jeudi 25 mai 2023

Giovanni Bellini à Jacquemart-André en mai 2023

Jolie exposition sur cet artiste vénitien dont voici l'essentiel :

GIOVANNI BELLINI
INFLUENCES CROISÉES

Figure éminente de la Renaissance italienne, Giovanni Bellini est aujourd'hui considéré comme le maître de l'école vénitienne ayant donné naissance à l'art du colorito qui fit la gloire de la Serenissime. Cette exposition est la première exposition en France à rendre hommage à celui qui fut le peintre officiel de Venise, et dont l'ascension correspond au début de l'âge d'or de la peinture venitienne. Bellini occupe très tôt une place privilégiée parmi les artistes de son temps, aussi bien par son statut social que par sa célébrité. Sa brillante carrière repose sur un renouvellement permanent de son art qui n'a eu de cesse d'évoluer en fonction de ses rencontres et des oeuvres qui lui parviennent, lui apportant de nouvelles sources d'inspiration.

Giovanni Bellini nait à Venise vers 1455. Il est le fils illégitime du peintre Jacopo Bellini, qui travaille dans le style gothique international alors en vogue. Jacopo a appris son métier auprès de Gentile da Fabriano (1370-1427), à qui il a rendu hommage en appelant son fils légitime du même prénom, Son œuvre se caractérise par un allongement des figures, une perspective marquée et une observation minutieuse de la nature. Ses livres de modèles reflètent son intérêt pour le développement d'une peinture plus réaliste, tendance qui s'affirme alors à Florence depuis le milieu des années 1420.

Giovanni, élevé dans le foyer paternel, se forme avec son frère aîné Gentile (1429-1507) au sein de l'atelier de Jacopo. A l'instar de son frère, Giovanni copie au plus près les ceuvres du père et, jusqu'au milieu des années 1450, il est difficile de distinguer avec certitude sa main dans les productions des Bellini, Le jeune peintre absorbe alors avec talent les nombreuses innovations artistiques de l'époque tout en déployant une extraordinaire créativité.

VITTORE DI MATTEO BELLINIANO (1456-1529)
Portrait d'homme en buste de profil vers la gauche coiffé d'une calotte (Giovanni Bellini)
Reproduction 1505 Musée Condé, Chantilly

Giovanni Bellini (1435-1516)
1445
Naissance de Giovanni Bellini à Venise.
Il est le fils illégitime de Jacopo Bellini. Ce dernier est alors marié à Anna Reversi avec qui il aura quatre enfants: Gentile, Nicolosia, Nicollo et Leonello.
Vers 1445-1453. Giovanni est apprenti dans l'atelier de son père.
1453
La demi-soeur de Giovanni, Nicolasia Bellini, épouse le peintre Andrea Mantegna
Decoration de la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, en partie réalisée par Gentile et Giovanni sous le contrôle de Jacopo.
1459.
Giovanni travaille comme peintre indépendant dans la paroisse de San Lio
1460
Jacopo, Gentile et Giovanni Bellini signent le retable de la chapelle Gattamelata dans la basilique du Santo de Padou, oeuvre aujourd'hui perdue
Andrea Mantegna devient peintre de cour à Mantoue.
1483
Giovanni devient peintre officiel de la République de Venise.
1487
Giovanni peint la Vierge aux arbrisseaux (Gallerie dell'Accademia, Venise), première Madone signée et datée.
Vers 1490. 
Son épouse, Ginévra Bellini décède.
1492. 
Giovanni travaille au décor de la salle du Grand Conseil au Palais ducal. Il remplace son frère pour réaliser la décoration de la Scuola Grande di San Marco.
1499, 
Mort d'Alvise, fils de Giovanni.
1502
 Giovanni peint le retable du baptême pour l'église Santa Corona à Vincense et le Portrait du doge Leonardo Loredan.  
1506. 
Séjournant à Venise, Albrech Dürer affirme que Giovanni Bellini est vieux maos toujours le meilleur en peinture.
Andrea Mantegna meurt à Mantoue.
Giovanni achèvera sa dernière commande, un cycle de grisailles destine au palais Cornaro de Venise.

