoire naturelle et les jardins zoologiques. Les serres et les jardins botaniques s'enrichissent de plantes exotiques. Avec l'océanographie, on se passionne pour les aquariums et la vie dans les abysses; Jules Verne, avec Vingt mille lieues sous les mers (1869), magnifiquement illustré par Neuville et Riou, frappera l'imagination de ses contemporains.

Jacques-Laurent Agasse (1767-1849) GIRAFE NUBIENNE 1827
Huile sur toile
Londres, The Royal Collection Trust / HM Queen Elizabeth II

Cette girafe de Nubie offerte au roi George IV est représentée avec Edward Cross, le responsable de la ménagerie des Royal Surrey Gardens à Londres. Avec la multiplication des voies commerciales au xvIIe siècle, de nombreux animaux << exotiques » arrivent en Europe. Certains deviennent des célébrités. Des trois girafes offertes par le pacha d'Égypte Méhémet-Ali en 1826 aux rois de France Charles X, et d'Angleterre, George IV, ainsi qu'à l'empereur héréditaire d'Autriche, François ler, seule Zarafa, premier spécimen arrivé en France, vécut suffisamment pour susciter une  "girafomanie "

Barye et Delacroix

Pour son Tigre dévorant un gavial, le sculpteur Antoine-Louis Barye n'a pas voyagé : il a étudié les animaux de la ménagerie du Muséum, et consulté aussi les livres de chasse de la bibliothèque du duc d'Orléans. Le zoo de Paris, l'un des plus anciens au monde, est fondé le 16 mai 1794 par les révolutionnaires, qui ont saisi, entre autres, les spécimens de la Ménagerie royale. Eugène Delacroix, ami du sculpteur, y étudie également l'anatomie animale. Il fréquente les leçons de Cuvier au Muséum et observe les animaux en captivité. Le zoo jouera un rôle décisif dans le regard porté par les peintres sur l'animal. Dans la première moitié du xixe siècle, le mouvement romantique privilégie les scènes d'affrontements; c'est une Nature vue comme «< red in tooth and claw » (aux crocs et aux griffes rouges de sang), selon l'expression du poète Tennyson. Ces scènes, dues à des grands artistes, comme Barye, Delacroix ou Landseer, reflètent un intérêt croissant pour l'expression des animaux, que Darwin étudiera, et bousculent indirectement la hiérarchie des genres artistiques en plaçant l'art animalier au même niveau d'intérêt que la peinture d'Histoire.
Antoine-Louis Barye (1795-1875) Honoré Gonon [fondeur]
(1780-1850)
Tigre dévorant un gavial 1832
Bronze à patine brun-rouge à la cire perdue Paris, musée du Louvre, departement des Sculptures

Eugène Delacroix (1798-1863)
 Le Puma 1859 Huile sur bois
Paris, musée d'Orsay

Eugène Delacroix (1798-1863)
 Chasse aux lions
(esquisse) 1854
Huile sur toile Paris, musée d'Orsay

SERRES ET MÉNAGERIES

À la fin du XVIII siecle, les ménageries princières disparaissent peu à peu au profit de jardins zoologiques ouverts au public. À Paris, le Museum national d'histoire naturelle se dote d'une ménagerie conçue pour divertir mais aussi pour étudier les animaux. Les peintres ont ainsi accès à une variété d'animaux exotiques ou rares.

Les serres se constituent à partir des jardins des simples (plantes médicinales), des orangeries princières, des institutions botaniques, des serres privées et des jardins horticoles. De grandes serres publiques voient le jour, comme le Jardin d'hiver sur les Champs-Élysées à Paris (1847) ou le Crystal Palace à Londres (1851).

Paul Meyerheim (1842-1915) La Lionne jalouse 1885-1890
Huile sur toile
Francfort-sur-le-main, Städel Museumn. Property of the Stä delscher Museums-Verein e.V.
Carl Blechen (1798-1840) INTÉRIEUR DE LA PALMERAIE DE L'ÎLE AUX PAONS DE BERLIN 1832-1833
Huile sur papier marouflé sur toile Berlin, Alte Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin

En 1830, le roi de Prusse Frédéric Guillaume III, conseillé par Alexander von Humboldt, acquiert la collection de palmiers créée par M. Fulchiron à Passy, pour laquelle il confie à l'architecte Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) la construction d'une serre. Le roi commande à Carl Blechen deux tableaux se faisant pendant, destinés à sa fille Charlotte. Ils sont un exemple de l'« esthétique humboldtienne » : chaque plante est scrupuleusement représentée dans un ensemble parfaitement harmonieux où transparaît la fascination pour la végétation tropicale.

