samedi 19 octobre 2024

Tarsila Do Amaral au musée du Luxembourg en octobre 2024


Tarsila do Amaral
Peindre le Brésil moderne
Figure centrale du modernisme brésilien, Tarsila do Amaral (ou Tarsila, de son nom d'artiste) est la créatrice d'une œuvre originale et évocatrice puisant dans les imaginaires indigéniste et populaire autant que dans les instances modernisatrices d'un pays en pleine transformation.
Dans les années 1920, évoluant entre São Paulo et Paris, elle est une passeuse entre les avant-gardes de ces deux capitales culturelles, mettant son univers iconographique brésilien à l'épreuve du cubisme et du primitivisme en vogue dans la capitale française. Sa peinture inspire alors les mouvements Pau-Brasil et Anthropophage, dont la quête d'un Brésil "authentique", multiculturel et multiracial, vise à refonder sa relation avec les "centres" européens de la colonisation.
La dimension militante de ses peintures des années 1930 et sa capacité à accompagner, jusqu'aux années 1960, les évolutions profondes de son environnement social et urbain confirment la puissance d'une œuvre ancrée dans son temps et toujours prête à se renouveler, malgré les conditions instables que peut rencontrer, en fonction des époques et des contextes, une artiste femme émancipée et indépendante. Nous invitant au cœur d'une modernité brésilienne qu'elle a contribué à forger plus qu'elle ne l'a illustrée, l'oeuvre de Tarsila do Amaral dévoile toute la complexité de ce concept toujours ouvert à débat, soulevant des questions identitaires et sociétales qui demeurent très actuelles, au Brésil comme en Europe.


Passeports pour la modernité
Issue d'une famille cultivée de grands propriétaires terriens de la région de São Paulo, Tarsila do Amaral entreprend son premier voyage d'études à Paris en 1920, reproduisant le parcours typique des peintres académiques brésiliens.
Pendant son absence, en février 1922, la «Semaine d'Art moderne » donne une impulsion nouvelle à la scène artistique de São Paulo: jeunes écrivains, musiciens et peintres prônent une avant-garde affranchie des modèles importés, sans pour autant renier leur cosmopolitisme.
De retour à Sao Paulo en juin 1922, Tarsila participe personnellement à ce renouveau moderniste, aux côtés de la peintre Anita Malfatti et des écrivains Paulo Menotti del Picchia, Mário de Andrade et Oswald de Andrade, avec qui elle forme le Groupe des Cinq.
C'est dans un tout nouvel état d'esprit qu'elle retourne à Paris, en 1923 animée par un projet qui se veut national et moderne, elle cherche désormais une confrontation directe avec les avant-gardes européennes. Fréquentant les ateliers d'André Lhote, Fernand Léger et Albert Gleizes, elle appréhende le cubisme comme une « école d'invention », lui permettant de s'affranchir des codes de représentation convenus et d'élaborer un style véritablement libre et personnel.

Figure en bleu
1923
Huile sur toile
Collection particulière
À l'Académie Julian, Tarsila suit les cours réservés aux femmes, se consacrant à l'étude de nus qu'elle peut réaliser pour la première fois d'après modèles vivants. Ce n'est qu'après son retour à São Paulo, pendant l'euphorique période d'expérimentation au sein du Groupe des Cinq, que Tarsila prend ses distances avec les modèles académiques. À l'instar d'Anita Malfatti, elle adopte des couleurs plus contrastées et des solutions formelles moins conventionnelles, comme dans ce portrait de femme, peint au tout début de l'année 1923.