JACOPO BELLINI (v. 1400-1470/1471)
Saint Jean l'Évangéliste
vers 1430-1435
tempera et or sur bois Gemäldegalerie, Berlin

JACOPO BELLINI (v. 1400 - 1470/1471)
La Vierge d'Humilité adorée par un prince de la maison d'Este
vers 1435-1440
tempera et or sur bois
Musée du Louvre, Département des peintures, Paris


GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516) ET GENTILE BELLINI (v. 1429-1507), DANS L'ATELIER DE JACOPO BELLINI
Annonciation
vers 1453
tempera sur toile Musei Reali - Galleria Sabauda, Turin
Ces deux toiles ont été réalisées pour une riche confrérie aujourd'hui disparue, la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, et faisaient partie à l'origine d'une série de 8 ou 9 peintures. Remises en valeur par d'importantes restaurations, ces toiles témoignent du style précoce du jeune Giovanni, alors débutant dans l'atelier de son père. Les rehauts d'or et la minutieuse description des détails naturalistes reflètent le goût décoratif encore très imprégné de la culture gothique de Jacopo Bellini. On reconnaît ici l'intervention des deux frères: la participation de Gentile se retrouve dans le groupe des trois femmes situées à gauche dans la Naissance de la Vierge, tandis que les quatre servantes aux contours nets et à l'attitude délicate reflètent l'intervention de Giovanni. Le détail extraordinaire des deux carafes opalescentes présentées sur le plateau de l'une des servantes révèle par ailleurs l'intérêt de Giovanni Bellini pour l'art flamand. La netteté des profils et la délicatesse des mouvements et des détails témoignent déjà du talent du jeune peintre.

GENTILE BELLINI (v. 1429-1507)
Vierge à l'Enfant (Madone de Constantinople)

JACOPO BELLINI (v. 1400 - 1470/1471)
Saint Bernardin de Sienne, saint Onuphre, saint Étienne, saint Barthélémy, saint Laurent, saint Sébastien, sainte Catherine d'Alexandrie
vers 1462-1463
tempera et or sur bois
 Museo Piersanti, Matelica

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516) ET ATELIER
Vierge à l'Enfant en trône
tempera sur bois
vers 1510-1515 
Musée Jacquemart-André, Paris

GENTILE BELLINI (v. 1429-1507)
Annonciation
vers 1464-1465
tempera et or sur bois Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid
Vêtu de blanc, ses petites ailes encore déployées, l'archange Gabriel vient d'atterrir sur le sol pavé d'une ville italienne de la Renaissance. Il baisse la tête et lève la main droite pour saluer Marie. Celle-ci se tient dans sa maison, en prière devant les Saintes Écritures. Le cadre de la scène, un édifice de marbre à l'antique, avec des colonnes cannelées aux chapiteaux de bronze dorés, fait écho aux compositions architecturales des fresques qu'Andrea Mantegna a réalisées à Padoue. Si les œuvres de Jacopo sont marquées par un souci de géométrie et de profondeur, la monumentalité de l'architecture fortement découpée de cette Annonciation démontre que Gentile s'éloigne peu à peu du style délicat de son père.

D'APRÈS DONATO DI NICCOLO DI BETTO BARDI, DIT DONATELLO
 (v. 1386-1466)
Vierge à l'Enfant, dite Madone de Vérone
vers 1450-1460 papier mâché polychromé
Collection Grimaldi Fava

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Vierge à l'Enfant
vers 1475 huile sur bois Museo di Castelvecchio, Vérone

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Sainte Justine Borromée
vers 1475
détrempe sur bois Museo Bagatti Valsecchi, Milan
Ce panneau, l'un des chefs-d'œuvre de Giovanni Bellini, illustre la capacité du peintre à s'inspirer de plusieurs sources visuelles, tout en parvenant à créer une synthèse d'une indéniable originalité. Le principal modèle sur lequel il s'appuie ici est une Sainte Justine peinte vingt ans plus tôt par Mantegna. Giovanni emprunte notamment à son beau-frère sa vision monumentale, la manière de représenter les drapés, le motif du couteau perçant la poitrine de la sainte et le geste de sa main qui tient la palme du martyre. Giovanni, cependant, n'imite pas servilement son modèle: il substitue au fond d'or un ciel oscillant entre le bleu et le jaune, qui éclaire la sainte d'une lueur chaude, démonstration magistrale de sa maîtrise du rapport entre la lumière et la couleur. L'apparence de sa Sainte Justine est par ailleurs plus gracieuse que dramatique. Les lignes onduleuses du drapé, la courbe de la palme et le floconnement des nuages en arrière-plan créent un léger effet de mouvement qui semble lui donner vie.