Johann Moritz Rugendas (1802-1858)
Arbre géant dans la forêt tropicale brésilienne 1830
Huile sur toile
Berlin, Die Stiftung Preußische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg

Johann Moritz Rugendas (1802-1858) Indiens dans la forêt vierge 1830
Huile sur toile
Berlin, Die Stiftung Preußische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg

Eduard Ender(1822-1883) 
Alexander von Humboldt et Aimé Bonpland dans la jungle 
Vers 1850 Huile sur toile
Berlin, Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften, Archiv

Michel Garnier (1753-1829)
Mangue prune Entre 1801 et 1810
Huile sur papier marouflé sur toile
Paris, Muséum national d'histoire naturelle

Michel Garnier (1753-1829)
Dattier Entre 1801 et 1810
Huile sur papier marouflé sur toile
Paris, Muséum national d'histoire naturelle

Gustave Moreau (1826-1898)
Galatée Vers 1880
Salon de la Société des artistes français, Paris, 1880
Huile sur bois
París, musée d'Orsay, acquis avec l'aide de Philippe Meyer, d'un mécénat japonais coordonné par la quotidien Nikkei, et avec le concours du fonds du patrimoine, 1997

Les anémones, coraux, et autres invertébrés marins que l'artiste représente dans l'arrière-plan de sa Galatée sont tirés de l'Actinologia Britannica (1858-1860) du naturaliste anglais Philippe Henri Gosse, principal promoteur de l'«aquarium-mania» victorienne. Les études préparatoires - aquarelles et huiles sur carton- sont conservées au Musée Gustave Moreau à Paris.

4.ANTIQUITÉ DU MONDE

Au début du XIXe siècle la géologie découvre l'inimaginable ancienneté de la Terre, estimée jusqu'alors à quelques milliers d'années. L'image d'un monde façonné par des temps très longs, calculés en centaines de milliers d'années, se substitue à celle du monde créé en six jours des Écritures. Les savants discutent du déluge biblique, des glaciers, des volcans (neptunisme ou volcanisme). Georges Cuvier (1769 1832) en France, William Buckland (1784-1856) en Angleterre, expliquent les extinctions et successions d'espèces par la survenue de catastrophes (catastrophisme). Le géologue Charles Lyell (1797-1875), pour sa part, défend l'uniformitarisme qui postule des transformations lentes et graduelles, et la permanence des processus exercés dans un passé lointain ; le passé pourrait ainsi se déduire de la connaissance du présent.

L'étude des fossiles révèle l'ancienneté de la vie. Avec la découverte des espèces éteintes par Cuvier, la chronologie biblique et le « fixisme » (absence de transformation des espèces) sont remis en cause. Les dinosaures intriguent et fascinent. Comment représenter ce bestiaire disparu? En 1854, les modèles de dinosaures grandeur nature du Crystal Palace à Londres prefigurent un Jurassic Park.

La découverte d'ossements humains préhistoriques suscite également maintes questions sur l'apparence et le mode de vie de ces premiers hommes. Le vulgarisateur scientifique Louis Figuier (1819-1894) diffuse largement des reconstitutions de la vie primitive et certains artistes se spécialisent dans la représentation de l'humanité a l'àge de pierre.

Carl Gustav Carus
(1789-1869)
Paysage géognostique 1820
Huile sur toile
Stuttgart, Staatsgalerie Stuttgart, Leihgabe aus Privatbesitz seit 1994

Pierre-Jacques Volaire (1729-1799) Eruption du Vésuve 1771
Huile sur toile
Le Havre, musée d'art moderne André Malraux

Briton Riviere (1840-1920)
Au-delà de l'homme
Vers 1894 Huile sur toile
Londres, Tate. Presented by the Trustees of the Chantrey Bequest 

John Brett (1831-1902)
Glacier de Rosenlaui
1856 Huile sur toile Londres, 
Tate. Purchased 1946

Joseph Mallord William Turner (1775-1851)
Tempête en mer avec une épave en feu Vers 1840 Huile sur toile
Londres, Tate. Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 

Joseph Mallord William Turner (1775-1851) La Source de l'Arveyron sous le glacier des Bois et la Mer de glace 1802 Graphite, aquarelle et gouache sur papier Londres, Tate. Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 

Joseph Mallord William Turner (1775-1851) Le Pont du Diable et les gorges de Schöllenen 1802
Graphite, aquarelle et gouache sur papier Londres, Tate. Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 1856

Paul Jamin (1853-1903) La Fuite devant le mammouth 1885
Huile sur toile
Paris, Muséum national d'histoire naturelle

DINOSAURES DU CRYSTAL PALACE

Les dinosaures du Crystal Palace à Londres restitués grandeur nature par le sculpteur Benjamin Waterhouse Hawkins (1807-1894) avec l'appui de l'anatomiste et paléontologue Richard Owen, fondateur du Musée d'histoire naturelle de Londres, sont un premier exemple de « parc à thème préhistorique. Selon les classifications actuelles, seuls trois de ces animaux (Iguanodon, Megalosaurus et Hylaeosaurus), parmi les trente-trois réalisés, sont en réalité des dinosaures (les autres étant des réptiles et des mammifères marins ou volants). Pour l'inauguration, Hawkins organisera le 31 décembre 1853 un dîner de Nouvel An avec vingt et un scientifiques, journalistes et mécènes attables dans l'Iguanodon qui sera largement commenté dans la presse. Vingt neuf sculptures existent toujours, dont l'Iguanodon.

