samedi 2 octobre 2021

L'Empire des sens au musée Cognac-Jay en juin 2021


Des magnifiques tableaux du 18ème siècle dans cette exposition dont voici l'essentiel :

A l'occasion du 250e anniversaire de la mort de François Boucher (1703-1770), l'exposition explore le thème de l'amour dans sa forme la plus licencieuse, au prisme des créations de Boucher et de ses contemporains - maîtres, rivaux, élèves -,tels que Watteau, Greuze et Fragonard. Au XVIIIe siècle, plus qu'à tout autre époque, philosophes, romanciers et artistes investissent le thème des passions amoureuses et des désirs charnels. On ne compte plus, sous le pinceau des meilleurs peintres, les scènes bucoliques où badinent bergers et bergères, les boudoirs où s'échangent les soupirs langoureux, les alcôves où s'égarent « le cœur et l'esprit ». Pourtant, dans cet océan d'images consacrées à l'amour, on n'a guère insisté sur l'audace et l'originalité, voire l'extrême licence, de certaines «inventions ».

D'Antoine Watteau à Jean-Baptiste Greuze, le parcours de l'exposition décline les temps du plaisir et les gestes amoureux, depuis la naissance du désir jusqu'à son assouvissement. Il s'achève sur de rares chefs-d'œuvre qui invitent à réfléchir sur la violence des pulsions charnelles et sur leurs conséquences parfois tragiques. Sont mis en lumière l'émulation entre les artistes et le dialogue fécond avec la littérature libertine de l'époque. Au cœur de ces échanges, François Boucher, le peintre de Louis XV, s'impose avec évidence comme une figure centrale du développement de l'art érotique au XVIIIe siècle.

Antoine Watteau
(Valenciennes, 1684- Nogent-sur-Marne, 1721)
Le Jugement de Paris
Vers 1718, Huile sur bois
Paris, musée du Louvre, département des Peintures,
legs docteur Louis La Caze, 1869

Antoine Watteau
(Valenciennes, 1684- Nogent-sur-Marne, 1721)
Satyre soulevant une draperie
Vers 1715-1716
Pierre noire, sanguine et rehauts de craie blanche sur papier chamois
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Jupiter et Antiope Vers 1755
Pierre noire, plume et encre brune, lavis brun, rehauts de gouache blanche sur papier préparé au lavis rose Collection particulière

Afin de séduire la belle Antiope, Jupiter se transforme en satyre et la surprend dans son sommeil. Dans un cadre bucolique, il soulève le drapé comme par jeu, et la nymphe, pourtant endormie, semble s'offrir à lui. L'abandon du corps de la femme et la tension de la convoitise animale accentuent, par contraste, les effets du désir. Ce mythe, mêlant bestialité du désir et pulsion voyeuriste, a conquis de nombreux peintres, tels que Boucher et, avant lui, Watteau.

Antoine Watteau (Valenciennes, 1684- Nogent-sur-Marne, 1721)
Femme nue ôtant sa chemise, assise sur un lit de repos, tournée vers la gauche, la tête vue de face
Vers 1717-1719 Pierre noire, sanguine et estompe sur papier grisâtre Londres, The British Museum, legs George Salting, 1910

«On dit, estre en chemise, pour dire, n'avoir que sa chemise sur soy» (Dictionnaire de l'Académie française, 1694). Sous l'Ancien Régime, la chemise est le sous-vêtement d'aujourd'hui, le dernier rempart de la nudité. Source de fantasmes, la chemise constitue un poncif de la littérature licencieuse au XVIIIe siècle. Grâce à la technique des trois crayons qui souligne les points voluptueux, Watteau met en scène toute l'ambiguïté du "nu en chemise"

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Satyre tenant une draperie
Vers 1733-1734
Sanguine, rehauts de craie blanche Paris, collection Véronique et Louis-Antoine Prat

Les amours des dieux


Comme Titien, Rubens ou Poussin avant eux, Boucher et ses contemporains convoquent les amours des dieux antiques, ou les fables amoureuses, pour mettre en scène la toute puissance du désir. Le filtre romanesque nourrit les inventions et autorise toutes les licences. Greuze suggère la luxure du bain de Diane et de ses nymphes par une déclinaison de poses lascives, esquissées d'un trait impulsif, associé à un lavis liquide. La douce jouissance s'exprime, non sans audace, au cœur même de la feuille, dans la figure d'une jeune femme s'abandonnant à des plaisirs personnels. Avec Boucher, puis Greuze et Fragonard, le mythe de Danaé est l'occasion de traduire la folle passion de Jupiter par une touche frénétique et une plume tourbillonnante. Boucher, toujours, introduit une nouvelle compagne, ô combien charnelle, aux côtés de Léda ou de Syrinx pour exacerber le caractère érotique de la scène. Enfin, la figure du satyre concupiscent, épiant le corps de la femme avec avidité, incapable de réfréner ses pulsions, vient illustrer subtilement le thème du voyeur - qui n'est autre que le spectateur du tableau lui-même.