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Vierge à l'Enfant
vers 1457-1458
tempera sur bois
 Collection particulière

ANDREA MANTEGNA (1431-1506)
Vierge à l'Enfant entre saint Jérôme et saint Louis de Toulouse
vers 1455
tempera sur bois
Musée Jacquemart-André, Paris
L'attribution de ce tableau à Andrea Mantegna a longtemps été débattue : il a parfois été vu comme un hommage à Mantegna par Gentile, ou par Giovanni Bellini, voire par un autre peintre de leur entourage. La perspective créée par l'artifice du parapet, le coloris saturé, l'attitude impassible des figures et la finesse d'exécution des détails sont pourtant caractéristiques de la période padouane de Mantegna. Cette Vierge est peinte lorsque la relation entre Andrea et Giovanni atteint son paroxysme, et témoigne du dialogue artistique fécond entre les deux peintres. Le sentimentalisme et la lumière diffuse dont cette œuvre est empreinte montrent l'influence de la veine tendre de Giovanni sur son beau-frère. L'échange d'idées est réciproque : les Madones de Mantegna constituent à leur tour des modèles que Giovanni ne cessera de réinterpréter.

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516) Vierge à l'Enfant
vers 1475-1480 huile sur bois Gemäldegalerie, Berlin
À partir des années 1470, l'atelier de Giovanni devient à Venise le plus important pourvoyeur de Madones, exploitant un schéma récurrent: Marie, vêtue d'une robe de brocart, semble attristée tandis qu'elle présente son fils au spectateur. Ici, la Vierge est couverte d'un manteau bleu roi qui s'oppose fortement au rouge éclatant de la draperie du fond. Un tel jeu de couleurs contrastées est plutôt rare dans la production de Giovanni Bellini. Le rendu de la lumière est subtilement maîtrisé, et la couleur rouge donne à l'ensemble une tonalité impériale et majestueuse. Cette image insiste autant sur le lien d'intimité entre la Mère et l'Enfant que sur celui du spectateur avec eux; elle répond à l'émergence d'une nouvelle spiritualité, qui encourage chez les chrétiens des pratiques de dévotion dans un cadre privé.

RÉMINISCENCES BYZANTINES
Durant des siècles, Venise a été une colonie de Byzance, puis un partenaire commercial privilégié de l'Empire romain d'Orient. Grâce à sa position stratégique, sa prospérité économique et ses liens avec l'Orient, la Sérénissime est l'une des villes les plus riches et cosmopolites du monde chrétien. Au début du xve siècle, les rapports entre les deux puissances sont pacifiés, mais la situation de Byzance reste précaire et l'armée ottomane constitue une menace militaire de plus en plus précise. Venise n'est pas indifférente à cette situation, mais elle préfère consolider ses possessions terrestres à proximité de la Lagune. En 1453, lorsque Constantinople tombe aux mains des Ottomans, des milliers de réfugiés affluent à Venise, apportant avec eux nombre de manuscrits grecs, d'icônes et de reliques. Les rêves de reconquête sont nombreux mais n'aboutiront jamais.
Si le jeune Giovanni Bellini est surtout intéressé par la peinture la plus moderne qui soit, les archaïsmes de Byzance ne lui sont pourtant pas étrangers. Ses Madones reprennent souvent les gestes codifiés des icônes byzantines, auxquels s'ajoutent parfois des caractères grecs et des fonds d'or. Dans ses retables, le peintre n'hésite jamais à représenter quelque abside décorée de mosaïques, référence explicite à la culture byzantine très présente dans la Sérénissime. Lorsque son frère Gentile est envoyé à Constantinople en 1479, Giovanni reprend les décors que ce dernier n'a pas pu achever au palais des Doges. Outre les influences byzantines, se glisseront dès lors dans les tableaux des frères Bellini les traces d'une culture musulmane non plus repoussée, mais véritablement intégrée à leur création.

ÉCOLE CRÉTOISE
Vierge à l'Enfant (Vierge Glycophilousa)
vers 1500-1520
tempera et or sur bois
Petit Palais - Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris, Paris

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Vierge à l'Enfant
vers 1475
tempera et or sur bois
Palais Fesch - Musée des Beaux-Arts, Ajaccio

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516) Vierge à l'Enfant
vers 1455
tempera, huile et or sur bois 
Collection particulière
Dans cette œuvre de jeunesse qui devait, à l'origine, orner la maison d'un riche patricien ou marchand vénitien, Giovanni Bellini convoque ses différents modèles. Alors que la composition évoque les Madones de son père Jacopo, le parapet et la pomme représentée en trompe-l'œil font plutôt référence à Mantegna, tandis que le fond d'or est issu des exemples byzantins. L'insistance de la ligne de contour évoque quant à elle le style de son frère, Gentile. Enfin, la pose très dynamique de l'Enfant dérive d'un relief antique. Le peintre fait déjà ici usage d'un liant en partie à l'huile, ce qui ne sera le cas de façon systématique qu'à partir des années 1470.