ANTIQUITÉ DE LA VIE

La découverte des fossiles de grands animaux (megatherium, mastodonte) ou l'étrange << reptile volant» que Georges Cuvier nomme en 1809 « pterodactyle » enracinent l'histoire de la vie dans un passe toujours plus lointain. Cuvier mettra au point avec Alexandre Brongniart (1770-1847) une méthode stratigraphique permettant de lier les strates de la couche terrestre et la nature des fossiles. Les « fossilistes » anglais découvrent des restes encore plus étranges: les dinosaures (megalosaure et iguanodon), ainsi nommés par le paléontologue Richard Owen, en 1842, à partir du grec ancien deinos (terriblement grand) et sauros (lézard). Les plesiosaures et ichtyosaures, "reptiles" marins mis au jour par Mary Anning (1789-1847) en Angleterre et décrits par William Conybeare (1787-1857), sont repris dans l'iconographie populaire, de Jules Verne à Figuier et Flammarion, et jusque dans les fresques pour la faculté de pharmacie de Paris d'Albert Besnard (1849-1934).

Fémur de mastodonte 
Mammut americanum de l'Ohio
Moulage en résine
Paris, Muséum national d'histoire naturelle

Louis Mascré (1871-1929)
 Aimé Rutot (1847-1933)
Précurseur de l'ère tertiaire
1909-1911 Plâtre peint
Bruxelles, Institut royal des sciences naturelles de Belgique

Dr Maurice Faure Yvonne Parvillée (1895-1984)
L'Homme du Moustier
1923 Plâtre
Les Eyzies, musée national de Préhistoire

Louis Mascré (1871-1929) Aimé Rutot (1847-1933)
Femme de la race de Néandertal
Descendant des précurseurs. Âge moustérien 1909-1914 Plâtre peint
Bruxelles, Institut royal des sciences naturelles de Belgique

Louis Mascré (1871-1929) Aimé Rutot (1847-1933)
L'Homme de Néandertal
1909-1914 Plâtre peint
Bruxelles, Institut royal des sciences naturelles de Belgique

René Rousseau-Decelle (1881-1964) LA FAMILLE PRÉHISTORIQUE 1906
Huile sur toile La Roche-sur-Yon, musée de La Roche-sur-Yon

Rousseau-Decelle n'est pas un spécialiste des scènes préhistoriques, mais plutôt des scènes de genre et des portraits mondains. Cette toile est une réponse au thème imposé lors du concours du Prix de Rome de 1906: «La famille », qui lui vaudra le second Grand Prix. Dans un village de huttes sommaires et dans un passé lointain, le peintre projette en réalité les us et coutumes de son temps: éloge de la maternité, femme au foyer en présence des anciens, père accompagné du chien fidèle revenant de la chasse pour nourrir sa famille.

Fernand Cormon (1845-1924) Les Races humaines
Esquisse pour le plafond de l'amphithéâtre de paléontologie du Muséum d'histoire naturelle de Paris
1897 Huile sur toile
Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Robert Farren (1832-1912) 
Duria Antiquior, a more ancient Dorset Vers 1850 Huile sur toile
Cambridge, Sedgwick Museum of Earth Sciences, University of Cambridge

5. ÉVOLUTION

La découverte de l'ancienneté du monde, l'explosion du nombre d'espèces et l'étude de leur distribution géographique sont les prémices de l'évolutionnisme. La représentation prédominante en Occident d'une échelle linéaire des êtres allant de l'inorganique jusqu'à Dieu s'éclipse devant celle d'un arbre de vie buissonnant où toutes les espèces sont liées par la généalogie.

L'évolution est comprise et imaginée différemment en France, au Royaume-Uni et en Allemagne. Lamarck introduit le principe d'une modification des espèces au fil du temps, par adaptation continuelle à des milieux instables. Darwin et Russel Wallace théorisent la sélection naturelle comme mécanisme principal de l'évolution, auquel Darwin ajoute la sélection sexuelle. Haeckel affirme dès 1866 l'ascendance simiesque de l'homme et se fait l'apôtre du darwinisme. Marqué par Goethe et son idée de l'unité de la Nature dans toutes ses métamorphoses, il met l'accent sur l'origine de la vie à partir du monde inorganique, et sur la « récapitulation » de l'histoire de l'évolution des espèces (phylogenèse) lors du développement de l'individu (ontogenèse). Les néo-lamarckiens français, tel le zoologiste Edmond Perrier (1844-1921), ainsi que le savant anarchiste russe Piotr Kropotkine (1842-1921) souligneront la coopération et la solidarité entre les espèces plutot que la « lutte pour l'existence

Paul Jamin (1853-1903) Rapt à l'âge de pierre 1888 Huile sur toile
Reims, musée des Beaux-Arts

Paul Richer (1849-1933) PREMIER ARTISTE 1890 Plâtre
Le Puy-en-Velay, musée Crozatier

En 1879, la découverte de peintures pariétales laisse les préhistoriens perplexes. Il faudra une dizaine d'années pour que leur authenticité soit reconnue. Dès lors, on tente de se figurer ces "premiers artistes". Médecin et sculpteur, Paul Richer modèle en glaise (matériau  "adamique") le  "premier artiste" du paléolithique taillant une figurine de mammouth. En quête d'exactitude, il sculpte la tête d'après le crâne d'un homme de Cro-Magnon mis à sa disposition par l'anthropologue Armand de Quatrefages (1810-1892).