Jean-Baptiste Greuze (Tournus, 1725 - Paris, 1805)
Le Bain de Diane
Vers 1790-1800
Craie noire, plume et encre brune, lavis brun Paris, collection Christian Langlois-Meurinne

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Léda et le cygne, 1742
Huile sur toile
Stockholm, Nationalmuseum

Selon le poète Homère, Jupiter prend la forme d'un cygne afin de séduire Léda. Boucher interprète librement le mythe et adjoint une compagne à Léda, spectatrice de la scène de séduction qui se déroule sous ses yeux. Sa posture évocatrice magnifie son fessier et le cou de l'animal a une connotation sexuelle évidente. Le peintre suggère l'union avec le volatile. sans la décrire.

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Danaé recevant la pluie d'or
Vers 1740, Huile sur toile
Stockholm, Nationalmuseum

Jean-Baptiste Greuze (Tournus, 1725 - Paris, 1805)
Danaé recevant la visite de Jupiter
Vers 1767, Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, legs docteur Louis La Caze

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770) 
Pan et Syrinx, 1759
Huile sur toile, Londres, The National Gallery, legs Mrs. Robert Hollond, 1880

Boucher s'inspire des Métamorphoses d'Ovide pour illustrer la fuite de la nymphe Syrinx devant Pan. Celle-ci se change en roseaux et c'est dans ce bois que le dieu fabrique une flûte. Le peintre choisit d'interpréter l'instant qui précède la transformation de Syrinx. La scène est prétexte à représenter les corps nus de deux jeunes femmes, l'une vue de face, l'autre de dos. Pan, surgi des roseaux, est de nouveau assimilé au voyeur prédateur, prêt à bondir sur sa proie. La présence de l'urne qui se déverse. en bas à droite, symbolise le danger à venir. d'après les recueils iconographiques de l'époque (Ripa, 1593).

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Sylvie délivrée par Aminte, 1755
Huile sur toile Paris, Banque de France

Cette toile appartient à une série de quatre compositions commandée par le duc de Penthièvre pour orner son hôtel parisien, l'actuelle Banque de France. Elle s'inspire d'Aminta, une œuvre pastorale du célèbre poète italien Le Tasse (1573). La scène représente la délivrance de Sylvie par Aminte, petit-fils du dieu Pan. Élevés ensemble, ils ne se sont jamais quittés. Il lui déclare sa passion. Sylvie, offensée, le rejette. Cependant. Aminte trouve une occasion de la sauver des attaques d'un satyre, fuyant à l'arrière-plan de la toile. Boucher décrit l'instant qui suit l'enlèvement de la jeune femme. Les bras ouverts de Sylvie, contredits par la tension des doigts, illustrent l'ambiguïté amoureuse.
Détail de l'œuvre précédente 

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Étude pour Psyché allongée sur le côté, Vers 1737-1738
Sanguine, rehauts de craie blanche Los Angeles, collection Ariane et Lionel Sauvage

Gabriel-Jacques de Saint-Aubin (Paris, 1724 - Paris, 1780)
Le Cas de conscience
Huile sur toile Paris, collection Philippe Préval

L'originalité de cette composition réside dans l'inversion du paradigme du voyeur : une jeune femme, exceptionnellement, épie à son insu un pêcheur entièrement nu. Cette situation inédite suscite un « cas de conscience », le titre même du conte licencieux de La Fontaine, dont s'inspire ici Saint-Aubin. La morale de l'histoire, qu'il convient de retrouver dans le texte du poète, est tout à l'honneur de l'audacieuse jeune femme.