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Vierge à l'Enfant
vers 1485
huile et or sur bois 
Gemäldegalerie, Berlin

ENTRE NORD ET SUD
Au xve siècle, il n'est pas surprenant que les tableaux les plus modernes parviennent dans la Cité lagunaire, alors au centre des circulations commerciales mondiales. C'est notamment le cas de ceux peints en Flandre à l'aide d'une nouvelle technique, celle de la peinture à l'huile, qui permet un mimétisme inedit et un réalisme des détails sans précédent. Bellini a ainsi pu voir des panneaux de Jan van Eyck (1390-1441) et de Hans Memling (1430-1494). Sans rencontrer ces artistes flamands ni connaître leurs procédés, Bellini va néanmoins s'approprier cette technique, qui permet de représenter des paysages à la fois réalistes et poétiques, et d'obtenir des glacis transparents dans les carnations et les drapés.
L'art du Nord est aussi l'un des modèles privilégiés de Bellini, qui s'approprie les sources visuelles flamandes pour les transposer dans une esthétique qui lui est propre. Il se montre particulièrement sensible aux œuvres qui procèdent de la Devotio moderna, un courant qui incite le fidèle à la prière privée et à la méditation personnelle, et qui établit un rapport d'empathie entre le spectateur et les figures du Sacré. Les allégories moralisantes de Memling, comme ses Christ au dolorisme prononcé, s'adressent ainsi directement aux sentiments du fidèle et le conduisent à la méditation. Cette approche ne pouvait qu'alimenter les recherches de Bellini sur la conception d'un lien plus intime entre image et spectateur.

HANS MEMLING (v. 1435/1440-1494)
Triptyque de la Vanité terrestre et de la Redemption céleste
vers 1485
huile sur bois
 Musée des Beaux-Arts, Strasbourg

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Cinq allégories (provenant du «Restello de Vincenzo Catena»)
vers 1490-1495 huile sur bois Gallerie de l'Accademia, Venise
Ces cinq panneaux auraient servi de décor pour un restello, meuble pourvu d'un miroir et destiné à la toilette des Vénitiennes. Giovanni l'aurait réalisé pour la chambre de sa propre épouse, Ginevra. La thématique de ces petits tableaux est remarquable dans son œuvre, dans laquelle on compte peu de sujets savants, et leur symbolique est complexe. On peut y voir, de gauche à droite, la représentation de la Persévérance se moquant de la Paresse, suivie de la Fortune, de la Calomnie et de la Prudence. Le cinquième panneau combine quant à lui plusieurs vertus et s'écarte de la cohérence des quatre autres, si bien qu'il pourrait s'agir d'un ajout d'un élève de Bellini, Andrea Previtali. La Prudence représente un nu féminin, le premier dans l'œuvre de Giovanni, et peut-être même dans l'histoire de la peinture vénitienne. Le peintre s'est inspiré ici de la peinture flamande, et notamment d'un triptyque de Memling présenté dans cette salle. Dans le miroir tenu par la femme nue de Bellini, on aperçoit d'ailleurs le reflet d'un homme, qui pourrait n'être autre que le peintre lui-même.
Un des quatre tableaux précédents

La cinquième allégorie 

ANDREA MANTEGNA (1431-1506)
Jésus-Christ
1493
détrempe à la colle sur toile de lin Museo Civico << II Correggio »>, Correggio

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Christ bénissant
vers 1505-1510 huile sur bois Galerie Hans, Hambourg
La représentation frontale et hiératique du Christ bénissant était très répandue à Venise au xve siècle, influencée à la fois par la tradition des icônes byzantines et par la peinture flamande contemporaine. Le succès de cette iconographie est indissociable du développement de la dévotion privée, courant qui se répand au nord comme au sud des Alpes, et qui incite le fidèle à la prière privée et à la méditation personnelle. Le visage du Christ est ici mis en valeur dans un plan resserré par le contraste entre le fond noir et l'intense lumière dorée venant de la gauche. La douceur qui se dégage de ce visage aux traits gracieux, son air absorbé, le raffinement de la passementerie et la délicatesse de la chevelure sont caractéristiques du style de la maturité de Giovanni Bellini. Celui-ci réussit d'ailleurs ces effets délicats grâce à la technique à l'huile qu'il affectionne particulièrement.