Gabriel von Max (1840-1915) PITHECANTHROPUS ALALUS
1894 Huile sur toile
léna, Friedrich-Schiller-Universität, Ernst-Haeckel-Haus

Pour les soixante ans d'Ernst Haeckel, le peintre munichois Gabriel von Max, darwiniste et spirite, lui offre cette représentation de l'homme-singe dépourvu du langage que le savant avait imaginé dans son Histoire de la Création (1868) et dont le médecin néerlandais Eugène Dubois avait cru retrouver les restes fossiles à Java en 1891. Dans sa lettre à Haeckel, von Max commente la larme dans l'oeil de la mère : "Je suis porté à croire que la sélection naturelle et la lutte pour l'existence ne suffisent pas à engendrer la psyché humaine, je pense plutôt que l'amour maternel et le souci maternel jouent un rôle important..."

Bruno Andreas Liljefors (1860-1939) UNE FAMILLE DE RENARDS
1886 Huile sur toile Stockholm, Nationalmuseum

Le peintre suédois Bruno Andreas Liljefors s'est spécialisé dans la description des animaux sauvages dans leur milieu naturel (il peindra les dioramas du musée de Biologie de Stockholm). Ce tableau montre la coexistence dans la nature de la prédation, de l'entraide et du jeu. Il révèle aussi la partaite connaissance de Liljefors de l'habitat et du cycle de vie des renaras : Les renardeaux sont sevrés au début de l'été, lorsque le cerfeuil sauvage est en fleur, et que les pissenlits ont développé leurs aigrettes...

František Kupka (1871-1957) Anthropoïdes 1902
Aquarelle et gouache sur papier Prague, Galerie Zdeněk Sklenář

SELECTION SEXUELLE

La Beauté aurait elle un fondement naturel ? C'est le postulat de Darwin dans sa théorie de la sélection sexuelle exposée dans La Descendance de l'homme (1871). Parallèlement à la capacité de vaincre des males rivaux, pour la possession des femelles, qui se traduit par des <« armements » comme les cornes, les bois, ou les défenses chez nombre de mammifères, des « ornements », comme les plumes du paon, détermineraient chez la femelle le choix du partenaire. La capacité à percevoir la beauté sélectionnerait la beauté. Si la peinture animalière représente souvent la lutte des mâles, le motif de la plume du paon sera souvent associé à la femme fatale et deviendra un symbole de la beauté naturelle. Les arts décoratifs s'empareront de ce motif séculaire pour en renouveler les usages et l'esthétique.

Frederic Leighton (1830-1896)
Pavonia 1858-1859
Huile sur toile
Collection particulière

Archibald Thorburn (1860-1935) PAON ET PAPILLON PAON 1917
Huile sur toile Collection particulière

Le paon est, dit-on, le plus beau des oiseaux. Mais pour Darwin le plumage du paon n'est pas un objet d'admiration : c'est une obsession. La simple vue d'une plume dans la traîne d'un paon, écrit-il en avril 1860, <«< me rend malade ! ». La traîne du paon, lourde et voyante, ne lui paraît pas compatible avec sa théorie de la sélection naturelle : elle pourrait attirer l'attention des prédateurs, empêcher les mouvements et ralentir le vol, bref, être contre-sélective. À quoi bon donc la traîne du paon, sinon pour plaire à sa paonne ?

FORMES ARTISTIQUES DE LA NATURE

Ernst Haeckel, spécialiste des invertébrés marins et peintre amateur talentueux, est fasciné par les formes les plus simples de la vie. Il analyse dans sa Generelle Morphologie der Organismen (1866) la géométrie des radiolaires et des méduses. Avec Kunstformen der Natur (1899 1904), illustré de 100 planches lithographiques exceptionnelles réalisées par son collaborateur Adolf Giltsch, il propose un vaste répertoire de formes naturelles qui connaîtra une large diffusion. La décoration du Musée océanographique de Monaco, inauguré en 1910, est entièrement inspirée par Haeckel, jusqu'aux lustres de Constant Roux en forme de méduse et de radiolaire. Haeckel considère l'art comme un processus organique inconscient, et la Nature comme modèle et anticipation de la création artistique.



Sir Edwin Henry Landseer (1802-1873) Limier endormi 
1835 Huile sur toile
London, Tate. Bequeathed by Jacob Bell 1859


6. LE SINGE - UN MIROIR ?

L'iconographie du singe reflète l'embarras devant nos ancêtres simiesques et la quête fantasmatique d'un « chaînon manquant » entre l'animal et l'humain. Les images gracieuses ou humoristiques des « singeries » chères au XVIIIe siècle, mettant en scène les singes imitant les humains, font place à d'autres types de représentations ; certaines, plus inquiétantes, sont des incarnations de la bestialité, comme chez Frémiet ou Kubin, d'autres se rapprochent d'une déroutante humanité, comme chez Gabriel von Max (1840-1915), darwiniste et spirite. Von Max connaissait bien les singes, qu'il affectionnait comme animaux de compagnie. Chez Gustave Moreau (1826-1898) les esquisses de singes, d'après nature, serviront de modèles pour illustrer les Fables de La Fontaine, mais aussi pour d'étonnants tableaux où, contrairement aux modèles humains, souvent hiératiques, À les singes sont réalistes et très expressifs. À son tour, le cinéma interrogera l'ambiguïté de la relation entre l'homme et le singe, de Le Savant et le Chimpanzé de Georges Méliès au King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (1933), et aux nombreux films qui suivirent.