Le nu offert. «Jambes deçà, jambes delà. Nudity on display. "

Durant l'année 1745, Boucher peint l'une de ses œuvres les plus singulières : L'Odalisque brune. Nue, allongée sur le ventre, cuisses écartées, une jeune femme exhibe sans nulle pudeur la beauté de son fessier. Rarement peintre n'aura osé une telle licence. En refusant toute forme de narrativité qui justifie cette exhibition sexuelle, Boucher réduit son tableau au rang de portrait de fesses. Vraisemblablement peinte pour un commanditaire proche des milieux littéraires libertins que fréquente alors Boucher, L'Odalisque brune fait écho à l'univers des romans licencieux de l'époque, où transparaît une même fascination pour un Orient fantasmé. Si l'œuvre compte au nombre de ses peintures secrètes, longtemps demeurées méconnues du public, elle fit néanmoins l'objet de répliques et de réinventions sensationnelles par Boucher lui-même. Ses détracteurs, Diderot en tête, s'en emparent pour accoler à la notoriété croissante du peintre une réputation sulfureuse: «Que voulez-vous que cet artiste jette sur sa toile? Ce qu'il a dans l'imagination. Et que peut avoir dans l'imagination un homme qui passe sa vie avec les prostituées du plus bas étage?» (Diderot, Salon de 1765).

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
L'Odalisque brune, 1745
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, legs Basile de Schlichting

L'Odalisque brune fut vraisemblablement peinte pour le fermier général Le Riche de La Popelinière. Riche amateur, célèbre pour ses mœurs libertines et son goût pour la littérature licencieuse, il collectionne les tableaux de Boucher, dont cette « Jeune femme nue sur le ventre », citée dans son inventaire. Étendue sur un sofa d'inspiration turque, elle expose avec impudence la beauté de son derrière. Le peintre convoque ici avec audace les fantasmes de l'époque. l'imaginaire du harem ainsi que la volupté du fessier, qui inspirent, l'un comme l'autre, nombre de romans libertins de l'époque.

Le succès des Odalisques de Boucher

La fortune du modèle des Odalisques se mesure au nombre de dessins et de gravure s'en inspirant. Ces compositions autonomes - dessinées par Boucher, puis interprétées en gravure-, reposent sur un même poncif: une très jeune fille, cheveux relevés en chignon, couchée sur le ventre, «jambes deçà, jambes delà ». Dénudée ou drapée, elle est enrichie d'attributs : tantôt un Amour l'accompagne et elle se métamorphose en Vénus, tantôt elle émerge des ondes et se retrouve Naïade. Le contexte narratif justifie La pose impudique. Les graveurs diffusent auprès d'un large public les déclinaisons assagies de ces œuvres « secrètes », d'abord destinées aux collections très exclusives de riches libertins.

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Femme couchée sur le ventre avec un Amour endormi
Pierre noire, sanguine brûlée et rehauts de gouache
blanche sur papier chamois
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

Gilles Demarteau (Liège, 1722 - Paris, 1776) D'après François Boucher (Paris, 1703-Paris, 1770)
Deux Naïades et Concert pastoral
Vers 1760
Manière de deux crayons imprimée en noir et rouge Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie

Gilles Demarteau (Liège, 1722 - Paris, 1776) D'après François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Femme nue, couchée sur le ventre
Vers 1761
Manière de crayon imprimée en rouge sanguine Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie

Pierre-Charles Levesque (Paris, 1736 - Paris, 1812)
D'après François Boucher (Paris, 1703-Paris, 1770)
Le Réveil 1765
Eau-forte et burin
Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, collection Edmond de Rothschild 

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Étude de pied Vers 1751-1752 Pastel
Paris, musée Carnavalet 

À partir d'un détail anatomique tiré de son Odalisque blonde, Boucher élabore une composition des plus suggestives. Portrait de pied et non plus de fesses, ce pastel renvoie au fétichisme des chaussures et des pieds, alors surnommé dans les milieux avertis : « rétifisme». L'étymologie du mot vient de Restif de la Bretonne, célèbre auteur du Pied de Fanchette (1769). Cadrage rapproché, effets de drapés, apparition d'un pied nu ou encore velouté de la carnation suggéré par l'usage du pastel, tous les ressorts sont réunis pour exalter l'érotisme de la partie sur le tout.