HANS MEMLING (v. 1435/1440-1494)
Christ bénissant
vers 1480-1490
huile sur bois Musei di Strada Nuova - Palazzo Bianco, Gênes
Ce panneau constituait autrefois le volet gauche d'un diptyque et faisait face à une Vierge en prière. L'idée d'associer dans une même image de dévotion le Christ de douleurs et la Vierge éplorée est née au milieu du xve siècle en Flandre. Cette iconographie procède de la Devotio Moderna. Les signes de souffrance du Christ s'adressent aux sentiments du fidèle, appelé à s'identifier au sacrifice du Sauveur, tandis que le cadrage resserré conduit à une réflexion intime. S'il s'approprie l'approche dévotionnelle de ces modèles flamands, Bellini développe une esthétique et un message religieux différents : ses œuvres ont moins une portée compassionnelle privée qu'une valeur universelle.

ANTONELLO DE MESSINE, L'ALTER EGO
En 1475, l'arrivée à Venise d'Antonello de Messine (1430- 1479), peintre sicilien lui aussi très marqué par l'art du Nord, a un impact déterminant sur l'œuvre de Bellini. Contrairement à ce dernier, Antonello a dû beaucoup voyager et s'est forgé une riche culture visuelle personnelle. La rencontre des deux artistes produit un échange réciproque fécond: Antonello reprend à son compte nombre d'idées belliniennes, et Bellini considère le Sicilien non seulement comme un modèle, mais comme un véritable alter ego, qui le conduit à perfectionner son expérimentation de la technique à l'huile. La linéarité des œuvres de Bellini s'estompe alors au profit d'un coloris plus affirmé.
Bellini imite également les portraits d'Antonello de Messine, dans lesquels le regard du modèle est directement tourné vers le spectateur, avant d'opter pour des représentations plus distanciées. Ce jeu d'influences croisées aurait pu conduire les deux peintres à d'autres sommets, mais Antonello quitte Venise en 1476 et meurt trois ans plus tard.

JAN VAN EYCK (1390-1441) ET ATELIER
Crucifixion
vers 1425
huile et or sur bois 
Direzione Regionale Musei Veneto, Galleria Giorgio Franchetti alla Ca' d'Oro, Collezione G. Franchetti, Venise

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Crucifixion
vers 1459
tempera, huile et or sur panneau Fondazione Musei Civici di Venezia - Museo Correr, Venise

GIOVANNI BELLINI (v. 1435 - 1516)
Christ en Croix
vers 1475
huile sur bois 
Galleria Corsini, Florence

ANTONELLO DE MESSINE
 (v. 1430-1479)
Portrait d'un jeune homme
vers 1475-1479 huile sur bois Gemäldegalerie, Berlin
Les portraits d'Antonello de Messine, l'un des plus grands maîtres du genre au xve siècle, sont d'une importance décisive pour l'évolution de l'art vénitien. Ce petit tableau est sans doute le dernier des portraits d'Antonello encore conservés. C'est aussi le seul qui ne montre pas son modèle devant un fond sombre uni, mais devant un paysage miniature dominé par un ciel bleu vespéral. Le morceau de papier discret, comme épinglé accidentellement au parapet au premier plan témoigne avec confiance de la singularité de l'artiste : "Antonello de Messine m'a peint". L'idée d'un portrait en plein air est en effet inédite en Italie. Si le nom du modèle ne nous est pas parvenu (son costume indique qu'il appartient à l'élite vénitienne), le peintre prend soin cependant de bien individualiser ses traits. Le jeune homme croise le regard du spectateur avec insistance, une intimité encore accrue par l'échelle réduite du tableau.

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Portrait d'un jeune homme vêtu à l'antique (Andrea Mantegna ?)
vers 1475
huile sur bois
Pinacoteca del Castello Sforzesco, Milan.

ANTONELLO DE MESSINE
 (v. 1430 - 1479)
Christ mort soutenu par trois anges
vers 1476
huile sur bois Fondazione Musei Civici, Museo Correr, Venise
Ce chef-d'œuvre à l'état lacunaire est le seul tableau d'Antonello de Messine encore conservé à Venise. Natif de Messine, ville sicilienne évoquée dans le paysage à l'arrière-plan, Antonello séjourne dans la cité des Doges en 1475-1476. Il exerce une influence majeure sur l'évolution de la peinture vénitienne, et sur Bellini en particulier. Peintre voyageur, Antonello a étudié des oeuvres flamandes et il contribue à diffuser la technique de la peinture à l'huile en Italie. Sa maîtrise de cette dernière lui permet des effets de transparence et une grande précision dans le rendu des détails. Cette composition audacieuse, avec le choix d'un point de vue en biais, présente des analogies avec des tableaux de même sujet peints par Bellini, comme le Christ mort ici présenté à droite. L'idée du bras gauche à la main inerte soutenu par un ange est ainsi reprise de Giovanni, à qui Antonello emprunte aussi un langage dévotionnel rempli d'émotion.