Académie n° 4
1922
Huile sur carton
Collection particulière

Tarsila et sa fille Dulce à bord du Desado, en voyage vers
l'Europe
1920

Étude (nu assis)
1921
Huile sur toile
São Paulo, Acervo Artístico-Cultural dos Palácios do Governo
do Estado de São Paulo

Nature morte avec horloges
1923
Huile sur toile
Rio de Janeiro,
 collection Luiz Carlos Ritter

Composition avec horloge
1923
Mine de plomb sur papier
Rio de Janeiro, 
collection Luiz Carlos Ritter

Composition cubiste
 (mains sur le piano)]
1923
Aquarelle et mine de plomb sur papier
Rio de Janeiro, 
collection Max Perlingeiro

Étude pour une
pour une composition
cubiste avec points
1925
Mine de plomb sur papier
Collection particulière

Mon atelier (rue Vitória)
1918
Huile sur toile
São Paulo, 
collection Ivani et Jorge Yunes

Vue de l'hôtel à Paris
1920
Huile sur toile
São Paulo, collection Michele Behar
Tarsila crée, en 1917, le premier atelier d'artistes de São Paulo, rua Vitória. Encore apprentie, elle le met à disposition de son professeur, le peintre académique Pedro Alexandrino, qui y dispense ses cours collectifs. Elevée dans un milieu très francophile, elle poursuit tout naturellement sa formation à Paris, où elle loue une chambre rue du Louvre. Fidèle à la tradition picturale européenne de la fin du XIXe siècle, elle peint l'entrée de son atelier de São Paulo et la vue de sa chambre parisienne dans un style tout à fait similaire, malgré les tonalités et la lumière très différentes qui caractérisent chacune des deux villes.

La poupée
1928
Huile sur toile
Rio de Janeiro, collection Hecilda et Sergio Fadel
Réalisé en 1928, bien après son apprentissage parisien, ce tableau montre la persistance du modèle de Léger dans l'oeuvre de Tarsila et l'interprétation très personnelle que fait l'artiste des théories de Gleizes, son principal maître. Dans la lignée de ce dernier, elle conçoit ses tableaux comme des «< organismes >>> autonomes, indépendants de toute ambition réaliste, s'intéressant moins aux objets représentés qu'au système de relations entre les formes et les couleurs et à leur équilibre rigoureux dans l'espace circonscrit de la toile.

Caipirinha [Petite caipira]
1923
Huile sur toile
Collection Luiz Harunari Goshima
Commencé au printemps 1923, ce tableau est pour Tarsila l'une des premières tentatives de s'affranchir des codes de la figuration académique à travers des langages d'avant-garde. Dans une lettre à ses parents, elle décrit ce tableau comme une façon de s'autoreprésenter en jeune fille de la campagne brésilienne (une petite « caipira >>) jouant avec les branches du jardin comme elle le faisait, enfant, dans la fazenda familiale. Cette identification avec la culture populaire des régions rurales, de la part d'une femme très cultivée de la haute bourgeoisie, annonce l'idéalisation d'une appartenance nationale qui dépasse volontairement les clivages culturels et sociaux de la population brésilienne.

Une "Caipirinha habillée par Poiret"
En tant qu'artiste brésilienne à Paris, Tarsila doit composer avec un certain nombre de stéréotypes pour frayer son chemin dans un système de l'art eurocentré et dominé par les hommes. Si son physique et son style vestimentaire ne passent jamais inaperçus, la critique attend d'elle, comme de sa peinture, une «
Tarsila joue de son apparence pour construire son personnage, alors inédit, de femme artiste moderne brésilienne, contournant, dans ses autoportraits, les canons établis.
Telle une «Caipirinha habillée par Poiret» (selon les vers que lui dédie Oswald de Andrade) elle se veut la porte-parole d'un « Brésil profond », tout en étant parfaitement à la page des goûts parisiens et sans négliger ce brin d'excentrisme censé faire d'elle une véritable artiste d'avant-garde.


Autoportrait 1
1924
Huile sur carton sur panneau d'aggloméré
São Paulo, Acervo Artístico-Cultural dos Palácios do Governo do Estado de São Paulo
Cet autoportrait cristallise l'image de soi soigneusement élaborée par l'artiste après juin 1922 cheveux serrés en chignon, rouge à lèvre éclatant et longues boucles d'oreilles. Sur un fond neutre, tel une sorte de masque extrait de tout contexte anecdotique, le visage de l'artiste devient, par sa stylisation assumée, sa véritable « marque ». À ce titre, ce portrait est choisi pour illustrer les couvertures de presque tous les catalogues d'expositions de son vivant et dicte même le traitement de futurs portraits photographiques.