Atelier de François Boucher (?)
L'Odalisque brune, 1743

Huile sur toile Reims, musée des Beaux-Arts, cœuvre récupérée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, déposée le 3 juillet 1951 par le musée du Louvre ; en attente de restitution à ses légitimes propriétaires
L'Odalisque brune est l'une de ses œuvres "secrètes ", connue du seul cercle admis dans l'intimité de son propriétaire. L'un de ses amateurs avertis est sans doute à l'origine de la commande de cette seconde version, identique au tableau du musée du Louvre. La réunion inédite de ces deux Odalisque brune permet de les confronter pour la première fois : cette autre version est-elle de la main de Boucher, qui se serait appliqué à réaliser un «double » pour satisfaire un commanditaire exigeant, ou bien faut-il y reconnaître l'activité de son atelier,  sous l'autorité du maître ?

Anonyme
D'après François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770) L'Odalisque blonde, dit La Rêveuse
Vers 1751-1752, Huile sur toile
Besançon, musée des Beaux-Arts et d'Archéologie Œuvre restaurée grâce au mécénat de compétence de Catherine Polnecq

En 1751-1752, Boucher réinterprète son Odalisque brune en une variante blonde, mise en scène dans un boudoir parisien. Deux versions originales sont aujourd'hui connues (conservées à Munich et à Cologne). Le nouveau modèle de la jeune fille fait l'objet de nombreuses hypothèses. Pour certains, elle doit être identifiée avec Marie-Louise O'Murphy, l'une des jeunes maîtresses du roi Louis XV. Le tableau aurait servi à présenter les traits de la belle au monarque. Les copies de L'Odalisque blonde, comme celles de sa version brune, sont rares: celle ci, récemment redécouverte, fait exception.

Des caresses au baiser

L'évocation de l'assouvissement du désir, qu'il s'exprime par la caresse, le baiser ou l'acte sexuel, demeure particulièrement rare dans la peinture du siècle des Lumières. Ces œuvres d'exception sont destinées à l'élite fortunée et réservées aux espaces les plus privés de l'habitat, comme le cabinet  "fort petit et fort chaud" du marquis de Marigny, le frère de la marquise de Pompadour. Le frottement des corps, les jambes enchevêtrées, la caresse du menton sont les images convoquées par Boucher pour suggérer l'impétueuse passion des deux héros, Hercule et Omphale. Fragonard, quant à lui, traduit la fusion amoureuse dans un tout autre registre. Il n'est plus question de violence du désir, mais de tendresse voluptueuse entre deux jeunes amants. La célébration du plaisir féminin inspire d'autres  "inventions", perçues comme très osées à l'époque. Jean-Baptiste Marie Pierre, l'un des principaux rivaux de Boucher, donne à voir l'enlacement troublant de deux amantes, une nymphe et une faunesse, au travers d'une saisissante contre-plongée. Greuze, plus provocant encore, prête à l'image de la Volupté les traits de sa propre femme, saisie sur le vif, dans un abandon proche de l'extase orgastique.

Jean-Baptiste Greuze (Tournus, 1725 - Paris, 1805)
Tête de femme (étude pour La Volupté) ,Vers 1765
Sanguine sur papier beige Collection particulière

Jean-Baptiste Greuze (Tournus, 1725 - Paris, 1805)
La Volupté, 1765
Huile sur bois Collection particulière


François Boucher (Paris, 1703-Paris, 1770)
Diane endormie, Vers 1740-1750
Sanguine et rehauts de craie sur papier beige Beaux-Arts de Paris

Jean-Baptiste Deshays (Colleville, 1729 - Paris, 1765)
Étude pour Une femme endormie ou La Fidélité surveillante, 1759
Huile sur toile Paris, collection Philippe Préval

Sur les traces de Boucher, dont il est l'élève et le gendre, Deshays signe en 1759 une peinture particulièrement osée. Elle figure une jeune femme endormie, vêtue de sa seule chemise, poitrine et cuisse dénudées, les mains nouées sur le bas-ventre et les doigts entremêlés (Brême, Kunsthalle). L'étude préparatoire, rapidement brossée, suggère la nature équivoque du sommeil. sans même révéler l'ensemble de ces détails évocateurs. Deshays travaille ici l'un des poncifs de la littérature érotique de l'époque, le « nu en chemise », en insistant sur le sentiment d'abandon et le dévoilement en cours.