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Christ mort soutenu par deux anges
vers 1470-1475
détrempe et huile sur bois Gemäldegalerie, Berlin
Dans cette composition, le Christ est vu à mi-corps assis sur le rebord d'un tombeau que l'on devine mais ne voit pas. Il semble endormi, mais il est bien mort car il porte, outre la couronne d'épines, les stigmates de son supplice aux mains et aux côtes. À mi-chemin entre une icône et le récit, cette image est moins la représentation d'un moment particulier des Évangiles qu'un support de méditation sur le sacrifice divin et l'espoir de la rédemption.
Devant une telle oeuvre, sans doute destinée à la dévotion privée, le tidèle ne pouvait qu'éprouver une grande empathie, hésitant - comme le font les anges - entre tristesse résignée et espérance de la résurrection. Les proportions presque grandeur nature du corps du Christ, l'étude anatomique précise et les taches de sang renforcent la dimension réaliste de la  représentation.

PATHOS
Rompant avec les représentations antérieures du Christ de douleur, l'Ecce Homo d'Andrea Mantegna présenté ici adopte un cadrage très resserré destiné à susciter une véritable interaction avec le spectateur. Le goût pour l'art antique, dans lequel les figures émouvantes sont légion, et le modèle des sculptures de dévotion de Donatello ont certainement joué dans le développement de cette iconographie. Dans les œuvres réunies dans cette salle, le pathos de la représentation témoigne ainsi des souffrances du Christ afin de susciter la compassion du fidèle. Comme le montrent ses dessins de Pietà, Bellini est lui aussi à même d'innover dans des œuvres dévotionnelles qui cherchent, dans le contexte de la Devotio moderna, à créer un puissant lien d'empathie entre le fidèle et les figures sacrées.

ATTRIBUÉ À GIOVANNI BELLINI
 (v. 1435-1516)
Pietà
vers 1480
plume et encre brune (deux types d'encre) sur papier crème anciennement collé en plein sur un montage du XVIIIe siècle 
Musée des beaux-arts, Rennes

DONATO DI NICCOLO DI BETTO BARDI, DIT DONATELLO
(v. 1386-1466)
Christ mort (Imago pietatis)
vers 1450-1453
marbre
Église San Gaetano, Padoue

ANDREA MANTEGNA (1431-1506)
Ecce Homo
vers 1500
sur panneau de bois
détrempe à la colle sur toile de lin tendue Musée Jacquemart-André, Paris

LE PAYSAGE ENTRE RÊVE ET RÉALITÉ
L'art de Giovanni Bellini exalte la beauté naturelle des paysages : les arrière- plans de ses Madones ou de ses Crucifixions sont conçus comme autant d'espaces à parcourir mentalement. Cette prédilection se teinte de notations flamandes, tout en se référant aux panoramas majestueux de son beau-frère Mantegna. Avec les années, les paysages de Bellini se font plus topographiques, notamment sous l'influence d'un artiste plus jeune, Cima de Conegliano (1459- 1517), qui renouvelle le thème du paysage par un rendu minutieux des détails et un usage audacieux des couleurs franches. Son art joue à la fois un rôle de suiveur assumé du maître et de source d'inspiration pour celui-ci. Car Bellini fait sien ce nouveau credo: la représentation méticuleuse des arrière-plans ne se limite plus à créer une vue décorative, mais fait partie intégrante de son œuvre. Certains paysages de cette époque représentent ainsi des édifices reconnaissables et constituent de précieuses indications sur les voyages de Bellini, que les témoignages contemporains ne mentionnent pourtant presque jamais hors de Venise (il aurait à ce titre refusé de peindre une vue de Paris, en 1497, ne s'étant jamais rendu dans cette ville).
L'atelier de Giovanni joue un rôle central sur la scène artistique vénitienne où se forme toute une génération d'artistes. Au tournant du xvie siècle, le vieux peintre assiste, dans son propre atelier, à l'éclosion du talent de jeunes artistes qui, en écho au sfumato de Léonard de Vinci, baignent leurs paysages d'une ambiance brumeuse et vibrante: Giorgione (v. 1478-1510) et Titien (v. 1488- 1576) délaissent la netteté du dessin de contour et privilégient la liberté de la touche et la force de la couleur. Le style de Giorgione, prolongé par Titien, constitue le dernier modèle que Bellini, éternel étudiant, s'efforce d'intégrer à son propre langage pictural.