Anonyme (Benedito Duarte?)
 Portrait de Tarsila do Amaral
Sans date
Épreuve gélatino-argentique
São Paulo, Biblioteca Municipal Mário de Andrade

Portrait d'Oswald de Andrade
1923
Huile sur toile
São Paulo, Museu de Arte Brasileira - MAB FAAP

Chemin de fer central du Brésil]
1924
Huile sur toile
Museu de Arte Contemporânea da Universidade de São Paulo, donation du Museu de Arte Moderna de São Paulo
Dans les années 1920, le motif du train est récurrent dans l'œuvre de Tarsila. Introduit au Brésil en 1855, le chemin de fer reliant les États de Rio de Janeiro, São Paulo et du Minas Gerais, appelé Estrada de Ferro Carril do Brasil (E.F.C.B.) s'agrandit au cours du XXe siècle. Moyen de transport éminemment moderne, le train demeure, jusqu'aux années 1950, le principal du pays. Ce tableau exalte le progrès technologique symbolisé par les ponts ferroviaires, les poteaux électriques et les sémaphores. Néanmoins, les lignes courbes du chemin de fer conduisent notre regard vers les éléments reconnaissables d'un quartier populaire, que Tarsila souhaite faire cohabiter, dans sa composition, avec les signes du progrès évoqués au premier plan.

Rio de Janeiro
1923
Huile sur toile
São Paulo, Fundação Cultural Ema Gordon Klabin

L'invention
du paysage brésilien
L'éloignement temporaire du Brésil est pour Tarsila l'occasion d'appréhender autrement ses origines. Tandis qu'elle prend conscience du charme exotique que son pays tropical exerce dans son cercle d'amis parisiens, le cubisme lui offre une méthode d'analyse et de rationalisation formelle lui permettant de se réapproprier son paysage physique et mental, loin des conventions et des préjugés.
Dès 1924, elle part à
«redécouverte » de São Paulo, métropole ultradynamique; de Rio de Janeiro, avec son paysage exubérant; de la région du Minas Gerais, riche de vestiges coloniaux et baroques.
Avec le trait limpide qui caractérise son dessin, Tarsila
« décortique » au crayon et à l'encre ces environnements si différents les uns des autres et sélectionne à sa guise les éléments d'un Brésil « authentique » qui, transcrits sous forme de lignes et formes géométriques, donnent vie à son nouvel alphabet visuel. Simple et moderne, intelligible par le public brésilien et international, ce dernier est décliné dans des peintures à la composition rigoureuse, dans lesquelles ces éléments, à l'origine disparates, cohabitent harmonieusement.

Romance
1925
Huile sur toile
São Paulo, Acervo da Casa Guilherme de Almeida - Governo do Estado de São Paulo
En compagnie du groupe des modernistes et de Cendrars, Tarsila entreprend un voyage dans le Minas Gerais lors de la Semaine Sainte de 1924. Elle dira avoir été notamment touchée par les décorations populaires et les peintures des églises « exécutées avec amour et dévotion par des artistes anonymes ». Cette fenêtre de type colonial et cette décoration florale, qui rappelle à la fois des bas-reliefs baroques et des motifs folkloriques, s'inspirent de ces références. La palette renvoie volontairement à ces couleurs populaires injustement discréditées, selon l'artiste, comme "laides et campagnardes".
Dans un vocabulaire simplifié de formes et de couleurs en aplat, la modernité de Tarsila délaisse les codes importés pour puiser dans des motifs locaux perçus comme authentiques.

Sans titre, projet d'illustration pour Feuilles de route
de Blaise Cendrars
Vers 1924
Encre sur papier
Berne, Bibliothèque nationale suisse, archives littéraires suisses,
fonds Blaise Cendrars

Sans titre, projet d'illustration pour Feuilles de route
de Blaise Cendrars
Vers 1924
Encre sur papier
Berne, Bibliothèque nationale suisse, archives littéraires suisses,
fonds Blaise Cendrars
Étroitement liée à la ville de São Paulo, Tarsila est sensible à l'effervescence de cette métropole dont les transformations rapides, sur le plan urbanistique et social, appellent à la création de nouveaux codes d'expression.