Pierre-Antoine Baudouin (Paris, 1723- Paris, 1769)
La Lecture, Vers 1765
Gouache Paris, musée des Arts décoratifs

À l'abri des regards, une jeune femme, alanguie dans un cabinet au mobilier raffiné, est absorbée dans ses songes. La poitrine dénudée, l'abandon de la posture et la main glissée sous la robe ne laissent aucun doute sur la nature de cette rêverie. Un livre a glissé de sa main pour rejoindre les autres « accessoires» iconographiques traditionnellement associés au plaisir : un luth et un chien assoupi. Au siècle des Lumières, nombre de moralistes réprouvent l'influence corruptrice du roman sur un lectorat féminin jugé trop sensible. Cause de son état, l'érudition est associée ici à la jouissance.

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732-Paris, 1806)
Le Baiser Vers 1770
Huile sur toile
Collection particulière

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732 - Paris, 1806)
Jeune femme défaillant, étude pour Le Sacrifice de la rose, Vers 1785
Huile sur bois
Département des Hauts-de-Seine, musée du Grand Siècle, donation Pierre Rosenberg

Le thème du sacrifice de la rose, que Fragonard interprète à plusieurs reprises, met en scène une jeune fille livrant sa fleur au feu de l'Amour : elle incarne l'allégorie de la perte de la virginité. Dans l'étude présentée ici. l'artiste se concentre sur le seul visage de La jeune fille et le ravissement qui la saisit. La cause de cet état se découvre dans un second temps: surgie de la pénombre. une main brune, épaisse, lui agrippe le sein. La caresse bestiale contraste avec la blancheur virginale de cette apparition.

L'entrelacs des corps

C 'est à la périphérie du licite que Boucher, Baudouin ou Fragonard situent leurs inventions les plus lestes. La volupté se dit aux frontières de l'interdit, au seuil de l'obscène, mais toujours dans le registre de la suggestion et du suspens. Si l'accouplement est évoqué, aucune << partie honteuse» n'est véritablement visible. D'autres ressources sont convoquées pour traduire la frénésie des sens et l'acmé du plaisir. Boucher donne le 
«la» dans une œuvre de jeunesse : le baiser enflammé - à pleine bouche! - d'Hercule et Omphale, représenté dans un tourbillon de drapés et une palette incandescente. La sensualité autorisée des mythes antiques se transforme ici en figuration des plus licencieuses. Les élèves de Boucher - Baudouin, qui « s'était fait un petit genre lascif et malhonnête », et Fragonard, « peintre des boudoirs et autres scènes d'alcôves » - transposent l'audacieuse proposition au temps présent et dans la sphère privée. La licence charnelle prend place dans l'intimité de l'alcôve ou la chaleur de l'étable. Les scènes sont fougueuses, voire sauvages, l'exercice du désir est effréné, la charge érotique évidente. Librement consenties ou manifestement subies, ces étreintes traduisent toute l'ambiguïté des pratiques amoureuses au XVIIIe siècle.

Pierre-Antoine Baudouin (Paris, 1723 - Paris, 1769)
Deux jeunes amoureux
Gouache sur papier Paris, collection particulière, courtesy Éric Coatalem

Pierre-Antoine Baudouin (Paris, 1723 - Paris, 1769)
L'Épouse indiscrète
1765
Gouache sur papier
Paris, musée des Arts décoratifs, département des Arts graphiques

Élève et gendre de Boucher, Baudouin "s'était fait un petit genre lascif et malhonnête qui plaisait beaucoup à notre jeunesse libertine", précisent Grimm et Diderot dans leur correspondance. Baudouin est une source d'inspiration capitale pour le jeune Fragonard, avec lequel il partage un atelier en 1765. D'une scène d'étreinte partagée à une autre manifestement suble. il traduit dans ses gouaches toute l'ambiguité, et le danger, des liaisons amoureuses, en un siècle épris de liberté autant que de licence.

Jean-Baptiste Pater
(Valenciennes, 1695 - Paris, 1736), 
L'Étreinte, Vers 1730
Huile sur toile
Marseille, musée Grobet-Labadié

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732 - Paris, 1806)
L'Étable, Vers 1765-1770
Lavis de bistre sur préparation à la pierre noire Paris, musée Cognacq-Jay

De la résistance inutile à l'étreinte forcée, Fragonard représente la brutalité des désirs charnels ainsi que la violence de la domination masculine. Dans ses œuvres, les relations manifestement non consenties favorisent le point de vue de l'agresseur. Ici, un campagnard a empoigné une fille de ferme qu'il fait basculer dans le foin pour abuser d'elle. Le regard franc du bovin qui fixe le spectateur nous prend à témoin. Au privilège de la condition sociale s'ajoute celle de la domination masculine.