GIOVANNI BATTISTA CIMA, DIT CIMA DA CONEGLIANO (1459-1517)
Vierge à l'Enfant
vers 1500-1502
huile sur bois Petit Palais - Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Paris
Peintre spécialiste d'images dévotionnelles, Cima da Conegliano a produit de nombreuses versions de cette composition intimiste. Directement inspirée d'une Madone de Bellini, cette œuvre représente l'Enfant nu sur les genoux de sa mère, tous deux placés devant un paysage. Alors que Cima privilégie ailleurs les vues topographiques, le paysage à connotation symbolique reprend ici les idées belliniennes. La richesse du paysage, la subtilité des gestes tendres entre la Vierge et l'Enfant ainsi que les superbes accords chromatiques entre les tons froids du paysage et les tons chauds des carnations et des drapés sont typiques de l'art de Cima da Conegliano.

ATELIER DE GIOVANNI BELLINI
 (v. 1435 - 1516)
Vierge en trône tenant l'Enfant Jésus
vers 1505
grisaille à l'huile sur papier contrecollé sur toile Musée des Beaux-Arts, Chambéry

GIOVANNI BELLINI
 (v. 1435-1516) ET ATELIER
Vierge à l'Enfant
vers 1485
huile sur bois
 Collection particulière

Détail du tableau précédent 

GIOVANNI BATTISTA CIMA, DIT CIMA DA CONEGLIANO (1459-1517)
Vierge à l'Enfant avec un donateur
vers 1492-1494
huile sur bois
Gemäldegalerie, Berlin

Détail du tableau précédent 

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Vierge à l'Enfant entourée de saint Jean-Baptiste et d'une sainte (Sainte Conversation Giovanelli)
vers 1500
tempera et huile sur bois Gallerie dell'Accademia, Venise
Parmi les innombrables Madones destinées à la dévotion privée qui sortent de l'atelier de Giovanni, ce tableau se distingue par sa qualité et son inventivité. Cette Sainte Conversation Giovanelli, du nom de la famille vénitienne la possédant antérieurement, témoigne notamment du dialogue fécond entre le peintre et les travaux de Giorgione. Le Christ est entouré par trois figures saintes et son ceil fixe le spectateur avec une rare insistance, l'invitant à entrer dans le tableau. Toute la science de coloriste de Bellini se ressent ici dans le riche traitement des drapés, dans les jeux de clair-obscur et dans les reflets chatoyants, magnifiés par la technique de la peinture à l'huile. Cette œuvre inspirera de nombreux disciples de Bellini, comme Lorenzo Lotto et Andrea Previtali

Détail du tableau précédent 

Détail du tableau précédent 

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Vierge à l'Enfant
vers 1500
huile sur bois
Museo e Galleria Borghese, Rome
Ce type de Vierge à l'Enfant représentée à mi-corps est l'un des succès populaires de l'atelier de Bellini au tournant du siècle, parallèlement à sa production de retables monumentaux pour les églises vénitiennes. L'apparition d'un paysage en arrière-plan marque un changement significatif dans son œuvre. Comme souvent chez lui, la gravité de l'expression des deux figures, présageant le sacrifice à venir, est tempérée par la tendresse silencieuse des gestes de la mère et de son enfant. Le paysage est peuplé de détails symboliques : le chemin que parcourent deux voyageurs se termine à côté de la Vierge, au pied d'un peuplier - symbole funéraire annonçant la Passion du Christ. La relation que Bellini établit entre les protagonistes et l'arrière-plan démontre sa grande habilité en matière de composition.

Détail du tableau précédent 

GIOVANNI BATTISTA CIMA, DIT CIMA DA CONEGLIANO (1459 - 1517)
Vierge à l'Enfant
vers 1493
tempera sur bois
Musée Jacquemart-André, Paris

GIORGIO DA CASTELFRANCO, DIT GIORGIONE (v. 1478-1510)
Vierge à l'Enfant, dite Madone Cook
vers 1500
huile sur bois
Collection particulière, en dépôt à la Gemäldegalerie de Berlin