Paysage avec wagon de train
Vers 1924
Aquarelle et encre de Chine sur papier
São Paulo, collection Rose et Alfredo Setubal

Le marché 
1924
Huile sur toile
Collection particulière

Primitivisme et identité(s)
Même lorsqu'elle représente des personnages, Tarsila est confrontée à un double défi
répondre
à la demande d'exotisme de la capitale française et participer à la construction d'un imaginaire national et moderne fondé sur le métissage entre les cultures indigène, portugaise et africaine qui composent historiquement le peuple brésilien.
Les traditions précoloniales font alors l'objet de ses recherches, tandis que des afro-descendants sont représentés dans ses œuvres de 1924 et 1925, lorsque Tarsila illustre le recueil de poèmes Pau Brasil d'Oswald de Andrade et adhère au mouvement du même nom.
Des descriptions idylliques des favelas et des scènes de carnaval, associées aux couleurs vives que l'artiste qualifie de « populaires », illustrent la quête d'un primitivisme autochtone, idéalisé par l'intellectuelle blanche et cosmopolite qu'est Tarsila. Effaçant toute trace de disparité sociale et de violence coloniale, ces toiles ne cachent pas l'ambiguïté de ces appropriations ni la complexité des questions identitaires et raciales d'un pays qui, cent ans après son indépendance et trente-sept après la fin de l'esclavage, est loin d'avoir atteint l'harmonie idéale dépeinte par l'artiste.

La négresse
1923
Huile sur toile
São Paulo, Museu de Arte Contemporânea da Universidade
de São Paulo, donation du Museu de Arte Moderna de São Paulo
A Negra
D'abord consacrée comme un hommage moderniste rendu à la population afro-brésilienne, puis pointée du doigt comme illustration des stéréotypes racistes et sexistes propres aux sociétés brésiliennes et françaises des années 1920, cette femme noire qui nous regarde en face n'a toujours pas fini d'interroger son public.
Bien que Tarsila ait dit s'être inspirée du souvenir d'une ancienne esclave qui habitait la fazenda familiale, et qu'une feuille de bananier stylisée, sur le fond, suggère un environnement tropical, ce personnage, peint à Paris en 1923, ressemble moins à un portrait qu'à une composition parfaitement dans l'air du temps, dans laquelle une sculpture totémique africaine rencontrerait les géométries colorées d'un Léger.
Lorsqu'elle l'expose à Paris, Tarsila titre cette œuvre
«La Négresse», songeant peut-être à la Négresse blanche que Brancusi sculpte la même année. 

Sans titre, projet d'illustration pour Feuilles de route
de Blaise Cendrars
Vers 1924
Encre sur papier
Berne, Bibliothèque nationale suisse, archives littéraires suisses,
fonds Blaise Cendrars

Baptême de Macounaïma]
1956
Huile sur toile
São Paulo, collection Sonia Samaja
Sur commande de la maison d'édition Livraria Martins, Tarsila peint ce tableau en 1956, en hommage au roman Macounaïma publié en 1928 par Mário
de Andrade. Le protagoniste de cet ouvrage fondateur du modernisme brésilien, basé sur les recherches de son auteur sur les mythes et légendes du folklore autochtone, est un anti-héros en transformation constante prenant les traits d'un indigène, d'un afro- descendant, d'un européen blanc ; il est homme et femme à la fois, enfant de la nature sauvage et fasciné par la modernité bruyante de la métropole. Métaphore carnavalesque et ludique de l'inconscient collectif brésilien et de sa nature métisse, dépourvu de préjugé et de morale, Macounaïma réunit en soi toutes les qualités et les défauts de l'être humain.