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732 - Paris, 1806)
La Résistance inutile
Vers 1770-1773 Huile sur toile
Stockholm, Nationalmuseum

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Hercule et Omphale,Vers 1732-1735
Huile sur toile Moscou, Musée d'État des Beaux-Arts Pouchkine

Boucher a traité à plusieurs reprises les amours d'Hercule et Omphale, inspirées des Métamorphoses d'Ovide. Esclave de la reine Omphale, Hercule se travestit en femme, tandis que celle-ci s'approprie les attributs virils du héros, sa massue et sa peau de lion. Il est moins question ici d'une inversion des rôles que d'une passion irrésistible. Avec cette œuvre extrême, dont nous ignorons la genèse, Boucher bouscule les repères. L'intensité du baiser et la crudité des gestes sont repris par la palette flamboyante et le désordre des drapés, images du tumulte des sens. L'enlacement des jambes, parfaitement codifié à l'époque, signifie le rapport sexuel : il indique l'issue de cette étreinte enflammée.

Violence et trauma

Dans le sillage d'une sensibilité nouvelle, les chantres de l'amour évoquent aussi les dangereux tourments qu'engendre la quête du plaisir. Deux chefs-d'œuvre singuliers - La Belle Cuisinière de Boucher et La Cruche cassée de Greuze - invitent à réfléchir sur la violence du désir et sur ses conséquences. Les détails, qui dialoguent entre eux comme un réseau de signes, suggèrent avec discrétion l'issue de l'aventure charnelle. Œuf ou cruche cassés, bougie consumée, lait renversé sont autant de symboles annonçant ou confirmant, à l'époque, la perte de virginité. Associés à d'autres images, telles que la poule dévorée par un chat, les mains nouées sur le bas-ventre ou l'expression désemparée d'un visage, ces détails appellent à privilégier une interprétation plus grave. Pourtant, le statut de ces œuvres reste ambigu et les niveaux de lecture multiples. Il est difficile d'en fixer la signification définitive: avertissement moralisateur ou simple grivoiserie, condamnation d'une jeunesse insouciante ou réelle évocation du viol?


François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
La Belle Cuisinière, Vers 1735
Huile sur bois
Paris, musée Cognacq-Jay

Cette scène de séduction, d'apparence anodine, cache une réalité plus complexe, à laquelle fait écho la légende de la gravure qui la reproduit. La présence des œufs brisés, au sol et sur la robe de la « belle cuisinière >> - images traditionnelles de la perte de virginité-, présage un acte charnel. Les autres détails signifiants de la composition, comme la marmite qui déborde sur le feu, les légumes, tels que le chou, symbole de fertilité, et les concombres, à l'évidente forme phallique. soulignent l'érotisme sous-jacent de la scène, teintée de danger. Le chat qui dévore une poule achève de dépeindre une issue funeste inéluctable.

François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
Étude de femme pour La Belle Cuisinière, Vers 1735
Sanguine, rehauts de craie blanche Londres, collection particulière

Pierre-Alexandre Aveline (Paris, 1702 - Paris, 1760) D'après François Boucher (Paris, 1703 - Paris, 1770)
La Belle Cuisinière, 1735
Eau-forte et burin Londres, collection particulière

Pierre-Étienne Moitte (Paris, 1722 - Paris, 1780) D'après Jean-Baptiste Greuze (Tournus, 1725 - Paris, 1805)
Les Œufs cassés, 1769
Eau-forte et burin
Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie

Jean-Baptiste Greuze (Tournus, 1725 - Paris, 1805)
Esquisse préparatoire de La Cruche cassée, 1771, Huile sur toile
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, legs baronne Salomon de Rothschild

Une jeune fille nous fixe, la robe en désordre et le ruban dénoué; à son bras pend une cruche fendue. Comme les œufs brisés, la cruche cassée symbolise au XVIIIe siècle la virginité perdue; l'aspect anthropomorphe de l'objet rappelant les formes féminines. La nudité partielle de la jeune fille, son regard vide et sa tenue sens dessus dessous indiquent une scène brutale, sans doute consécutive à un viol. La déclinaison de gris froids résonne avec la tragédie suggérée. Cette esquisse, rapidement brossée, trahit de manière plus tangible encore que la composition finale (conservée au musée du Louvre) le drame sous-jacent.

Et pour finir, trois magnifiques portraits de Greuze dans les collections permanentes de ce charmant petit musée 

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