LE CRÉPUSCULE DES DIEUX
Le prestige de Bellini s'étend désormais bien au-delà des frontières de la Vénétie, si bien que lorsqu'Albrecht Dürer séjourne à Venise en 1506, il déclare que Giovanni, bien que très âgé, y est le meilleur des peintres. Après s'être longtemps inspiré des autres artistes, Bellini est devenu une référence incontournable pour ses contemporains.
Pendant les premières années du xvie siècle, Bellini poursuit ses recherches vers une vision atmosphérique de plus en plus sereine. La Dérision de Noé, l'un de ses derniers tableaux peint vers l'âge de 80 ans, dépeint une scène d'ivresse comme dans sa délicate et gigantesque bacchanale réalisée pour le duc de Ferrare, Alphonse d'Este (Le Festin des Dieux, 1514, National Gallery of Art, Washington). Noé, le Patriarche qui a sauvé l'humanité du Déluge, n'y est pas représenté triomphant sur son Arche, mais dénudé, endormi et raillé par l'un de ses fils. Même l'homme le plus pur est voué au péché, enseigne la Bible; le choix d'un tel thème peut être vu comme une sorte d'ultime confession du peintre, dans cette œuvre que l'historien Roberto Longhi voyait comme inaugurale de la peinture moderne.
Bellini s'éteint en 1516, et c'est Titien qui s'impose désormais comme peintre officiel de Venise. Le maître laisse cependant derrière lui un héritage très important : ce sont ses leçons qui fonderont l'avènement de la peinture vénitienne au xvie siècle, une école qui séduira l'Europe entière pendant des siècles.

GIORGIO DA CASTELFRANCO, DIT GIORGIONE (v. 1478-1510) 
Christ portant la Croix
vers 1508
huile sur toile
Scuola Grande di San Rocco, Venise
Dès le 16ème siècle, on attribuait à cette image des pouvoirs miraculeux : elle devint, de fait, une source inépuisable d'aumônes pour la confrérie de la Scuola Grande di San Rocco qui en était propriétaire. Le thème du Christ portant sa Croix pendant l'ascension au Calvaire est alors répandu à Venise. Giovanni Bellini, notamment, a popularisé les cadrages resserrés sur la figure du Christ traitée presque comme un portrait, en éliminant toute indication de contexte au profit d'un fond noir, de manière à éveiller chez le spectateur le sentiment d'une participation intime à la souffrance du Sauveur, Ici, le peintre développe cette invention bellinienne en ajoutant la figure du bourreau qui noue la corde au cou du Christ, ainsi que deux autres personnages en arrière-plan

VITTORE BELLINIANO (v. 1456-1529)
Christ de pitié
vers 1518-1520
huile sur toile
Scuola Grande di San Rocco, Venise

GIOVANNI BELLINI (1.1435-1516)
Dieu le Père
vers 1505-1510
huile sur bois 
Palazzo Mosca - Musei Civici, Pesaro
Ce tableau devait constituer la partie supérieure d'un retable aujourd'hui démantelé, représentant sans doute le Baptême du Christ. L'Éternel apparaît dans un ciel crépusculaire peint dans de riches contrastes de couleur et de lumière, à la manière des artistes de la jeune génération. Or, Bellini refuse de céder complètement à la modernité et fait appel à la typologie traditionnelle d'un Dieu le Père figuré à mi-corps selon le canon hérité à la fois de la peinture byzantine et de la sculpture gothique, Comme la sculpture présentée en regard dans cette saile, ce tableau montre comment, à l'époque, cette iconographie continue de prévaloir pour la représentation des figures sacrées.

SCULPTEUR VÉNITIEN
Dieu le Père
vers 1500
marbre
Bode-Museum (Skulpturensammlung), Berlin

GIOVANNI BELLINI (v. 1435-1516)
Dérision de Noé
vers 1515
huile sur toile
Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, Besançon
Ce tableau représente une scène de l'Ancien Testament, un choix exceptionnel dans l'œuvre de Giovanni Bellini. L'épisode fait suite au Déluge: Noé, enivré, est découvert nu et endormi par son fils Cham. Celui-ci, reconnaissable à son air moqueur, désigne à ses deux frères la nudité de leur père. Sem et Japhet, outrés, détournent alors le regard et tentent de recouvrir le corps de Noé. Le cercle visuellement créé par les trois frères inclut le spectateur dans la scène, le prenant à témoin. La disposition du corps nu allongé emprunte aux scènes mythologiques de Mantegna, comme aux Vénus de Giorgione et Titien. Sur le plan technique, Bellini se rapproche également de la manière de ses anciens élèves : le vieux maître peint par touches larges et expressives en réajustant fréquemment son dessin, à l'opposé des procédés de sa jeunesse qui privilégiaient la précision du contour et une surface picturale lisse. À la fin de sa vie, Bellini abandonne ainsi la linéarité au profit d'effets colorés qui dissolvent les formes dans une lumière automnale.



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