Gabriel von Max (1840-1915) Singe devant un squelette
Vers 1900 Huile sur toile
Collection particulière


Gabriel von Max
(1840-1915) Abélard et Héloïse
Après 1900 Huile sur toile The Jack Daulton Collection

Gabriel von Max (1840-1915)
Bonjour! Singe avec un bouquet. Un petit bouquet de pensées
1901-1915
Huile sur bois The Jack Daulton Collection

Gustave Moreau (1826-1898) Bertrand et Raton 1879-1885
Huile sur toile
Paris, musée national Gustave Moreau

Paul Meyerheim (1842-1915)
Banquet darwinien préhistorique
(les membres non évolués des clubs de l'époque) 1865 Huile sur toile
Milwaukee, Milwaukee Art Museum, Layton Art Collection Inc.

CARICATURES

Le XIXe siècle est le siècle de la caricature, et l'évolutionnisme est diffusé dans le grand public par les dessins satiriques de presse. Darwin est le plus ciblé, ce qui ne lui déplaît pas. Il est souvent représenté avec des traits simiesques, selon une tradition iconographique plaçant le singe en double ridicule de l'homme. Émile Littré (1801-1881) dans son dictionnaire définit l'homme en tant qu'«< animal mammifère, de l'ordre des primates, famille des bimanes... » et apparaît sous le crayon d'André Gill (1840-1885) en singe faisant sauter Darwin à travers des cerceaux toilés intitulés « crédulité », ignorance », « superstitions » et « erreurs ». Quant a Haeckel, dont le sobriquet est Affenprofessor (professeur de singes), il apparaît plutôt en savant barbu ou en libre penseur s'entretenant avec Giordano Bruno, condamné par l'Inquisition.


7. HYBRIDES ET CHIMÈRES

L'homme serait il un animal « comme un autre »? Comment exprimer la difficile coexistence de notre humanité et de notre animalité ? La mythologie est peuplée d'êtres hybrides, centaures, minotaures, sirènes et autres chimères, que les artistes de la fin du XIXe siècle reprennent à la lumière des nouvelles connaissances scientifiques, avec de nouvelles solutions plastiques dans l'articulation homme-animal. Arnold Böcklin (1827-1901) se passionne pour les recherches de la station zoologique de Naples fondée par son ami Anton Dohrn, élève indiscipliné de Haeckel-il le peindra en joyeux triton-, et peuple ses tableaux de sirènes et de centaures « réalistes » et ironiques. Chez Rodin, la Centauresse incarne une forme de tension douloureuse entre le corps animal et le torse humain ; la Femme poisson montre une inquiétante hybridation du visage. Le bestiaire fantastique de Jean Carriès (1855-1894) est inspiré par les gargouilles du Moyen Âge, l'art japonais, qui le fascine, et l'esthétique symboliste de la métamorphose, qui évoque volontiers les origines de la vie dans les eaux et les créatures hybrides.

Jean Carriès (1855-1894)
Tête de Faune 1890-1891
Grès émaillé
Paris Musée des Arts Décoratifs

Jean Carriès (1855-1894)
Le Grenouillard Vers 1891
Grès émaillé
Paris, musée d'Orsay

Jean Carriès (1855-1864)
Grenouille aux oreilles de lapin
1891 Grès émaillé
Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Jean Carriès (1855-1894)
Batracien à queue de poisson
1892 Grès émaillé
Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Auguste Rodin Émile Godard [fondeur] La Centauresse Vers 1887, fonte de 1969 (1840-1917)
Bronze, fonte à la cire perdue
Paris, musée Rodin

Auguste Rodin (1840-1917)
Victor Peter [praticien] (1840-1918)
Femme-Poisson
1915-1917 Marbre
Paris, musée Rodin

Odilon Redon (1840-1916) VISION SOUS-MARINE 1900
Pastel sur papier Paris, musée d'Orsay, don, 1982

De 1870 à la fin du siècle, Odilon Redon travaille des séries de dessins au fusain et des lithographies qu'il appelle ses « noirs ». Cette suite de lithographies retrace l'évolution des espèces jusqu'à l'homme, évoquant les origines de la vie « qui s'éveille au fond de la matière obscure », les organismes unicellulaires, les êtres intermédiaires entre la plante et l'animal, ou entre l'animal et l'homme. Elle a peut-être été inspirée par les recherches de son ami botaniste, Armand Clavaud (1828-1890).

Odilon Redon (1840-1916)
OANNÈS 1900-1910
Huile sur toile
Otterlo, Kröller-Müller Museum

George Frederic Watts (1817-1904) LE MINOTAURE  1885
Huile sur toile Londres, Tate. Presented by the artist 1897

L'Anglais George Frederic Watts aspire à une synthèse de la science moderne évolutionniste et de la spiritualité syncrétiste enseignée par Friedrich Max Müller à Oxford. Son Minotaure, incarnation dérangeante de la bestialité, revisite la mythologie grecque qui veut qu'on lui sacrifie chaque année sept garçons et sept vierges; appuyé au parapet il scrute leur arrivée, tandis que sa main écrase un oiseau, symbole de l'innocence de la jeunesse. L'œuvre coïncide avec une campagne contre la prostitution infantile en Angleterre.