Le papayer
1925
Huile sur toile
São Paulo, Coleção de Artes Visuais do Instituto de Estudos Brasileiros - USP

Carnaval à Madureira]
1924
Huile sur toile
São Paulo, Fundação José e Paulina Nemirovsky, en dépôt à la Pinacoteca do Estado de São Paulo
En 1924, avec ses amis modernistes, Tarsila visite Rio de Janeiro lors du carnaval. À Madureira, quartier populaire de la ville, elle découvre une réplique en bois de la tour Eiffel, hommage rendu à l'aviateur brésilien Alberto Santos Dumond qui avait volé en dirigeable dans le ciel de la Ville lumière, en 1906. Tout en jouant sur le déplacement déroutant de ce symbole parisien dans les faubourgs brésiliens, Tarsila s'approprie le thème du carnaval, issu de la culture populaire, comme sujet national. À la manière de O Mamoeiro (Le Papayer), dans lequel une favela de Rio est présentée comme un village paisible et bariolé, ce quartier populaire de Rio de Janeiro incarne, chez Tarsila, un espace idéal et romantique dans lequel des éléments disparates, voire contradictoires, cohabiteraient sans conflit.

Vendeur de fruits
1925
Huile sur toile
Rio de Janeiro, Museu de Arte Moderna, Collection Gilberto Chateaubriand

La Cuca
1924
Huile sur toile
Cadre réalisé à la demande de l'artiste
par le décorateur Pierre Legrain (Levallois-Perret, 1889 Paris 1929)
Paris, Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée de Grenoble
Dans un paysage verdoyant, Tarsila dit avoir réuni «un animal étrange, un crapaud, un tatou et un autre animal inventé ». Dans le folklore brésilien, la Cuca est un redoutable croquemitaine et les personnages que Tarsila dit avoir inventés sont en réalité tirés de motifs autochtones que l'artiste étudie dans les musées ethnologiques. Les mêmes sources inspirent les projets de costumes pour un « ballet brésilien » (jamais réalisé) avec livret d'Oswald de Andrade et musique d'Heitor Villa-Lobos, sur le modèle des fameux ballets russes et suédois. C'est encore un Saci-Pererê, personnage fantastique issu du syncrétisme entre les cultures indigènes, africaine et portugaise, qui illustre la quatrième de couverture du catalogue de la toute première exposition personnelle de Tarsila, en juin 1926, à Paris.

Religion brésilienne 
1927
Huile sur toile
São Paulo, Acervo Artístico-Cultural dos Palácios do Governo do Estado de São Paulo
Ce tableau s'inspire d'un autel domestique typiquement
brésilien, sur lequel des éléments disparates objets d'artisanat, vases de fleurs en papier crépon entourent des effigies religieuses. L'accumulation d'éléments
qui remplissent la surface de la toile sans aucune symétrie accentue l'aspect spontané de cette composition votive. Pour Tarsila, l'emploi du « bleu très pur », du "vert chantant" et du "rose violacé", associé au thème populaire du tableau, représente une forme de revanche contre l'oppression du  "bon goût" étranger. Exaltant ces mêmes couleurs, la fleur typiquement brésilienne qui, dans ce tableau, est purement décorative, prend un aspect monumental, presque totémique, dans Manacá,
qui annonce l'évolution de la peinture de Tarsila vers la phase dite anthropophagique.

Manacá
1927
Huile sur toile
Collection particulière

Le Brésil cannibale
En 1928, la figure de l'Abaporu (en langue indigène tupi-guarani: «Homme qui mange [un autre homme]), donne naissance au mouvement "anthropophage". Faisant référence à la pratique indigène de dévoration de l'autre dans le but d'en assimiler les qualités, l'Anthropophagie décrit, métaphoriquement, le mode d'appropriation et de réélaboration constructive, de la part des Brésiliens, des cultures étrangères et colonisatrices.
Délaissant la description de sujets populaires et les géométries d'origine cubiste, les oeuvres de Tarsila présentent désormais un syncrétisme plus symbolique que narratif, dans lequel un riche répertoire européen et brésilien est ainsi «dégluti» et définitivement transformé.
Ces peintures, que l'artiste qualifie de "brutales et sincères", échappent à toute lecture univoque et à toute codification convenue. Les éléments naturels et architecturaux se confondent dans des paysages suggestifs et évocateurs qui transportent l'observateur vers des dimensions magiques ou oniriques, tandis que les dessins se peuplent de "personnages aux pieds énormes, plantes grasses et enflées, et animaux étranges qu'aucun naturaliste ne pourrait classer".