Arnold Böcklin (1827-1901) COMBAT DES CENTAURES
1872-1873 Huile sur toile
Bâle, Kunstmuseum Basel. Ankauf mit Mitteln des Birmann-Fonds 1876

Depuis l'Antiquité, le Centaure incarne la réflexion sur l'hybridation et sur l'articulation entre l'humain et l'animal, la raison et les passions. Figure monstrueuse ou au contraire vision d'un accord rêvé avec la Nature, il va proliférer à la fin du XIXe siècle, lorsque la nouvelle science évolutionniste interrogera de manière inédite la nature de l'homme. Bataille des Centaures d'Arnold Böcklin en est l'un des plus beaux exemples.

8. LA QUÊTE DES ORIGINES. ONTOGENÈSE ET PHYLOGENESE

En Europe, le darwinisme est surtout diffusé par les écrits du zoologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919). Il développe l'idée partagée par Darwin, de la « récapitulation » : le développement de l'individu, l'ontogenèse, répétant en abrégé le développement de l'espèce, la phylogenèse. Cette théorie, qui postule un << triple parallèle entre le développement embryologique, systématique et paléontologique de l'organisme », ouvre une «ère de la généalogie ». Elle est centrale chez Freud (1856-1939) pour ses théories sur la sexualité infantile et les névroses, vues comme des <<< régressions >> à l'enfance de l'espèce. Dans Thalassa (1924), son élève Sandor Ferenczi (1873-1933) poussera plus loin encore ces « fantaisies phylogénétiques » en théorisant la nostalgie de l'utérus maternel comme une régression vers les origines marines de la vie, et l'instinct de mort comme un retour vers la paix du monde inorganique.

Écrivains et artistes se passionneront pour la généalogie, et pour les stades primitifs le la vie. Gustave Flaubert (1821-1880), lecteur de Haeckel, écrit dans La Tentation de saint Antoine (1874): « Je suis le contemporain des origines. J'ai habité le monde informe où sommeillaient des bêtes hermaphrodites [...] quand les doigts, les nageoires et les ailes étaient confondus... ». Chez les peintres, organismes unicellulaires, animaux marins ou formes embryonnaires s'insinuent dans des univers indéfinis, ou dans les secrets de la maternité.

Courbet - Redon

Au-delà de la proximité des dates et des titres, il existe un lien entre L'Origine des espèces et L'Origine du monde de Courbet, le premier tableau réalisé par un grand artiste élevant la représentation du sexe féminin au rang d'œuvre d'art. Tout comme Darwin, Courbet pense que la beauté est directement liée au sexe, qui, par conséquent, est « beau » et peut être représenté. La beauté nest plus transcendante, elle est « naturelle ». Réalisé plus de quarante ans après L'Origine du monde, le pastel de Redon La Coquille, apporte une traduction symboliste de cette beauté liée au sexe en déplaçant l'interprétation de ce qui est objectivement représenté, un strombe géant, vers une double allusion au sexe féminin et aux origines de la vie dans les profondeurs sous-marines. Redon réalisera d'ailleurs une version très personnelle de la naissance de Vénus où la déesse de l'amour émerge de ce même coquillage.

Gustave Courbet (1819-1877)
L'Origine du monde
1866 Huile sur toile
Paris, musée d'Orsay, dation, 1995

Odilon Redon (1840-1916)
La Coquille 1912
Pastel sur papier
Musée d'Orsay 

František Kupka
(1871-1957) Étude pour "Conte de pistils et d'étamines " Vers 1919
Gouache sur papier Collection de Bueil & Ract-Madoux

Alfred Kubin (1877-1959) Les Ventouses 1905
Aquarelle sur papier cadastre Linz, Oberösterreichische Landesmuseum

Alfred Kubin (1877-1959)
Scène sous-marine
1906 Tempera sur carton
Linz, Oberösterreichische Landesmuseum

LA FACE SOMBRE DE L'ÉVOLUTION

Vers la fin du XIXe siecle, la foi dans le progrès est troublée par la peur d'une dégénérescence de la race humaine. La théorie de la dégénérescence rapproche aliénation, crime, suicide, <«< instinct mauvais >»>, comme des branches d'une même hérédité morbide, réunis dans un << cercle fatal ». Elle sera popularisée par Emile Zola dans son cycle romanesque Les Rougon Macquart. Entre 1860 et 1880, apparaît la crainte d'une hérédité tardive de la syphilis : Alfred Fournier (1832-1914) répandra la peur du « péril vénérien». Avec la diffusion du darwinisme, la dégénérescence est perçue comme la face sombre de l'évolution. Plusieurs artistes (Daumier, Degas, Félicien Rops...) représenteront des « dégénérés ». Mais le tableau le plus terrible est probablement Hérédité d'Edvard Munch: il montre l'horreur d'un enfant « degéneré » né d'une mère syphilitique. Munch sera obsédé par l'hérédité. Il dessinera des arbres généalogiques, et représentera l'éternel circulum de la mort et de la vie.
Edvard Munch (1863-1944) Métabolisme (Vie et Mort)
1896 Encre de Chine sur papier vélin Oslo, Munchmuseet

Edvard Munch (1863-1944)
Arbre généalogique 1890-1892
Crayon sur papier vélin
Oslo, Munchmuseet

Edvard Munch (1863-1944) Hérédité
1905-1906 Huile sur toile
Oslo, Munchmuseet

Paul Gauguin (1848-1903) Soyez mystérieuses 1890
Bas-relief en bois de tilleul polychrome, traces de crayon de couleur sombre
Paris, musée d'Orsay

Edvard Munch (1863-1944) LA MADONE 1895-1902
Lithographie, 64 x 48 cm X Oslo, Munchmuseet

Le peintre norvégien Edvard Munch peint plusieurs versions de cette maternité athée entre 1894 et 1895. Dans cette lithographie, la femme-mère est encadrée par une frise de spermatozoïdes et un fœtus recroquevillé. Il s'agit de l'une des premières représentations d'un foetus en peinture, qui témoigne de la fascination de l'époque pour les origines de la vie. Elle a pu inspirer Gustav Klimt pour sa peinture murale La Médecine.

9. LA NATURE ARTISTE

L'impact de l'évolutionnisme en France coïncide avec le développement de l'impressionnisme ; les peintres lisent Darwin, Haeckel, Ludwig Büchner, les revues scientifiques populaires. Claude Monet (1840-1926), libre-penseur et républicain, frère d'un chimiste, ami de Clemenceau, est en contact avec les milieux qui discutent de l'évolutionnisme. On a souvent souligné son intéret pour la lumière et la nature de la sensation, selon la théorie de la vision de Hermann von Helmholtz, qui est traduit en France en 1867. Mais avec ses Nympheas, il interroge la Nature créatrice de formes, la montrant dans toute sa vitalité générative, tout en touchant à l'abstraction.

À partir de 1890, Odilon Redon se détourne de ses «de ses noirs » et devient coloriste: «J'ai épousé la couleur », écrit il. Il se tourne aussi vers de plus grands formats, notamment pour le décor du château de Domecy-sur le Vault. Ses peintures et ses pastels montrent son émerveillement devant la lumière et les splendeurs d'une natura naturans, une nature en métamorphose continuelle.

Le monde infiniment petit, la botanique et les profondeurs océaniques inspirent aussi les arts décoratifs (Binet, Gallé, Tiffany, Roux...). Émile Gallé réalise de nombreuses œuvres sur le thème du monde sous-marin, dont le vase Les Fonds de la mer (1889), véritable synthèse du surgissement de la vie en milieu aquatique, et la Main aux algues et aux coquillages, testament artistique du maître verrier.

Claude Monet (1840-1926) Nymphéas bleus 1914-1919
Huile sur toile Paris, musée d'Orsay

Claude Monet (1840-1926) Nymphéas
Entre 1916 et 1919 Huile sur toile
Paris, musée Marmottan Monet, legs Monet Michel

František Kupka (1871-1957) Motif hindou (Dégradés rouges)
1919 Huile sur toile
Paris, Centre Pompidou. Musée national d'art moderne/ Centre de création industrielle. Don d'Eugénie Kupka, 1963

Wassily Kandinsky (1866-1944) Sans titre (déluge)
1914 Huile sur toile
Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau

Constant Roux [dessinateur] (1865-1942) Maison Baguès LUSTRE RADIOLAIRE 1910
Cuivre martelé avec des plaques de verre opalescent et rouge Monaco, Institut océanographique, Fondation Albert ler, Prince de Monaco - Musée océanographique de Monaco

Émile Gallé (1846-1904) Victor Prouvé (1858-1943) Louis Hestaux (1856-1919) Jardinière Flora marina, Flora exotica 1889
Poirier sculpté, marqueterie de bois divers (amarante, ébene de Macassar, érable moucheté, orme, padoule, poirier, sycomore teinté), intérieur en zinc et plomb
Nancy, musée de l'École de Nancy

Le Musée océanographique de Monaco, voulu par le prince et océanographe Albert ler (1848-1922), est inauguré en 1910 en présence de Haeckel. C'est un Palais de la Mer, entièrement "haeckélien" dans son décor. Les lustres en verre de Constant Roux renvoient aux créatures marines chères au savant. Le grand lustre de l'entrée évoque la méduse Rhopilema frida, ainsi nommée par Haeckel en souvenir de sa maîtresse Frida von Uslar-Gleichen. Dans le salon d'apparat, des lustres « radiolaires » célèbrent la beauté de ces « plus grands artistes parmi les protistes ».

Odilon Redon (1840-1916) ARBRES SUR UN FOND JAUNE 1901
Huile, détrempe, fusain et pastel sur toile Paris, musée d'Orsay, dation,

En 1900-1901, Odilon Redon réalise une quinzaine de grands panneaux pour le décor de la salle à manger du château de Domecy-sur-le-Vault. Il écrit à cette occasion à son ami Andries Bonger : "Je couvre les murs d'une salle à manger de fleurs, fleurs de rêve, de la faune imaginaire ; le tout par de grands panneaux, traités avec un peu de tout, la détrempe, l'aoline, l'huile, le pastel même dont j'ai un bon résultat en ce moment-ci, un pastel géant."