Cartão-postal [Carte postale]
1929
Huile sur toile
Collection particulière
Dans cette "carte postale" anthropophage, plusieurs paysages brésiliens sont à nouveau réunis, autour de l'incontournable Pain de sucre évoquant la ville de Rio de Janeiro. Dans cet environnement, où Tarsila rassemble tous les éléments du vocabulaire qu'elle a créé depuis 1924, la mer peut cohabiter avec les cactus du désert, et les palmiers des villes du sud du Brésil avec la végétation tropicale de la forêt amazonienne. D'étranges animaux autochtones, à mi-chemin entre singes et paresseux, avec des mains presque humaines, habitent l'univers paisible d'un peuple qui,
à la différence des Européens, n'a jamais fait la distinction entre «urbain, suburbain, frontalier et continental », et vit "paresseux dans la mappemonde du Brésil" (Manifeste anthropophage)

Le crapaud
1928
Huile sur toile
São Paulo, Museu de Arte Brasileira - MAB FAAP

Urutu
1928
Huile sur toile
Rio de Janeiro, Museu de Arte Moderna, collection Gilberto Chateaubriand
Urutu (intitulé « L'œuf >>, lors de sa première présentation à Paris, en 1928) rejoint une symbolique largement exploitée par les modernistes, qui décrit le Brésil comme le pays du « cobra grande» ("grand serpent"), allusion à ce reptile gigantesque caché dans les profondeurs des rivières ou des lacs qui, selon le mythe indigène, incarne l'esprit des eaux. Enveloppant un œuf qu'il s'apprête à dévorer, il pourrait ici évoquer un retour aux origines, ou à l'« âge d'or annoncé par l'Amérique » selon le Manifeste anthropophage, c'est-à-dire à une époque précoloniale, précapitaliste et préreligieuse. En 1931, le mythe du cobra grande revient aussi dans le célèbre roman de Raul Bopp, Cobra Norato.

Le taureau (bœuf dans la forêt)
1928
Huile sur toile
Salvador de Bahia, Museu de Arte Moderna da Bahia

Abaporu IV
1928
Encre de Chine sur papier
Collection particulière
Décliné en peinture et en dessin, ce personnage démesuré, en symbiose avec le sol et avec un majestueux cactus fleuri, illustre le Manifeste anthropophage et son paradigme d'affirmation identitaire : «Seule l'anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement ». Dans des tons à la fois pamphlétaires, poétiques et ironiques, le Manifeste paraphrase Shakespeare (<< Tupi or not tupi, that's the question >>) et dévoile une connaissance profonde de la culture européenne, de Montaigne à Rousseau, de Wagner à Freud. Cependant, proposant une inversion des relations de pouvoir ordinaires entre colonisateurs et colonisés, les «< cannibales culturels »> ne sont pas des imitateurs de ces références, mais ils sélectionnent de façon critique les éléments qu'ils souhaitent s'approprier.

Paysage avec un animal anthropophagique III
Vers 1930
Crayon de couleur et pastel sur papier
São Paulo, collection Marta et Paulo Kuczynski

Ville (la rue)
1929
Huile sur toile
São Paulo, collection Jones Bergamin

Forêt
1929
Huile sur toile
São Paulo, Museu de Arte Contemporânea da Universidade
de São Paulo, donation Museu de Arte Moderna de São Paulo par André Dreyfus

Distance
1928
Huile sur toile
São Paulo, Fundação José e Paulina Nemirovsky, en dépôt à la Pinacoteca do Estado de São Paulo
Rétrospectivement, Tarsila interprète plusieurs tableaux de la période anthropophage comme la traduction de rêves, de réminiscences enfantines ou d'images de l'inconscient apparues dans des états de semi-éveil. Ses environnements énigmatiques ont été parfois comparés aux œuvres de Magritte ou de De Chirico - dont Tarsila possédait un tableau dans sa propre collection. Sans se réclamer du surréalisme, de la métaphysique ou de la psychanalyse, les anthropophages connaissent bien toutes ces références, qui font assurément partie de la vaste et profonde culture, européenne et américaine, que l'artiste «déglutit » et transforme dans son œuvre.

Bonace II
1929
Huile sur toile
São Paulo, Acervo Artístico-Cultural dos Palácios do Governo do Estado de São Paulo

Bûcheron au repos
1940
Huile sur toile
Fortaleza, collection Airton Queiroz

Terre
1943
Huile sur toile
Rio de Janeiro, succession Zoé Noronha Chagas Freitas
Jamais exposée dans les rétrospectives de l'artiste après sa mort, une petite série de la fin des années 1940, aux touches légères, presque pointillistes, inaugure un nouveau virage stylistique. Le titre de ce tableau et le lien du personnage avec la terre pourraient ici faire allusion aux luttes paysannes qui animent le contexte rural brésilien à cette époque. Cependant, Tarsila semble prendre ses distances avec le réalisme social, pour revenir aux ambiances métaphysiques et au gigantisme onirique qui avaient déjà caractérisés les peintures de la période anthropophage. Le cactus réapparait, tandis que les montagnes à l'horizon se fondent avec les cheveux du personnage allongé, en symbiose avec le paysage, comme l'était Abaporu et les personnages des dessins de 1928 à 1930.
Travailleurs
et travailleuses
Fin 1929, séparée d'Oswald de Andrade, Tarsila subit de plein fouet les conséquences du krach boursier de New York. Ses propriétés étant hypothéquées, elle doit s'habituer à un mode de vie bien plus modeste que celui qu'elle a connu jusqu'alors.
Aux côtés d'Osório César, jeune médecin et intellectuel de gauche, elle s'intéresse au modèle économique et social promu par le gouvernement soviétique. Un voyage en URSS et ses idées politiques qui lui coûtent la prison, en 1932, sous le gouvernement de Getúlio Vargas - marquent le contenu et le style de ses nouvelles peintures, qui suivent les préceptes du «réalisme social >>.
Les classes populaires, évoquées par les silhouettes anonymes des tableaux des années 1920, deviennent désormais les véritables protagonistes de ses fresques sociales, à mesure que les couleurs vives laissent place à des tons plus sobres.
Alors que, dès 1937, la dictature relègue les artistes femmes à des modèles traditionnels et à des thèmes intimistes, Tarsila continue d'explorer le monde du travail avec un regard critique ou poétique, que ce soit dans un milieu rural, urbain ou industriel, s'intéressant aussi à la condition féminine.


Ouvriers
1933
Huile sur toile
São Paulo, Acervo Artístico-Cultural dos Palácios do Governo do Estado de São Paulo
Les modèles du réalisme social et du muralisme mexicain marquent la principale peinture militante de Tarsila, dont la composition en diagonale est inspirée d'une affiche de l'artiste soviétique Valentina Kulagina. La célébration de la mixité ethnique du peuple brésilien, déjà évoquée dans les œuvres des années 1920, prend une connotation véritablement sociale dans cet hommage à la classe ouvrière de São Paulo, représentée par ces visages de toutes origines sur fond de paysage industriel. On y retrouve quelques portraits significatifs : l'architecte Gregori Warchavchik, dont les constructions rationalistes révolutionnent l'habitat de São Paulo; Eneida de Moraes, emprisonnée avec Tarsila en 1932; son amie proche, la chanteuse Elsie Houston, ou encore l'administrateur de sa fazenda familiale.

Travailleurs
1938
Huile sur toile
São Paulo, Banco Central do Brasil, en dépôt au Museu de Arte de São Paulo

Stratosphère
1947
Huile sur toile
São Paulo, Acervo Artístico-Cultural dos Palácios do Governo do Estado de São Paulo

Couturières]
1950
Huile sur toile
São Paulo, Museu de Arte Contemporânea da Universidade de São Paulo, donation Francisco Matarazzo Sobrinho
La place des femmes dans le monde du travail est évoquée par ce tableau, commencé au milieu des années 1930, puis repris et finalisé en 1950. À la différence de Operários, exposé dans cette salle, le traitement du groupe prime sur la définition individuelle de chaque personnage. Renouant avec certains tableaux de l'époque cubiste, Tarsila se sert du jeu de lignes obliques pour accentuer la relation entre les éléments du tableau (les travailleuses) et leur intégration dans l'espace environnant. Comme pour Operários, une affiche de l'artiste soviétique Valentina Kulagina a servi de modèle à Tarsila, qui s'en inspire pour le traitement des figures féminines.