Émile Gallé Vase rouleau à décor marin  1902-1903
Verre soufflé à plusieurs couches. inclusions métalliques, décor gravé
à la roue, applications Paris. musée d'Orsay, don d'Alain Pierre Bourgogne, 2018

Emile Gallé (1846-1904)
Les Fonds de la mer 1889-1903
Verre à plusieurs couches, inclusions métalliques et bullage intercalaire. deux applications travaillées au touret
Nancy, musée de l'École de Nancy

Eugène Feuillâtre
(1870-1916)
Vase « La Mer »
Vers 1912 Émail translucide sur cuivre
Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

10. DE L'ÉVOLUTIONNISME À L'ÉSOTÉRISME
Confrontés à l'évolutionnisme, nombre d'artistes refusent la "naturalisation" de l'homme. Ils recherchent une spiritualité nouvelle et une immortalité laïque dans différents courants ésotériques influents au tournant du siècle. Gabriel von Max et Kupka s'interéssent au spiritisme; Kandinsky, Kupka, Hilma af Klint, Mondrian recherchent dans la théosophie ou dans l'anthroposophie une voie permettant à l'esprit de s'élever au dessus de la matière, et s'engagent dans l'abstraction.

Dans son ouvrage théorique Du spirituel dans l'art, Kandinsky décrit le tournant provoqué par « l'ébranlement de la religion, de la science et de la morale » ; seuls les arts, la peinture, la musique peuvent offrir une voie de sortie de « la grande obscurité qui approche », à condition de trouver des formes nouvelles, des « formes pures ». La Suédoise Hilma af Klint, inspirée elle aussi par la théosophie et l'anthroposophie, peint des tableaux et des aquarelles figurant une matérialisation de l'âme, les âges de la vie, ou la géométrie de l'univers. Piet Mondrian représente l'évolution de l'esprit vers le plan astral puis le plan divin des théosophes.

Paul Sérusier (1864-1927)
Tétraèdres Vers 1910 Huile sur toile
Paris, musée d'Orsay

Hilma af Klint (1862-1944)
Éros, no 1 1907
Huile sur toile
Stockholm, The Hilma af Klint Foundation

Hilma af Klint
(1862-1944) Chaos primordial, no 13
1906 Huile sur toile
Stockholm, The Hilma af Klint Foundation

Piet Mondrian (1872-1944) ÉVOLUTION 1911 Huile sur toile
La Haye, Kunstmuseum Den Haag

L'Évolution évoquée dans le grand triptyque du peintre hollandais Piet Mondrian n'est pas l'évolution des espèces, mais l'évolution spirituelle qui mène de la condition humaine "naturelle" - où l'esprit est «endormi», prisonnier de la matière - à l'éveil de l'âme à la conscience, et jusqu'à la spiritualité pure. La figure féminine qui incarne ces trois états est enceinte, sans doute de cet  "homme futur" dont Mondrian souhaite l'avènement.

11. ÉPILOGUE

Avec ses hécatombes, la Grande Guerre sonne le glas de ce "long dix-neuvième siècle" que vous venez de parcourir. Suicide de l'ancienne Europe, elle inaugure une époque terrible où les dérives scientistes des théories darwiniennes (vision purement "zoologique" de l'homme, darwinisme social, eugénisme) sont incorporées dans les idéologies totalitaires qui voudront forger un «homme nouveau » par la sélection et l'élimination des êtres considérés comme inférieurs. La technique s'étendra de la production à l'échelle mondiale de produits manufactures à la fabrication d'armes d'une puissance illimitée.

En parallèle, les recherches en biologie et génétique ont définitivement confirmé nos liens de parent avec tous les êtres vivants, et rapproché nos destinées dans un même écosystème. Pourtant, le « continuisme » qui insère l'homme dans une longue généalogie animale n'a pas renouvelé l'ancienne idée d'un monde « plein » de formes vivantes dont chacune serait nécessaire à l'harmonie du tout. Au contraire, s'est imposée l'idée d'un surhomme qui laisserait loin derrière lui les ébauches animales, et recréerait l'homme et le monde.

La Nature a deux visages. C'est une mère généreuse, qui produit une multiplicité de formes admirables. C'est aussi une marâtre qui ne se soucie pas de ses enfants. Elle a des lois, mais ses lois ne sont pas humaines. Elle tue et détruit, comme elle engendre continuellement des nouvelles formes de vie.

En ce début de xxrº siècle, avec le dérèglement climatique et la Sixième extinction des espèces, notre vision de la Terre redeviendrait-elle celle d'un monde clos, fini, menacé d'anéantissement ? Saurons-nous repenser notre relation avec la Nature, notre berceau ? Saurons-nous en presérver la diversité, et peut-être retrouver l'émerveillement que sa beauté a suscité auprès des artistes et des poètes du passé ?

Léon Frédéric (1856-1940)
Nature ou Abondance
1897 Huile sur toile
Dallas, Dallas Museum of Art, Foundation for
the Arts Collection, Mrs. John B. O'Hara Fund

Rudolf Schlichter
(1890-1955) Pouvoir aveugle
1932-1937 Huile sur toile
Berlin, Berlinische Galerie - Landesmuseum für Moderne Kunst, Fotografie und Architektur

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