Version inachevée de Segunda classe [Seconde classe]
Sans date
Huile diluée sur papier
São Paulo, collection Tarsila do Amaral

Nouveaux paysages
Dans les années 1950, Tarsila se consacre à de nombreuses commandes et à des projets d'illustrations, tout en participant à des expositions collectives, dont les deux premières biennales de São Paulo.
Avec un regard rétrospectif sur son œuvre, elle revisite, en les actualisant, les motifs de ses compositions antérieures. Elle expérimente différents registres formels, variant la façon d'articuler les formes géométriques et organiques qui caractérisent, depuis toujours, son vocabulaire pictural.
Toujours à l'affut des évolutions de son environnement, Tarsila accompagne les transformations du paysage urbain brésilien et notamment de São Paulo, avec ses gratte-ciels bleu-gris de plus en plus hauts surplombant les maisons anciennes et la végétation tropicale. Elle se montre aussi réceptive aux codes visuels les plus actuels, alors que, à la fin de la décennie, l'abstraction géométrique et informelle est en plein essor, que le paysagiste Burle Marx multiplie ses jardins multicolores de plantes autochtones, et que, sous la direction d'Oscar Niemayer et Lucio Costa, le chantier de la nouvelle capitale, Brasilia, vient tout juste de commencer.

Paysage avec des fleurs roses et violettes
1963
Huile sur toile
Rio de Janeiro, collection João Roberto Marinho

Paysage avec quinze maisons
1965
São Paulo, 
collection Marcos Ribeiro Simon

Passage à niveau III
1965
Huile sur toile
Rio de Janeiro, 
collection Karin et Roberto Irine Marinho
Village avec pont et papayer
1953
Huile sur toile
Collection particulière

Port 1
1953
Huile sur toile
São Paulo, Banco Central do Brasil, en dépôt au Museu
de Arte de São Paulo

Étude pour la couverture
de la partition de Suíte infantil de João de Souza Lima
Vers 1939
Mine de plomb, encre de Chine et gouache
sur carton avec passe-partout
São Paulo, collection João Ataliba de Arruda Botelho Neto

Étude pour la couverture
de la partition de Suíte infantil de João de Souza Lima
Vers 1939
Mine de plomb, encre de Chine et huile sur carton
São Paulo, collection João Ataliba de Arruda Botelho Neto

La métropole
1958
Huile sur toile
São Paulo, collection Maria Bernadette Ortiz Nascimento
Entre 1920 et 1960, le paysage brésilien a considérablement changé, tout comme sa représentation.
Suite à une nouvelle vague migratoire interne et sous l'effet de la pression immobilière, les gratte-ciels dépassent bientôt les limites du centre- ville pour atteindre les quartiers périphériques. L'artiste représente les tours d'immeubles qui
composent désormais l'horizon de la ville avec des tons gris, bleus et violets, dans un langage presque abstrait qui semble rejoindre les géométries expérimentales des jeunes
artistes avec qui elle partage les salles de la Biennale de São Paulo et de Venise, dans les années 1950 et 1960.

Bonace III]
Sans date [années 1960]
Huile sur toile
Collection particulière
Dans cette toile, peinte dans les années 1960, Tarsila semble vouloir expérimenter la touche gestuelle et pâteuse de l'abstraction informelle
qui foisonne à la Biennale de São Paulo de 1959. Même lorsqu'elle reprend des motifs plus anciens comme dans ce tableau, dans lequel elle revisite sa composition homonyme de 1929 - le recours à des formes géométriques plus ou moins épurées donne lieu à des nouveaux paysages qui, à la différence des environnements anthropophagiques, sont désormais plus réels qu'imaginaires, matérialisés par des architectes visionnaires comme Oscar Niemeyer ou des peintres paysagistes comme Roberto Burle Marx.






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Naissance et Renaissance du dessin italien à la Fondation Custodia en décembre 2024

Beaucoup d'études dans cette intéressante exposition dont voici la présentation et une sélection d'œuvres : Succèdant au Moyen-age ,...